Que fait (vraiment) votre organisation?

Une des choses les plus difficiles, lorsqu’un nouveau dirigeant prend les rênes d’une organisation, est d’en déterminer une vue d’ensemble de l’activité: qui fait quoi, sur quel projet et comment. Mais c’est aussi la plus importante car c’est sur cette vue que peut reposer son action. C’est en particulier vrai pour les organisations en difficulté, pour lesquelles le discours peut être très différent de la réalité.

Un bon exemple historique de cette situation est celui de Microsoft, décrit par Steven Sinofsky dans son ouvrage Hardcore software. Sinofsky a passé plus de 20 ans chez Microsoft, étant successivement en charge du développement d’Office, puis de Windows, excusez du peu. Lorsqu’il prend la direction de Windows en 2006, le projet est en grande difficulté. Le retard est considérable, les dates de livraison sont régulièrement révisées. Il arrive au moment où l’équipe termine péniblement Windows Vista, qui sera considéré comme un cru médiocre, et il doit préparer la suite.

Sinofsky fait alors une chose très simple: il crée un tableau Excel répertoriant tous les membres de l’équipe. Chose incroyable, cette liste n’existait pas! Or, l’équipe est grande: plus de 3.500 personnes. Il crée ensuite une liste de tâches. Pour chacun, il indique à quoi, exactement, chacun passe son temps. Il ne part pas de ce que les gens disent, mais de ce qu’ils font, preuves à l’appui. Simple en théorie, très compliqué en pratique, cet effort prend plusieurs semaines. Le verdict est sans appel: entre l’image que renvoie l’équipe et ce qu’elle fait vraiment, il y a une énorme différence. En substance, l’équipe et ses managers ne savent littéralement pas ce qu’ils font. Ils vivent dans un monde parallèle. Ils ont créé un double imaginaire. Le projet est en déshérence, mais le sentiment est que « on y est presque ». Sachant enfin ce que son équipe fait vraiment, Sinofsky va pouvoir réallouer les collaborateurs pour qu’ils se concentrent sur les tâches difficiles et stratégiques.

On peut rapprocher l’action de Sinofsky avec celle de Steve Jobs lors de son retour chez Apple en 1996 et que j’évoquais dans un article précédent. La situation est catastrophique et l’entreprise est au bord de la cessation de paiement. La réalité d’Apple est connue de tous, mais elle n’est pas acceptée par l’entreprise, qui vit dans le déni. L’action de Jobs va consister à supprimer ce déni, en ramenant l’entreprise et ses partenaires à la réalité. La réalité de Windows à l’arrivée de Sinofsky n’est pas connue; il s’agit moins de déni que d’ignorance, et c’est à son établissement qu’il va s’attacher avant tout.

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Indicateurs de performance

Dans les organisations, la mesure de la réalité se fait souvent au moyen d’indicateurs de performance, les fameux KPI (Key performance indicators). Leur critique est ancienne et justifiée car ils servent souvent de substitut à une connaissance de la réalité. Ils contribuent à la création du double imaginaire, un monde de chiffres qui est vu comme la réalité au lieu d’en être la traduction.

L’exemple de Sinofsky permet d’en avoir une vision plus nuancée. Il n’y a pas de management sans données objectives. La question n’est pas de savoir s’il faut avoir des indicateurs ou pas. Ils sont nécessaires, mais ils doivent être intelligemment définis. Cela signifie qu’ils doivent être spécifiques à l’organisation, et pas génériques. Ils doivent également être définis en fonction du problème à régler. Sinofsky prend la direction d’une équipe qui développe du logiciel; il doit donc savoir qui code quoi pour quel objectif. Il avoue « J’avais une vue de haut de l’organisation, et je connaissais beaucoup d’individus, mais entre les deux j’avais beaucoup à apprendre. » Un des enseignements de son travail est de montrer qu’il y a beaucoup trop de managers (un tiers de l’équipe) et de niveaux hiérarchiques. De façon classique, un dysfonctionnement initial a été traité en ajoutant des managers; cet ajout a renforcé le dysfonctionnement ce qui a amené à encore ajouter des managers, etc. Au moment où arrive Sinofsky, le nombre de gens qui « font » par rapport au nombre de ceux qui « gèrent » est devenu très défavorable. Un autre enseignement de son étude est de montrer le nombre élevé de centres de coûts (ou unités budgétaires). 300 au total alors qu’Office n’en avait que 30. Un résultat important sachant que d’après lui, une unité budgétaire coûte environ $100.000 à l’entreprise. Peu à peu, il construit une représentation claire de la réalité.

La connaissance de données objectives est essentielle, mais tout ne se ramène pas à des indicateurs quantitatifs. Souvent, les données objectives qui comptent ne sont pas quantifiables, tandis que ce qui est quantifiable ne compte pas forcément. En outre, beaucoup d’indicateurs quantitatifs son différés: Les effets d’une action ne sont souvent visibles dans les chiffres que longtemps après, ce qui rend les causalités difficiles à établir.

L’établissement de données objectives doit être guidé par une attention à la particularité de l’organisation et de la situation, et ne pas être obnubilé par les indicateurs quantitatifs. Il s’agit de mettre en lumière la réalité de l’organisation, et de ce qui compte vraiment dans cette réalité. Pour Sinofsky, la réalité était une mauvaise allocation de ressources. Une fois ce problème réglé, il pouvait passer à un autre problème, et donc redéfinir un nouveau système de mesure.

Exposer la réalité

L’enjeu réside donc dans la capacité à distinguer entre ce qui est dit et ce qui se fait vraiment. Dans les projets en difficulté, la différence peut être assez grande. L’équipe se crée une bulle protectrice. Il s’agit d’identifier où l’organisation met vraiment son énergie, et non où elle affirme mettre son énergie ni où elle croit qu’elle met son énergie.

➕Sur le même sujet on pourra lire mes articles précédentes: ▶️L’entreprise en déclin et son double imaginaire; ▶️L’ordre règne à Varsovie: quand les processus tuent la créativité de l’organisation.

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3 réflexions au sujet de « Que fait (vraiment) votre organisation? »

  1. Dans cette approche salvatrice, il manque un truc: Comment en est-on arrivé là? Les bulles qui se créent ne sont pas là par hasard: Une organisation qui fait chier se traduit toujours par une vitrine attractive et une arrière boutique qui fait au mieux. La multiplication des centres de coûts doit également avoir été un problème résolu (ou pas?) afin de ne pas en devenir un gros: A fliquer les gens à l’heure près, le temps passé à tout compter pèse fatalement très lourd.

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