En incertitude, faut-il garder le cap?

Nombreuses sont les organisations qui cherchent leur voie dans un monde marqué par l’incertitude. Existe-t-il des règles à appliquer pour ne pas se perdre et traverser la période sans trop de dommage? Des principes de management systématiques? on le souhaiterait tous, mais malheureusement ce n’est pas le cas. Ainsi, l’idée qu’il faille garder le cap, toute évidente qu’elle semble, est trompeuse.

Cette grande entreprise française a fait intervenir un amiral pour parler d’incertitude. Le thème de son intervention: “En incertitude, il faut garder le cap.” C’est très séduisant et ça paraît fort logique. Quand ça tangue, quand le doute s’installe, il faut serrer les voiles et ne pas dévier de la trajectoire même si on se prend des vagues. Sauf que garder le cap, c’est une métaphore de marin. Elle fonctionne bien pour la mer, où la tempête peut semer le doute, dérouter le bateau et contrarier les plans, mais où l’objectif ne change pas: si vous avez 3.000 containers à livrer à Los Angeles, il faut rallier le port, même si la route pour ce faire doit changer. Il est hors de question de les livrer à Anvers à cause de la météo. On conçoit que changer de destination au beau milieu du trajet n’est pas une bonne idée. Plus fondamentalement, la géographie ne change pas: il y a toujours un océan à traverser et un port à rejoindre. Les deux sont connus. C’est la façon dont le premier va être traversé pour rejoindre le second qui va varier selon les circonstances.

Un mode de pensée causal

Cette idée de cap à garder reflète un modèle de décision dit “causal”. Dans ce modèle, la décision consiste à définir un but ambitieux (le cap), puis à déterminer ensuite les moyens nécessaires pour l’atteindre (le navire, la route). Par exemple, si je veux faire des frites, j’ai besoin de pommes de terre. Si je veux lancer un nouveau produit, je dois le concevoir, puis le fabriquer et enfin le distribuer. Ce mode fonctionne lorsque le cap est aisé à définir et ne change pas selon les circonstances.

Le propre de l’incertitude, cependant, est que le futur n’existe pas encore, et est imprévisible. Il ne consiste pas en une route connue et cartographiée, Au contraire, la route est à créer et l’objectif est très difficile à déterminer; en outre, il peut devoir changer radicalement selon les circonstances. Qui aurait ainsi songé à garder le cap en mars 2020, lorsque le confinement a été soudainement décidé? Au contraire, tous les caps ont été redéfinis. Ils l’ont été à partir d’une situation totalement inattendue. Imagine-t-on une organisation décidant de “garder le cap”, conservant tous ses plans en espérant triompher de l’adversité par sa seule volonté? Cela aurait tenu bien plus de l’aveuglement que de la détermination.

Naufrage en vue (Source: Wikipedia)

L’impératif de “garder le cap” traduit également un jugement moral. Garder le cap, c’est faire preuve de détermination, tandis que ne pas le garder, c’est faire preuve de faiblesse. Sauf que changer de cap quand le premier n’est plus atteignable, ce n’est pas faire preuve de faiblesse. Au contraire, c’est une preuve de pragmatisme. C’est celui du gouvernement français qui en avril 2020 reconnaît toute honte bue qu’il est incapable de gérer les masques et laisse la grande distribution le faire, avec le succès que l’on sait (10 jours après, tout le monde a des masques). Même Lénine, pourtant idéologue féroce, a assoupli sa politique économique en lançant la NEP après les résultats catastrophiques de la première collectivisation. Pour rester dans la marine, peut-être que John Smith, capitaine du Titanic, aurait dû modifier son cap quand on l’a informé de la présence d’icebergs sur son passage… Changer de cap, c’est très difficile. Il faut en faire le deuil et en déterminer un nouveau, parfois sous la pression des événements défavorables; il faut convaincre les troupes et les parties prenantes impliquées de changer. C’est précisément un acte de leadership que d’être capable de le faire: reconnaître l’impasse, l’accepter, déterminer un cap nouveau et s’organiser pour l’atteindre. C’est d’autant plus difficile lorsque le nouveau cap est loin d’être idéal, lorsqu’il faut remplacer un objectif ambitieux par un objectif qui l’est beaucoup moins parce qu’on n’a pas le choix. Les idéalistes, installés dans les tribunes, ne manquent pas de crier à la trahison et les moralistes au manque de détermination. C’est la malédiction des pragmatistes.

Garder le cap est d’autant plus séduisant qu’il existe des contre-exemples réussis. Des situations où le cap a été gardé malgré des passages très difficiles. C’est George Washington qui va de défaite en défaite face aux anglais avant de triompher dans la dernière ligne droite. C’est le projet Nespresso qui met 21 ans avant de réussir. 21 ans durant lesquels les problèmes se sont succédés. Les études de marché étaient négatives et les deux premiers lancements ont été des échecs cuisants. Ce n’est qu’au troisième essai que le produit a décollé. 21 ans durant lesquels, effectivement, l’équipe a gardé le cap.

On peut tirer deux conclusions de ces exemples: la première, c’est qu’il n’y a pas de règle ni de principe absolu. On ne peut dire ni “Toujours garder le cap quoi qu’il arrive”, ni “Changer de cap dès que ça devient difficile”. Chaque situation est spécifique. La stratégie est le domaine de l’idiotès des Grecs, c’est-à-dire de la situation particulière qui ne rentre dans aucune norme, dans aucune case et qui se montre rétive aux généralisations. L’idiotès est le cauchemar des auteurs de manuels, des vendeurs de recettes et des idéologues. C’est d’ailleurs vrai aussi dans le domaine militaire. De Gaulle écrivait ainsi: “Apprécier les circonstances dans chaque cas particulier, tel est donc le rôle essentiel du chef (…)”. Notre amiral devrait se méfier.

La seconde conclusion est qu’il faut être prudent lorsque l’on transpose une notion d’un champ à l’autre et se méfier des métaphores. Piloter un bateau, ce n’est pas diriger une entreprise. Cela vaut également pour les métaphores guerrières appliquées au monde économique, prononcées souvent comme des évidences, comme “guerre économique”. En économie, les deux parties peuvent être gagnantes, pour ne prendre qu’une des différences entre la guerre et l’économie.

La dimension créative

La grande leçon de l’entrepreneuriat au travers des travaux de l’effectuation est que les entrepreneurs tirent parti de l’incertitude pour créer de nouveaux produits, de nouvelles organisations et de nouveaux marchés qu’ils n’avaient pas anticipés initialement. Alors que le mode causal part d’un objectif pour déterminer les moyens de l’atteindre, ils mobilisent un mode effectual dans lequel les objectifs émergent des moyens disponibles. Autrement dit, le “cap” émerge progressivement de leurs actions. Après la citation ci-dessus, De Gaulle ajoutait d’ailleurs: “C’est sur les contingences qu’il faut construire l’action”. Plutôt que rester accroché à un cap que l’on maintient obstinément alors que les circonstances l’ont rendu obsolète ou inatteignable, l’action en incertitude consiste donc à tirer parti des circonstances changeantes pour agir de façon créative. En incertitude, il ne faut donc pas tant garder le cap qu’en faire émerger un original.

➕Pour aller plus loin on pourra lire mes articles précédents: ▶️Face à l’incertitude, que peut-on contrôler? ▶️Les entrepreneurs sont-ils des explorateurs?

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12 réflexions au sujet de « En incertitude, faut-il garder le cap? »

  1. Merci Philippe pour cet article, qui comme souvent est une occasion intéressante de réflexion sur un sujet bien choisi. Ne faudrait-il pas définir d’abord ce qu’on entend par “garder le cap” ? Vous l’envisagez sous l’angle des objectifs (rallier un port…), voire des moyens pour y parvenir (assurer soi-même la distribution des masques anti-Covid) ce qui justifie pleinement le constat que vous posez : dans ce cadre, “garder le cap” peut relever de l’aveuglement, face à un avenir très incertain. Si l’on considère que “garder le cap”, cela peut s’entendre comme “rester fidèle à ces fondamentaux” (à quoi je sers ? pour quoi j’agis). Et alors, en se plaçant donc au niveau du sens, la réponse est différente : “garder le cap”, c’est rester fidèle à soi-même, que ce soit d’assurer la livraison de marchandises si l’on est un bateau marchand, ou prendre son de sa population si l’on est un état. Les exemples que vous citez peuvent dès lors se lire différemment.

    1. Bonjour,
      Intéressant.
      Ce que vous abordez rejoint la proposition de Weber concernant la pensée classique du choix rationnel. On peut considérer soit la perspective téléologique du choix de maintenir ou non le cap (cela s’inscrit dans la logique du concept d’utilité espérée, d’objectif à atteindre, ou d’opportunité – op portus, le vent qui porte vers la bonne destination, le port), et/ou on peut préférer une perspective axiologique considérant que ce sont des valeurs, ou les moyens employés qui priment sur les fins. On est alors plutôt dans le registre des normes morales ou sociales, comme celle qui dicte au capitaine d’être le dernier à quitter le navire, et de rester à la barre coûte que coûte.

      1. “Ne pas avoir de cap au sens d’objectif final ne signifie pas qu’on avance au hasard.”
        Effectivement (“Souvenons-nous de Christophe Colomb”, nous rappelait Michel Serres), on différenciera le logique de cause et de finalité, de celle des moyens et des raisons (des “bonnes raisons” nous dit Boudon) que nous avons d’avancer. Aussi, ce que vous évoquez aborde la distinction de Knight entre la prise de risque calculée et celle de l’entrepreneur qui s’engage face à l’incertitude, dans une perspective de provoquer l’opportunité de changer la donne. Il voulait justifier le rôle que joue la notion de profit dans une logique de marché, mais au fonds n’a-t-il pas établi un premier jalon pour introduire une perspective alternative à la théorie du choix rationnel (une dimension processuelle) ce qui aboutira avec la pensée de Sarasvathy à l’approche de l’effectuation ? Merci.

  2. J adore. mais un peu “brassé carré” ce propos, non? J aime bien l idée de tirer des bords en faire avec les moyens du bord et de savoir brasser les voiles, prendre le large si nécessaire, jeter l ancre pour souffler, épouser les vagues pour essuyer les grains, prendre le vent quand on l a en poupe. Sportif. Question de définition du cap : est ce toujours aller d un point A à un point B? Pas sur.

  3. Plutôt d’accord sur le fond mais à la lecture malgré tous les exemples et les citations, mon cerveau est resté bloqué sur la méthode de Descartes : perdu en forêt le plus cartésien est de tenir son cap tant qu’on n’a pas la preuve que ce n’est pas le bon.

    1. Ah bon? Je n’ai jamais compris la logique de son argument. Mais de toutes façons, vous utilisez une analogie non pertinente: la forêt pré-existe votre visite, et ne change pas pendant celle-ci. Pour les organisations c’est différent: le propre de l’incertitude est que le monde se crée au fur et à mesure. La forêt, pour reprendre votre analogie, pousse au fur et à mesure de votre déplacement.

  4. Cher Philippe,
    Merci pour ce nouveau point de vue.
    Je suis un lecteur fidèle de vos papiers, qui sont toujours inspirant et suscite beaucoup de remise en perspectives.
    Sans intervenir ici sur le fonds d’une proposition forte intéressante, j’aurais aimé avoir un éclairage sur un passage particulier.
    Vous dites : ” La stratégie est le domaine de l’idiotès des Grecs, c’est-à-dire de la situation particulière qui ne rentre dans aucune norme, dans aucune case et qui se montre rétive aux généralisations. L’idiotès est le cauchemar des auteurs de manuels, des vendeurs de recettes et des idéologues. C’est d’ailleurs vrai aussi dans le domaine militaire.”
    A quoi faites vous référence ?
    L’idiotès reste un terme employé dans l’antiquité grecque à l’endroit d’individus qui ne disposeraient pas de l’éducation suffisante pour assumer des responsabilités, ou dans la cas militaire du simple soldat. Je n’arrive pas trouver de source qui reprenne la notion dans le cadre stratégique. Est-ce un détours par la notion de cas particulier traité dans la casuistique ?
    Je suis très intéressé par la dialectique audace et stratégie, et je le suis intéressé aux notions de mètis ou encore du Kairos. Mais celle d’idiotès m’avait échappé.
    Accepteriez vous de m’orienter sur ce point ?
    Merci beaucoup.
    Vincent Coppola

      1. Merci beaucoup Cher Philippe,
        C’est fort intéressant, je ne connaissais pas les travaux de Clément Rosset jusqu’ici.
        Je vais m’y plonger. La réflexion que vous proposez à partir des idées qu’il développe est par ailleurs très stimulante. En première approche, l’article que vous lui avez consacré me fait penser à la théorie du divertissement de Pascal. C’est juste une connexion spontanée. Je vais bien sûr creuser plus avant. Merci encore.

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