On perçoit souvent la recherche scientifique comme la pure poursuite de la vérité sans entrave ni idée préconçue, et comme un progrès continu de l’obscurité vers la lumière. Dans son fameux ouvrage Les somnambules, Arthur Koestler avait pourtant bien montré qu’il n’en était rien et que les scientifiques, tout éclairés qu’ils fussent, avaient tout autant de mal que les autres mortels à se débarrasser de leurs modèles mentaux. Un bon exemple de ce phénomène est fourni par l’absence de progrès dans le traitement de la maladie d’Alzheimer, et des démences séniles en général, depuis de nombreuses années malgré des investissements colossaux.
“L’inertie de l’esprit humain, sa résistance aux nouveautés ne s’affirment pas, comme on pourrait le croire, dans les masses ignorantes – aisément persuadées dès que l’on frappe leur imagination – mais chez les professionnels qui vivent de la tradition et du monopole de l’enseignement”
— Arthur Koestler, Les Somnambules
C’est la grande maladie du siècle, hors Covid-19. 55 millions de personnes vivent avec une démence sénile dans le monde, un chiffre qui s’accroît de dix millions par an en raison du vieillissement de la population. La plus fréquente est la maladie d’Alzheimer, du nom du psychiatre allemand qui l’a le premier identifiée en 1906. En autopsiant Auguste Deter (photo), une patiente récemment décédée qui avait souffert de perte importante de mémoire, Alzheimer observe des plaques denses dans son cerveau. Elles seront plus tard identifiées comme étant constituées d’une protéine appelée beta-amyloïde. Pourtant, depuis 1906, quasiment aucun progrès n’a été accompli dans le traitement de la maladie, qui signifie toujours une condamnation à mort lorsqu’elle est diagnostiquée. L’une des raisons est que ces plaques ont été d’entrée de jeu vues comme la cause de la maladie, et l’enjeu est devenu de les éliminer. Depuis, la communauté scientifique s’est enfermée dans cette explication. C’est étonnant car certaines personnes atteintes de la maladie n’ont pas de plaques discernables tandis que certaines ont des plaques sans avoir de symptômes. Malgré cela, le modèle s’est durablement installé.
Un deuxième enfermement a suivi logiquement: une fois la cause identifiée, les médecins se sont focalisés sur la recherche d’une solution pour les supprimer. Des milliards ont été investis, mais les rares médicaments proposés sont inefficaces. Tout l’effort a porté sur la solution à une question qui n’est plus discutée, plutôt que de reposer la question de la cause.
Un troisième enfermement s’ensuit désormais: avec l’absence de résultats, les milliards investis et le nombre de patients qui augmente sans pouvoir être soignés, la pression publique et donc la pression institutionnelle augmentent. La FDA, l’organisme qui gère les médicaments aux Etats-Unis, finit par autoriser des médicaments non pas parce qu’ils ont des effets démontrés, mais parce qu’ils prétendent réduire la fameuse plaque, dont on n’est pourtant, rappelons-le, pas certain qu’elle soit en cause. C’est ici que le serpent se mord la queue, et que le modèle mental initial dans lequel la communauté scientifique s’est enfermée produit ses effets catastrophiques.
Un consensus étouffant imposé par un groupe politiquement dominant
Le blocage a également une dimension sociologique. La recherche scientifique, comme l’a fameusement montré le sociologue Bruno Latour, est un processus, un métier, une pratique, avec ses institutions et ses enjeux politiques et de carrière. Il y a donc une sociologie du travail scientifique. Lorsque vous trouvez un résultat, il faut le publier. Sans cela, il n’existe tout simplement pas. Il faut qu’il soit publié dans une bonne revue (sinon ça ne sert à rien). Une bonne revue sélectionne les papiers qu’elle reçoit en les faisant valider par des évaluateurs. Qui sont-ils? Eh bien des experts du même domaine. C’est-à-dire des tenant du modèle mental dominant. Ils ont tout à perdre si ce modèle, qui les a rendus experts, et donc puissants, avec direction de laboratoire, budgets et prestige, est remis en question et qu’ils sont remplacés par des challengers. Ecrire un papier remettant en cause le modèle dominant, c’est un peu comme essayer de vendre Noël à une dinde. Et donc le système est bloqué: sans papier, les tenants d’explications alternatives ne peuvent avoir ni budget ni carrière, et doivent soit se soumettre, soit se démettre. C’est ainsi qu’un modèle mental dominant peut persister malgré sa faiblesse. C’est aussi pourquoi il ne suffit pas d’avoir raison pour que votre idée soit acceptée par tous.
Cette situation n’est pas sans rappeler la tragique histoire de Ignace Semmelweis. En 1840 à Vienne, cet obstétricien cherchait à comprendre pourquoi tant de femmes mourraient en couche dans sa clinique. Il finit par trouver que si les médecins, qui pratiquaient les accouchements, se lavaient les mains, le taux de mortalité chutait considérablement. Il ne savait pas pourquoi, car la théorie des microbes ne serait formulée que 40 ans plus tard, mais il savait comment. Et pourtant il n’a jamais réussi à convaincre les médecins de faire un geste aussi simple que se laver les mains. Pourquoi? Parce que leur modèle mental de la maladie était que la cause était interne; elle était due à un déséquilibre des humeurs. Se laver les mains n’avait aucun sens pour eux. Là encore, un mauvais modèle mental explicatif a bloqué un progrès humain pour 40 ans, jusqu’à Lister, Pasteur et Koch. La puissance du corps médical a fait que Semmelweis n’a eu nulle part ailleurs où se tourner et s’est retrouvé seul, isolé de tous. Il est d’ailleurs mort dans un asile psychiatrique. Nulle méchanceté ni indifférence au sort des victimes chez les médecins; ils étaient tout aussi soucieux de trouver l’explication, mais ils étaient enfermés dans un modèle mental incorrect.
On retrouve ici les mêmes mécanismes que dans l’économie où un acteur en place, tenant d’un modèle dominant sur lequel il a bâti son succès, bloque tout progrès. On pense par exemple à la façon dont France Télécom et le corps des ingénieurs télécom a ralenti le développement d’Internet en France, étant hostile à un système décentralisé et ouvert (voir mon article sur le rapport Théry ici). Ce n’est pas un hasard si la lutte contre les monopoles dans l’économie a pris une grande importance dès la fin du XIXe siècle, mais cette lutte doit aussi exister dans le domaine de la recherche. Il faut s’assurer de conserver une pluralité d’hypothèses sur les grandes questions du monde. Étouffer les options alternatives se paie en général au centuple lorsque le modèle dominant est faux. Si elles n’ont pu être créées en parallèle, les conséquences sont catastrophiques, avec une perte considérable de temps, en l’occurrence ici pour le traitement d’Alzheimer, qui n’a pas fait le moindre progrès depuis des dizaines d’années.
Créer un système pluraliste
Comme Koestler et Latour l’ont rappelé, à leur manière, les scientifiques sont des humains, avec leurs croyances et leurs intérêts, et la machine scientifique est une institution avec ses logiques propres. Cela ne signifie pas qu’elle ne puisse pas produire des résultats extraordinaires, comme le prouvent les progrès de la médecine depuis de nombreuses années, mais qu’elle peut elle aussi se retrouver parfois enferrée dans des modèles mentaux qui bloquent son avancée.
Dans mon expérience, il est extrêmement difficile de faire évoluer les modèles mentaux d’un collectif si cela fragilise le pouvoir de ceux qui les tiennent. Ils n’ont pas intérêt à cette évolution. L’approche alternative est donc de créer une pluralité sinon dans l’institution, ce qui est difficile, du moins dans l’environnement pour qu’un chercheur puisse aller poursuivre une théorie disruptive ailleurs.
C’est ce qui s’est passé avec le vaccin anti-Covid Pfizer basé sur l’ARN messager. La chercheuse Katalin Kariko, qui en est à l’origine, était l’une des seules à croire au potentiel de cette technique depuis longtemps. Le modèle mental de la communauté scientifique était “L’ARN messager n’a pas d’avenir”. Et il bloquait tout, au point que les rares qui n’y souscrivaient pas suscitaient l’agacement de leurs collègues. Par son obstination, elle a ainsi fini par se faire virer de son laboratoire. Heureusement, elle a trouvé refuge dans un autre labo grâce à un ami, et elle a fini par aller travailler avec une startup (BioNTech). Le vaccin n’a pu voir le jour que parce qu’il existait une voie de sortie alternative pour elle, ce qui lui a permis de contourner le blocage.
L’enjeu est donc de créer des voies de sorties pour les théories alternatives, seule possibilité pour éviter le monopole des modèles mentaux qui freine l’innovation, c’est-à-dire qui fait perdurer la souffrance humaine. L’entrepreneuriat est l’une de ces portes de sorties, comme l’a montré la réussite de BioNTech, mais un système de recherche publique pluraliste est également crucial. En recherche comme ailleurs, nous devons créer des institutions pluralistes qui ont pour objet de lutter contre le consensus, et de susciter et faire vivre des théories alternatives sur les phénomènes considérés. Il en va du progrès humain.
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🔍La source de cet article : Where Is the Cure for Alzheimer’s? Les somnambules d’Arthur Koestler accessible ici. La vie de laboratoire, de Bruno Latour et Steve Woolgar est accessible ici.
➕Sur le même sujet, lire mon article: ▶️Katalin Kariko sauveuse de l’humanité: cinq leçons d’innovation pour la France. ▶️Comment la crise de Cuba il y a 60 ans illustre les dangers du consensus en incertitude. Sur Internet, lire ▶️Les trois erreurs de la prédiction – à propos du rapport Théry de 1994. Sur la nécessité de maintenir un système pluraliste, lire mon article sur l’armée française de 1914: ▶️L’incroyable transformation de l’Armée française en 1914.
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