La performance des entreprises est souvent perçue comme n’ayant aucun impact sociétal. Elle semble ne relever que du strict domaine financier et ne concerner que ses actionnaires, et personne d’autre, et à ce titre est moralement suspecte. On est content pour l’entreprise qui a de bons résultats, mais on ne voit pas trop l’intérêt et, à la limite, souvent franchie dans notre pays, on soupçonne même que cette performance se fasse au détriment de la société. Pourtant, la performance des entreprises représente un enjeu sociétal majeur, une observation faite il y a déjà bien longtemps par Peter Drucker, le père de la pensée managériale, et qui reste entièrement d’actualité.
Pendant six cents ans – à partir du milieu du treizième siècle – l’histoire politique de l’Occident a été en grande partie celle d’un effort constant pour démanteler le pluralisme et la décentralisation hérités du Moyen-Âge. Au milieu du XIXe siècle, cette tâche avait été largement accomplie. Il n’y avait alors qu’un seul centre de pouvoir dans la société – l’État. Mais au moment où le pluralisme semblait avoir été aboli, la grande organisation, et notamment la grande entreprise commerciale, est apparue comme un nouveau centre de pouvoir autonome au sein de la société. Cette contestation du pouvoir a suscité de vives résistances, aussi bien intellectuelles que politiques, au nom du vieux credo hérité de Platon selon lequel il ne doit y avoir qu’un seul centre de pouvoir et une seule organisation plutôt qu’un pluralisme d’organisations concurrentes et autonomes sans finalité commune.
L’impact de l’organisation dans la société
La grande organisation a une importance sociétale majeure. Une des caractéristiques de la société moderne est en effet qu’elle affecte tous les aspects de notre vie, tous les jours. Vous achetez votre baguette chez un boulanger, mais tout petit qu’il soit, celui-ci se fournit en farine via une organisation complexe liant agriculteurs, meuniers distributeurs, représentant en France plus de six mille personnes et 1,6 milliards de chiffre d’affaires auxquels on doit ajouter fabricants de fours, de pétrins mais aussi d’emballages. Le véhicule qu’il utilise est lui-même le produit d’une très grande organisation multinationale. Autrement dit, le « petit » commerçant « local » est en fait un nœud visible dans un immense réseau largement invisible, dont les ramifications s’étendent presque toujours dans des pays lointains. C’est un nœud important, mais pas isolé. Le boulanger ne peut exister que grâce à de très grandes organisations distantes, et il dépend de leur performance pour assurer la sienne.
La nécessaire autonomie de l’entreprise
L’entreprise est le produit de l’action d’entrepreneurs innovants qui inventent de nouveaux produits ou de nouveaux services. Elle est l’outil qui permet de les fournir de façon efficace et durable. Les entreprises n’existent donc pas pour elles-mêmes. Elles sont des moyens : chacune existe dans la société pour l’accomplissement d’une tâche sociale : produire des voitures, soigner des malades, etc.
Pour Drucker, la caractéristique qui permet aux entreprises d’accomplir cette tâche sociale est que chacune est autonome et spécialisée, guidée uniquement par sa propre raison d’être, ses propres valeurs et ses propres objectifs. Chacune invente une façon spécifique de répondre au défi qui a motivé sa création. Cette spécificité produit une identité organisationnelle propre et singulière, qui devient la base à partir de laquelle l’entreprise affronte les défis successifs qu’elle rencontre – croissance, crises, incertitude, ruptures, etc.
L’entreprise existe pour satisfaire les besoins au sein de la société
Contrairement à une espèce biologique, une entreprise n’a pas qu’un objectif de survie. Elle doit accomplir ce qui correspond à sa raison d’être, c’est-à-dire une contribution spécifique aux membres de la société. Le test de sa réussite se situe donc toujours en dehors d’elle, en relation avec un tiers. Une entreprise qui ne satisfait pas ses clients ou qui ne peut pas en trouver suffisamment, qui déçoit ses investisseurs ou qui scandalise les citoyens par son comportement, ne pourra réussir. L’entreprise est donc nécessairement liée à la société dans laquelle elle existe et se développe. Elle ne peut être entièrement autonome, comme un monastère dans le désert. Sans contribution sociétale, l’entreprise n’a aucun sens, aucune raison d’être ; elle ne peut exister.
La réussite de l’entreprise réside donc dans la satisfaction des besoins dans lesquels elle se spécialise. Drucker observe cependant qu’historiquement, ces besoins ont été satisfaits parce qu’ils étaient considérés non pas comme des objectifs sociétaux mais comme des opportunités par les entrepreneurs. La recherche d’opportunités, en d’autres termes, est l’éthique de l’organisation entrepreneuriale. Selon Drucker, les entreprises n’agissent donc pas de manière socialement responsable lorsqu’elles se préoccupent de problèmes sociaux en dehors de leur domaine de spécialisation. Elles agissent de manière socialement responsable lorsqu’elles satisfont les besoins identifiés au sein de la société en se concentrant sur leur propre travail spécifique et qu’elles transforment certains besoins de la société – mais pas tous – en leurs propres réalisations pour les satisfaire.
L’importance sociétale de la performance des entreprises
“C’est donc à leurs fruits que vous les reconnaîtrez.” (Matthieu 7:20).
Pour que la société pluraliste puisse fonctionner, il faut que les institutions autonomes qui la composent soient performantes. Pour Drucker, la clé de la performance d’une organisation dans une société pluraliste est la concentration sur une tâche spécifique – par exemple produire des voitures, soigner des malades ou assurer un logement. Pour ce qui est de l’entreprise privée, la performance est typiquement définie en relation avec le coût du capital : si une entreprise emprunte dix millions d’euros à un taux d’intérêt de 3% pour lancer un nouveau produit, elle doit absolument générer un taux de profit minimum de 3% pour créer de la valeur. Si elle emprunte à 3% et qu’elle génère moins de 3% avec cet argent, elle détruit de la valeur et constitue un non-sens économique. C’est sous cette contrainte de performance minimale, condition de sa survie, que l’entreprise définit ses objectifs de performance spécifiques. Elle sera d’autant plus forte qu’elle définira clairement ses objectifs et la façon de les atteindre. Plus un objectif est précis, plus il est facilement mesurable. Une organisation qui définit ses objectifs en termes vagues peut difficilement mesurer sa performance, ce qui est souvent le cas dans le secteur associatif par exemple.
Pour Drucker, et contra Milton Friedman, la performance économique n’est pas la seule responsabilité d’une entreprise, mais c’est la première, et la condition sine qua non de son existence. Par sa performance, l’entreprise peut fournir durablement des produits et des services qui répondent aux besoins des gens. La performance est donc éthique : c’est le service que rend l’entreprise à la société au travers de l’atteinte des objectifs qu’elle s’est librement fixés. C’est donc sur cette atteinte que l’entreprise est jugée et c’est elle qui justifie a posteriori l’autonomie qui lui est accordée. La performance est donc la responsabilité de l’entreprise, et la clé de sa légitimité. Il y a en quelque sorte un “deal” entre la société et l’entreprise, au sens où la première dit à la seconde: “je vous accorde l’autonomie mais il doit y avoir des résultats!” Autrement dit, pour reprendre le vieil adage, à grand pouvoir (autonomie), grande responsabilité (performance).
Le manque de performance est anti-social
À l’inverse, une entreprise non performante est anti-sociale ; elle vit aux dépens de la société au lieu d’y contribuer. Elle fait supporter le coût de cette non-performance à ses actionnaires, qui auraient pu investir ailleurs de façon plus profitable, mais aussi à la société tout entière: elle verse moins de cotisations sociales et paie moins d’impôts. Si elle est amenée à licencier, les indemnités chômages seront prises en charge par Pôle Emploi, c’est à dire par la collectivité. Par ailleurs elle peut pénaliser d’autres entreprises, notamment en mettant en difficulté ses fournisseurs ou ses concurrents en cassant les prix pour survivre. Enfin, elle tire mal parti du travail de ses collaborateurs, et pénalise donc indirectement d’autres entreprises, ou ceux-ci auraient pu être plus efficaces, et donc la société tout entière. Plus généralement, elle gaspille les ressources rares de la société.
La performance économique n’est pas la seule responsabilité d’une entreprise, pas plus que la performance éducative n’est la seule responsabilité d’une école ou les soins de santé la seule responsabilité d’un hôpital. Mais elle est la base sans laquelle elle ne peut assumer aucune autre responsabilité, notamment sociale : sans performance, l’entreprise ne peut être ni un bon employeur, ni un bon citoyen, ni un bon contribuable. Loin de n’être qu’un enjeu strictement économique, en quelque sorte secondaire, la performance de l’entreprise est donc essentielle au fonctionnement de la société pluraliste.
🔍 Pour découvrir la pensée de Peter Drucker, on pourra lire l’ouvrage qui synthétise ses travaux: A functioning society. Sur le même sujet on pourra lire mes articles précédents: Le marché comme une institution vivante: Pourquoi il faut réhabiliter Adam Smith et Intérêt individuel, capitalisme et ordre social : la contribution pionnière de Voltaire.
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3 réflexions au sujet de « La performance des entreprises, un enjeu sociétal »
Mouais… Sous prétexte de conscience de l’imbrication organisationnelle et de la mesure, ça fait un peu version Corée du nord de la performance. La réalité est plus “variabiliste” (“plus ou moins” et non “tout ou rien”, platonicien justement).
Mais c’est vrai que “l’engagement sociétal” des entreprises relève plutôt d’un marketing de l’image que de sa fonctionnalité sociale réelle. On peut effectivement considérer que cet engagement sociétal est parasitaire. C’est aussi parce que l’aspect fonctionnel est toujours limité (ex. besoin en pain satisfait), contrairement au “toujours plus”.
Tout dépend de ce qu’on appelle engagement sociétal. Si on distingue le sociétal de l’économique, alors il y a un risque effectivement de social Washington. Si on reconnaît que les deux sont inextricablement liés, le risque est moindre.
Je parlais évidemment de la pub des entreprises sur l’engagement écolo par exemple. Quoique que cela puisse être plus pertinent pour un pétrolier que pour un boulanger.
Sur l’article, le principe est que la performance est toujours limitée par le besoin. Au delà, c’est aussi contre productif. A vendre plus de pain, soit on absorbe un boulanger voisin, soit les clients mangent trop de pain (pareil pour les pétroliers).
Outre le fait de prendre donc des clients à d’autres boutiques aussi (boucher, chausseur, épicier, etc. – voir votre paragraphe sur “anti-social”). Le budget n’est pas élastique. Même si c’est plus vrai pour les conséquences de la pavillonisation sur l’essence ou le chauffage que pour les boulangers.
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