Site icon Philippe Silberzahn

Du faible au fort: Ce qu’un tampon sur un passeport russe nous enseigne sur la stratégie

La stratégie est le domaine du paradoxe, et l’un de ces paradoxes est que le plus fort n’est pas nécessairement celui qui a les oripeaux de la puissance. C’est ce que nous révèle un détail en apparence insignifiant, un coup de tampon apposé sur les passeports des soldats russes qui refusent de rejoindre le front en Ukraine.

Le tampon est imposant, il fait bien 3×5 cm, et l’encre est rouge pour qu’il soit bien visible. Il est censé être infamant. Il indique “Sujet à la trahison, aux mensonges et à la tromperie. A refusé de participer à l’opération spéciale en Ukraine.” Il est désormais apposé sur le passeport de tout soldat russe qui refuse de rejoindre le front ukrainien. Le tampon sur le passeport est un des symboles par lesquels l’État marque son autorité sur l’individu. Il est normalement un symbole de force, mais il est ici une marque de faiblesse. Il ne serait pas nécessaire si les volontaires accouraient de tout l’empire russe pour rejoindre le combat. De leur côté, les Ukrainiens n’ont pas besoin de tampon, ils ont juste besoin d’armes. Le paradoxe apparent est que celui qui a les attributs de la force est en fait faible tandis que celui qui semble faible a la force de son côté.

La surprise de Xerxès

Cette situation n’est pas nouvelle dans l’histoire. En 480 avant JC, Xerxès, roi des Perses, conduit son armée à travers les Dardanelles sur le territoire grec. Derrière lui se dressent des centaines de milliers d’hommes venus de tout l’empire. Après avoir inspecté son armée, il interroge Demaratus, un Roi Grec qui l’a rejoint après avoir été victime d’une intrigue. Les Grecs vont-ils résister lui demande-t-il? Oui, répond ce dernier. La Grèce est pauvre, et son courage et sa vertu (arete) sont le produit d’une discipline basée sur la pauvreté, la sagesse et des lois strictes. “Par son courage et sa vertu, ajoute-t-il, la Grèce se défend contre la soumission”. Et parce que ces vertus sont apprises dès le plus jeune âge, elles sont d’autant plus profondément incarnées. La réponse ne plait guère à Xerxès. Pour lui, et pour une longue lignée de despotes à sa suite, “libre” signifie désorganisé et faible.

Symbole de force, symbole de faiblesse

Contre la puissance apparemment invincible de Xerxès se dressait pourtant une idée, celle d’une cité d’hommes libres soumis à la loi, et cette idée était déterminante. La loi (nomos) au sens de culture et de coutume, était un modèle mental qui unissait tous les membres de la cité et lui donnait sa force. “Le Pape, combien de divisions?” demandait fameusement Staline. Ce à quoi répondait rhétoriquement André Glucksmann quarante ans plus tard: “Aucune camarade. Mais si le Saint-Père est susceptible de soulever la Pologne, on peut calculer l’équivalent militaire de ses bénédictions apostoliques en cherchant combien de tanks et de policiers en annulent l’effet.” A la fin, la puissante armée Perse, dont la discipline était le produit d’une pression externe, est finalement défaite à Salamine par des Grecs inférieurs en nombre mais qui savent pour quoi ils se battent. Les modèles mentaux grecs – liberté et soumission à la loi – s’avèrent plus forts que les ordres d’un despote pourtant puissamment armé.

L’équation de Napoléon

Napoléon l’observera d’ailleurs plus tard: “À la guerre les trois quarts sont des affaires morales ; la balance des forces réelles n’est que pour un autre quart.” Ce sont les modèles mentaux qui gagnent et qui dérangent les calculs de forces. Cela n’a rien de nouveau et nous continuons pourtant à l’oublier.

Depuis des semaines, les meilleurs experts militaires nous expliquent ainsi que les assiégés de Marioupol n’en n’ont plus que pour quelques heures. Pour l’esprit rationnel et calculateur, qui additionne les choux d’un côté et les carottes de l’autre, cette résistance n’a aucun sens, et surtout aucune chance de l’emporter face au fameux “rouleau compresseur” Russe. Et pourtant les jours passent, et chaque jour qui passe est une victoire pour la résistance des Ukrainiens, qui savent pour quoi ils se battent, et une défaite pour les Russes, qui eux ne le savent pas, et qui sont obligés d’immobiliser quinze mille hommes tant que cette résistance continue. Créer cette asymétrie du faible au fort, c’est l’essence même de l’idée, du modèle mental. Combien de divisions? Beaucoup!

Ainsi, “libre” ne signifie pas forcément désorganisé et faible, mais les hommes libres ne gagnent pas toujours. Après la victoire contre Xerxès, Athènes et Sparte se sont affrontées dans la fameuse guerre du Péloponnèse. Athènes la démocratique finira par perdre. Pourquoi? Parce que la cité qui se vantait de gouverner avec la loi et la raison a fini par céder au populiste Alcibiade qui a excité le peuple en se lançant dans une aventure, l’expédition en Sicile, présentée comme un coup de maître. L’expédition se solde pourtant par un cuisant échec pour Athènes, qui mène à la reprise des hostilités avec Sparte et, en -411, à la fin de la démocratie.

La force du faible

La caractéristique de la stratégie est d’être paradoxale. Celui possède les attributs de la force (armée, équipements) peut s’avérer faible. Celui qui semble faible (infériorité numérique, manque d’équipement) peut s’avérer fort. Car la décision n’est pas uniquement le produit d’un calcul numérique mais une question morale. C’est pour cela que les démocraties, en apparence si faibles car désorganisées et divisées face aux despotes, peuvent prévaloir à la fin, pour peu qu’elles croient en leur modèle et qu’elles le défendent, et qu’elles ne cèdent pas aux sirènes des Alcibiade en leur sein.

➕Sur le même sujet on pourra lire mes articles précédents: 📄Poutine, l’Ukraine et le paradoxe de la stratégie; 📄La guerre en Ukraine et le paradoxe stratégique du modèle occidental.

🎧 Cet article est disponible en format audio podcast: Apple Podcast – Google Podcast – Tumult – Deezer – Spotify – Podinstall

📬 Si vous avez aimé cet article, n’hésitez pas à vous abonner pour être averti des prochains (« Je m’abonne » en haut à droite sur la page d’accueil).

Quitter la version mobile