Le décideur public à l’épreuve de l’incertitude: vers la démocratie technique

L’incertitude généralisée dans laquelle baignent nos sociétés, jointe à leur complexité croissante, minent l’autorité des experts dont le savoir est plus facilement remis en question. C’est particulièrement vrai pour le décideur public, désormais confronté à une contestation systématique de ses décisions, quel que soit le domaine. Comprendre les causes et les enjeux de ce que certains appellent une « démocratie technique », mais aussi les dangers potentiels de celle-ci, devient essentiel.

On a longtemps pensé que le développement des sciences et des techniques réduirait l’incertitude en développant nos connaissances. Cela semblait logique, mais nous savons aujourd’hui qu’il n’est est rien, bien au contraire. Ceci représente un défi particulier pour le décideur public. Il fut un temps, surtout en France, où celui-ci était roi. Incarnation du pouvoir positiviste rêvé par Auguste Comte, exercé par les experts issus de nos plus grandes écoles, l’État s’inscrivait dans la durée et décidait seul le lancement, par exemple, du programme nucléaire ou du TGV.

L’autorité du décideur public minée

Deux évolutions minent l’autorité du décideur public. D’une part, la complexité croissante des décisions. Le développement de la science et de la technologie rend de plus en plus difficile la maîtrise des sujets. Des décisions doivent être prises sur des projets dont les conséquences se feront sentir durant des dizaines d’années ; autant dire que personne ne peut les prévoir. Nombre de propositions de ces sujets sont simplement indécidables. Aucune quantité d’information supplémentaire ne pourra résoudre le problème. Avec ces questions complexes, on touche aux limites de la logique cartésienne de décision qui suppose une information parfaite et une anticipation rationnelle possible ; il faut décider alors qu’on dispose de très peu d’informations sur les conséquences de ses décisions et que l’expertise est donc très largement insuffisante, et rapidement obsolète. En étudiant cette question, les sociologues Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe notent trois difficultés particulières : d’abord, la liste des options n’est pas claire. On en identifie facilement certaines, mais on en ignore d’autres, plus ou moins volontairement. Il faudrait un travail spécifique pour en faire émerger qui pourraient être meilleures. Il s’agit là d’une démarche créative plus proche de l’entrepreneuriat que de l’expertise dans un monde clos, stable et bien identifié. La posture est différente. Ensuite, les conditions dans lesquelles chaque option pourra fonctionner, et notamment les composantes du système qui en permettront le fonctionnement, ne sont pas identifiables. Enfin, les interactions entre ces composantes ne sont pas identifiables non plus.

La seconde évolution qui mine l’autorité du décideur public est le fait que les citoyens, mieux éduqués et mieux informés que les générations précédentes, disposent désormais de leur propre expertise, ou contre-expertise, et ne sont plus prêts à accepter le verdict de l’expert sans contestation. Or le pouvoir de celui-ci reposait sur une asymétrie entre sa connaissance et l’ignorance des autres. Il doit désormais composer avec eux. Un bon exemple est fourni par l’action déterminée des parents d’enfants atteints de myopathie qui ont forcé la recherche à s’intéresser à la maladie, jusque-là négligée, et en sont devenus des acteurs essentiels, ou encore l’émergence de Covid Tracker, une initiative de fourniture de données en temps réel par un individu sans lien avec la santé publique. Les citoyens (et les salariés sur leur lieu de travail) ont aujourd’hui largement accès aux moyens d’information leur permettant de devenir experts. L’expertise peut désormais se trouver partout.

Le bon vieux temps du décideur public au modèle d’Alexandre (Alexandre tranchant le nœud gordien par Jean Simon Berthélemy, Paris, École des beaux-arts – Source: Wikipedia)

Cette évolution peut naturellement conduire à des dérives si l’information est erronée ou volontairement faussée (fake news), comme on a pu le voir avec l’opposition à la vaccination contre la Covid-19. Il semble parfois que l’ignorance des uns est mise sur le même plan que l’expertise des autres. Une difficulté supplémentaire est qu’en situation d’incertitude, la distinction entre le faux et le vrai est souvent difficile à établir. Ainsi, l’hypothèse selon laquelle la Covid proviendrait d’une fuite d’un laboratoire de recherche à Wuhan a longtemps été considérée comme complotiste, alors qu’elle est aujourd’hui tenue pour sérieuse. Cette incertitude permet donc à toute thèse, même la plus fantaisiste, d’être défendue, au nom du « on ne sait jamais ». Le développement des réseaux sociaux lui permet en outre de rapidement trouver une audience et à ses défenseurs de se retrouver.

Les sciences et techniques ne sont donc plus gérables par les institutions politiques dont nous disposons, dans la mesure où celles-ci tirent historiquement leur autorité de l’asymétrie d’expertise. Elles sont donc nécessairement affaiblies. Il faut d’abord accepter que le savoir des experts ne soit pas le seul possible, mais surtout que ces grandes questions ne sont pas résolubles uniquement en calculatoires. Elles ont toujours des dimensions politiques, sociales et éthiques. Ignorer cette évolution des choses, c’est s’exposer à des réactions hostiles qui peuvent être très fortes. C’est ce qui est arrivé au groupe Monsanto qui a pensé l’introduction de ses produits OGM en termes purement techniques et a complètement échoué à anticiper la forte opposition, justifiée ou pas, suscitée par ses produits.

La remise en question du modèle d’Alexandre

On assiste donc à la contestation de ce que Callon, Lascoumes et Barthe appellent le « modèle d’Alexandre » de prise de décision, celui où l’expert tire son épée et tranche le nœud gordien du problème complexe sur la base de connaissances qu’il est le seul à posséder. À la mâle assurance guerrière doit désormais succéder non pas l’inaction, mais l’action mesurée, la seule qui soit possible dans les situations d’extrême incertitude. Surtout, cette action ne peut plus se faire sans les parties prenantes à la décision. En effet, si la décision face à l’incertitude ne peut plus se prendre sur des critères objectifs de connaissance et de calcul prédictifs, parce les questions sont non réductibles à un calcul, elle ne peut se prendre que de manière subjective, c’est-à-dire en se mettant d’accord avec les autres, sur la base de valeurs au moins autant que sur la base de faits. Cela correspond à l’émergence d’une « démocratie technique», qui consiste à impliquer les parties prenantes à la décision : les malades pour les décisions médicales, les riverains et les agriculteurs pour le traitement des déchets nucléaires, etc. Les parties prenantes sont ainsi associées à la décision dans une démarche de co-détermination du futur. Cette évolution n’est pas simple: La décision prendra plus de temps, voire risquera d’être bloquée, et il n’est pas facile d’identifier les parties prenantes à un problème: ainsi, qui doit décider des limitations de circulation dans Paris: les habitants de Paris? Les franciliens, car Paris est aussi la capitale de la région Île de France et beaucoup de franciliens viennent à Paris ou passent pas Paris pour travailler? voire les français, car elle est la capitale du pays? Mais par son processus même, la décision est plus ancrée et mieux acceptée. On sait qu’une décision est d’autant mieux acceptée qu’on a été associé à son élaboration. Elle est donc plus robuste. Pour les experts, c’est une révolution, et comme toutes les révolutions, c’est un cap difficile à franchir. Nul ne vit une diminution de son pouvoir de gaieté de cœur.

Apprendre des entrepreneurs pour décider en incertitude

Ce faisant, la démocratie technique ne doit pas craindre les controverses. Au contraire, celles-ci constituent une réponse appropriée aux incertitudes croissantes engendrées par les technosciences, réponse fondée sur l’organisation d’expérimentations et d’apprentissages collectifs. Si on ne peut pas savoir a priori, il faut faire. On retrouve ainsi, dans l’idée de démocratie technique, deux notions fortes de l’effectuation, la logique d’action des entrepreneurs: l’engagement des parties prenantes dans le projet pour cocréer le futur, et l’action créatrice plutôt que le calcul a priori. Une fois encore, nous pouvons apprendre beaucoup des entrepreneurs pour agir dans l’incertitude, y compris lorsqu’on est un acteur public.◼︎

📖 Cet article est basé sur mon nouvel ouvrage « Bienvenue en incertitude« .

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➕ Pour aller plus loin, voir mes articles précédents sur la prise de décision en incertitude: 📄Homo Speculans: ce que l’économiste Frank Knight nous apprend sur la nature humaine;📄Un monde de ruptures: Le grand soir des modèles mentaux. 📖 L’ouvrage de Michel Callon, Pierre Lascoumes, et Yannick Barthe: Agir dans un monde incertain – Essai sur la démocratie technique.

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