Ce qu’un vieux dessin animé américain nous apprend du manque d’innovation en France

Pourquoi n’y a-t-il pas d’Elon Musk français? La question agite périodiquement le Landerneau politico-journalistique français, et chacun y va de ses explications, mais elle est légitime et importante. Le constat d’un manque d’innovation en France n’est pas nouveau. Alors qu’il a un passé glorieux dans les arts, les sciences et l’industrie, notre pays n’a réussi à créer aucun leader mondial dans les grands domaines d’innovation actuels: biotech, Web, intelligence artificielle, etc. et ceux qu’il a encore sont en danger (Ariane). Un dessin animé américain, dont j’utilise le générique dans mes séminaires, suggère un début de réponse.

L’espoir malgré tout (crédit photo Hanna-Barbera Productions)

Les Jetsons est un dessin animé américain créé en 1962 qui met en scène une famille américaine vivant dans le futur. George et Jane ont deux enfants, Judy et Elroy. George va en voiture volante au travail. Il dépose ses enfants à l’école au passage et sa femme au centre commercial. Il ne travaille que trois heures par jour. Tous les bâtiments sont suspendus dans l’air. La famille a une bonne, Rosie, qui est un robot. Lorsque je passe le générique, je demande aux participants d’identifier les modèles mentaux sous-jacents. Le plus frappant est de voir que les auteurs projettent la famille dans un futur hyper-technologique: voitures et écoles volantes, automatisation supprimant le besoin de travailler, robots assistants, tapis roulants pour éviter de marcher jusqu’à son bureau, etc. En revanche, la structure sociale reste figée dans une version presque caricaturale de son époque, celle d’une famille de la classe moyenne de l’Amérique des années 60: monsieur travaille, madame va faire du shopping, ils ont deux enfants, un garçon habillé en bleu, et une fille habillée en rose. Ils sont blancs et hétérosexuels.

Deux modèles mentaux sur la technologie et le progrès

Ça c’est la partie facile. Là où ça devient intéressant, c’est quand je fais réfléchir les participants sur deux modèles mentaux. Le premier a trait à la technologie. Dans les Jetsons, elle est vue comme libératrice. Grâce à elle, on réalise le vieux rêve d’Icare, se libérer de la prison terrestre pour vivre dans le ciel plus près des dieux; quasiment plus besoin de travailler, on vit dans un éternel mouvement de légèreté où tout est facile. Le modèle mental est prométhéen, celui d’une technologie qui libère l’homme et lui permet enfin de vivre dégagé de contraintes matérielles. Un modèle qu’auraient parfaitement reconnu les philosophes grecs et qui correspond à celui de la révolution industrielle où rien ne semblait impossible.

De façon générale, les participants ne souscrivent pas à ce modèle. Ils le considèrent comme naïf, et mettent en avant les travers de la technologie: pollution, gaspillage, addiction, etc. Au modèle mental de la technologie qui libère, ils opposent un modèle mental de la technologie qui enferme. Ce sont systématiquement les mauvais côtés de l’innovation qu’ils mettent en avant: les robots créent du chômage, la biotech des fruits et légumes Frankenstein, l’intelligence artificielle pose des problèmes éthiques, etc. Même l’évocation du vaccin anti-Covid, formidable réussite, suscite des haussements d’épaules et une réaction blasée.

Le second modèle mental a trait au futur. Je demande aux participants d’imaginer le nouveau scénario des Jetsons si celui-ci était écrit aujourd’hui. Autrement dit, d’imaginer ce que pourrait être la vie d’une famille dans quarante ans. Ils se moquaient bien volontiers des Jetsons, mais placés devant cet exercice, ils rigolent un peu moins. Que ressort-il de cet exercice? Un contraste frappant avec les Jetsons. Les scénarios sont très majoritairement pessimistes. On sacrifie bien-sûr aux clichés du présent (couple homo et famille recomposée) mais on vit dans un paysage brûlé par le réchauffement climatique, pollué, ou en guerre civile des riches contre les pauvres. On ajoute à cela quelques percées technologiques assez convenues (puces sous la peau, voire téléportation), et voilà. Il est extrêmement rare que les scénarios soient optimistes. Mon observation n’a pas vraiment valeur statistique, mais j’ai le sentiment que plus l’audience est jeune, plus les scénarios sont pessimistes. C’est d’ailleurs ce qu’a remarqué un étudiant récemment au cours de l’exercice. S’en est suivi une discussion où j’ai effectivement fait part de mon étonnement, remarquant que ce pessimisme n’existe pas lorsque je fais cet exercice avec des audiences internationales. Oui, la méfiance envers la technologie et le pessimisme quant au futur semblent deux modèles mentaux solidement ancrés chez les Français.

L’importance des modèles mentaux comme blocage ou comme déblocage

Or, ce que croient les Français de la technologie et du futur est important. L’économiste et historienne Deirdre McCloskey montre ainsi de façon convaincante comment les croyances expliquent l’émergence de la révolution industrielle en Europe à partir du XVIIIe siècle, notamment sur ce qui détermine la dignité. Jusqu’à cette époque, la croyance dominante (modèle mental) est celle selon laquelle la place d’un homme dans la société repose sur sa naissance (un fils de paysan sera paysan, un fils de noble sera noble). Sortir de sa condition de naissance, c’est menacer l’ordre établi; or celui-ci est établi divinement. Le changement est donc foncièrement dangereux. L’innovation est un terme connoté péjorativement. Mais à partir du XVIIe siècle émerge progressivement un modèle mental alternatif selon lequel le respect qui est dû à un homme repose sur ce qu’il fait et non plus sur ce qu’il est. La dignité est désormais ouverte à tous; le travail et la réussite sont socialement reconnues quelle que soit son origine sociale. C’est ainsi que quelqu’un comme James Watt, l’un des inventeurs de la machine à vapeur, bien que né dans une famille pauvre, deviendra un personnage éminent de son époque, une statue lui étant même érigée par souscription publique. Un modèle mental peut bloquer le progrès (monde statique où le rang dépend de la naissance, ce qui décourage l’initiative et l’innovation) ou au contraire le permettre (monde dynamique où la place dans la société dépend de ses œuvres, pas de celles de ses aïeux).

Ricanement aristocratique

Et donc si on revient à notre question initiale – pourquoi n’y a-t-il pas d’Elon Musk français? – on peut bien-sûr évoquer le manque de financement, la fiscalité, le normes étouffantes, les blocages administratifs et plein d’autres facteurs très réels, mais je crois que derrière tous ces blocages qui vont en s’accroissant, il y a un modèle mental fondamental français de désintérêt pour le progrès, une sorte de ricanement aristocratique pour les questions d’innovation et de développement économique considérées comme bassement matérielles et moralement suspectes, un ricanement rendu d’autant plus facile qu’on peut maintenant pour le justifier exciper d’un danger environnemental, ce qui est bien pratique. Un exemple entre mille de ce ricanement: en septembre 2016, la fusée d’Elon Musk explose au sol. Plusieurs journalistes français ironisent sur cet échec. L’article de Dominique Nora dans l’Obs cache ainsi à peine sa satisfaction en titrant: « L’explosion du lanceur Falcon 9 de Space X révèle l’incroyable fragilité d’un entrepreneur, qui promet toujours plus qu’il ne peut tenir. La fin d’un mythe? » Aujourd’hui SpaceX est devenu un acteur majeur de l’espace et notre champion européen, Ariane, est largement distancé. Ce n’est pas tant une incompréhension profonde de l’entrepreneuriat qu’un dédain pour les valeurs qu’il porte qui ressort ici.

Si on se méfie de la technologie et qu’on est pessimiste sur l’avenir du monde, pas étonnant que les entrepreneurs comme Elon Musk soient vu comme de doux-dingues, au mieux, et comme des escrocs, au pire. Autrement dit, prisonnière de ses deux modèles mentaux, la cléricature (les faiseurs d’opinion) développe un refus aristocratique d’accorder une dignité aux innovateurs et aux entrepreneurs – mais pour qui se prennent-ils eux qui veulent sortir de leur condition? En clair, pour elle, ils ne sont pas les bienvenus dans notre pays. Et ce refus déteint sur nos concitoyens via l’enseignement et la presse qui sont les principaux vecteurs de modèles mentaux.

Un péril mortel

Ce qui fait une société ce sont ses modèles mentaux, les croyances partagées par ses membres. Mais ces modèles peuvent également être ce qui la bloque. Hier limités à une frange minoritaire réactionnaire ou romantique, la méfiance envers la technologie et le pessimisme deviennent progressivement dominants dans notre pays. Il est devenu socialement valorisant d’être pessimiste et méfiant envers la technologie. Cela constitue un péril mortel, et il est grand temps d’agir pour convaincre nos concitoyens que la technologie est la solution à une grande partie de nos problèmes et que le progrès ne s’oppose aucunement à un respect de la planète, bien au contraire. A tout prendre, je préfère l’optimisme un peu naïf des Jetsons au pessimisme anti-progrès de rigueur dans les cercles aristo-chic de la cléricature.◼︎

🎙 Cet article est disponible en format audio podcast. Voir les différentes plates-formes ici.

Pour aller plus loin sur le sujet, on pourra lire mes articles précédents: ▶︎Un enjeu français: Le pari de Pascal de l’innovation; ▶︎Le pari perdant de la collapsologie ▶︎Rupture mondiale et pessimisme français: La leçon de la révolution du vaccin ARNm.

Voir également deux articles que j’avais écrit sur SpaceX: ▶︎Elon Musk, de retour sur terre? et ▶︎Elon Musk, la révolution technologique ou la possibilité de l’optimisme.

📬 Si vous avez aimé cet article, n’hésitez pas à vous abonner pour être averti des prochains (Bouton «Je m’abonne» en haut à droite sur la page d’accueil).

10 réflexions au sujet de « Ce qu’un vieux dessin animé américain nous apprend du manque d’innovation en France »

  1. Bonjour Philippe,
    Quels sont pour toi les espaces de dialogue aujourd’hui en France permettant d’encourager le partage de modèles mentaux plus ouverts ? J’en ai croisé de nombreux, participé modestement, faut-il les multiplier et/ou les mailler ?

  2. Moi j’y vois surtout une culture dans laquelle l’échec est interdit et lourdement sanctionné.
    Pour innover, il faut pouvoir échouer.
    Or très peu d’entrepreneurs français de la première vague du digital ont pu réentreprendre après leur 1er échec.
    Parmi les licornes d’aujourd’hui, il y a très peu voire pas d’entrepreneurs en rebond.
    Tant que l’échec sera condamné et non pas encouragé pour son apprentissage, l’innovation ne pourra émerger librement.
    Nous avons tout pour réussir à libérer l’innovation mais il faut des gestes forts du politique et du législatif.

  3. Merci de cet article particulièrement inspiré et éclairant.
    Puis-je apporter un regard complémentaire lié aux racines de nos cultures modernes, et plus particulièrement à la dychotomie de définition de la notion de responsabilité diamétralement opposée entre les cultures protestantes anglo-saxones et les catholiques latines ; dans la première la responsabilité individuelle – et donc l’initiative personnelle – prime alors que, dans la seconde, on s’en remet voire on se soumet à la communauté. Dans la première, chacun est libre de créer et de s’exprimer si tant est qu’il le fait de manière responsable ; dans la seconde, la communauté va va se sentir responsable de juger de la répsonsabilité prise par l’niitative individuelle.
    On en arrive à une situation de bridage et d’étouffement : comme je peux le constater dans la grande majorité des entreprises que j’accompagne, peu de personnes osent alors faire preuvre d’initative, de même que peu de hierarchies savent la reconnaitre et valoriser.
    De même, notre système éducatif est complice car calqué sur les mêmes patterns : il convient de rester dans les codes et d’exceller à dans l’application des règles, sortir du cadre étant une prise de risque.
    Intéressé de creuser cela avec vous à l’occasion

  4. Bonjour,
    Personnellement, je pense également que le modèle hiérarchique pyramidal, typique en France musèle toute esprit d’initiative. Les nouveautés doivent être validées ou venir de la hiérarchie. Ceci, ajouté aux difficultés de lancer ses propres initiatives innovantes, réduisent fortement l’innovation en France. Le pessimisme ambiant voire à la mode ferme un peu plus la porte à la création d’innovations.

  5. Merci de cet article très intéressant.
    Je pense qu un des problèmes en France est lié surtout au fait qu on ne pardonne pas l échec. Cela bloque forcément de très nombreux projets ( je ne rentre pas dans les problèmes administratifs et de levées de capitaux).
    Bien à vous

  6. Bonjour, à mettre en parallèle avec le “c’était mieux avant” pour 80% de la population. Faudrait les renvoyer dans ce passé idéalisé:D

  7. Le manque de culture historique est aussi un péril mortel, et je plaide coupable. J’ai découvert quelques bribes du Romantisme Allemand, du Volkisch, et le parallèle avec la mentalité rétrograde, la peur du changement, la fascination pour le travail, l’effort, la nature, son idéalisation, pour la pureté, génétique et morale, est effrayant.

    Il faut réécouter, relire; Chapoutot, pour comprendre que le tragique ne nait pas de monstres inhumains, mais d’une culture, de tendances, d’une époque, de consensus partagés, de modèles mentaux, de paradigme qui structurent nos valeurs, nos analyses, et établissent des diagnostics évidents, partagés, et faux.

    Un autre point que j’ai découvert, c’est qu’en France nous avons importé des idées, tant de pays prométhéens comme les USA, mais de leur partie qui culpabilise devant les abus, la Californie, ses ONG, ses Malthusiens, son Sierra Club, que de l’Europe Germanique, ses Volkische, les Grunnen fondés par des fondateurs du mouvement nazi (August Aussleiter), vitalistes, ésotériques(un manifeste citant Ludwig Klages), connectés aux mouvements réactionnaires ésotériques bien connue et si positivement relatée dans nos médias…

    J’ai lu avec intérêt le livre de Robert Zubryn, Merchants of Despair, qui est peut-être un peu trop caricatural, mais qui au moins rappelle des faits, sur le malthusianisme, l’antihumanisme, de ce que nous avons pris pendant des décennies comme une référence morale, une nécessité technique.

    Tout est une question de vision et ma femme me relate avec joie les grandes fêtes malthusiennes que Zubryn dénonce en décrivant la même réalité.

    Prométhée fait peur, au point que d’avoir voulu créer un mouvement prométhéen, on m’a dit que Prométhée, c’est Lucifer (oui il y a des philosophes lucifériens, très cool), et ils étaient à deux doigts de parler d’Ahriman, autre démon si impopulaire dans nos sociétés néovolkisch.

    Franchement il faudrait réétudier le romantisme Allemand, mais pas pour en faire la pub sur sa beauté artistique, mais sur son côté rétrograde, antihumaniste.

    Le vrai sens de l’humanité, c’est dans Interstellar qu’on l’explique.
    Et plus encore que ILS, le Prométhée, dont on découvre l’identité, c’est l’erreur technique du monde en effondrement agraire, monde qui avec nos technologies génétiques, que l’on refuse chez les Volkisch, mais que l’Afrique s’est décidé à admettre depuis la crise du Covid, que nous ne pouvons pas vivre, car nous sommes déjà armés contre.
    Ne jamais oublier que la crise de la patate en Irlande n’est pas un problème de mildiou, mais l’exploitation opportuniste d’une crise par un état colonial pour tenter de faire passer une vision malthusienne et des réformes sociales de force. Génocide qui a été ensuite répliqué en Inde. Zubryn l’explique bien.

    Le vrai débat actuel sur la planète, c’est entre Prométhée et le Volkische/Malthus, entre la Julian Simon et Thomas Malthus, entre la courbe logistique et la courbe d’expérience.

Laisser un commentaire