Raison d’être et stratégie: La création ultime de votre entreprise

Qu’est-ce que la raison d’être d’une entreprise et pourquoi le dirigeant devrait-il s’en préoccuper? Dans la majorité des cas, celle-ci est formalisée dans un but de communication, essentiellement pour répondre à la suspicion dont sont victimes les entreprises, et conçue comme un masque protecteur. C’est un double erreur: d’une part, elle est ainsi déconnectée du cœur identitaire de l’entreprise, et la césure entre qui celle-ci est vraiment et l’image qu’elle projette est accentuée, renforçant le procès en légitimité. D’autre part, et surtout, on rate l’occasion d’en faire un véritable outil stratégique. Or qui nous sommes et pourquoi nous existons sont des questions essentielles pour agir et se projeter dans un monde incertain aussi bien pour les individus que pour les entreprises. La clé de la réponse à ces questions est la capacité créative de l’entreprise.

Dans son étude des civilisations, l’historien Arnold Toynbee observe qu’une civilisation émerge lorsqu’elle réussit à constituer un cœur créatif qui permet une réponse originale aux défis de son environnement. Mais avec le temps, ce cœur dépérit; il laisse peu à peu la place à une logique de contrôle. La performance augmente, mais la créativité diminue; les réponses moins créatives aux défis entraînent plus de contrôle. Ce cercle vicieux s’accentue, jusqu’au déclin final.

On observe la même dynamique au sein des entreprises, qui déclinent en raison de la disparition de leur capacité créative. Qu’est-ce qui cause cette disparition? D’une part les attaques constantes de l’extérieur qui usent le leadership. C’est particulièrement vrai en ce moment où les entreprises sont accusées de tous les maux. D’autre part, des croyances faussement évidentes, comme celle qui voudrait qu’une entreprise en croissance doive abandonner sa culture entrepreneuriale pour être « mieux managée » avec processus, méthodes et objectifs clairs. En substance, il faudrait « faire comme les grands ». Enfin la négligence du cœur créatif qui n’est plus entretenu ni défendu, souvent parce qu’il n’est pas explicite. On ne sait pas bien dire pourquoi on a réussi jusque-là et on se persuade qu’il faut changer. La pression externe du conformisme rencontre peu de résistance en interne, ce qui affaiblit le cœur créatif, laissant encore plus de place à la pression externe. Peu à peu ce cœur s’éteint, de moins en moins défendu.

La préservation du cœur créatif, un enjeu stratégique

La défense de ce cœur créatif est donc un enjeu stratégique pour assurer la pérennité de l’organisation. La stratégie, c’est en effet la capacité à répondre de manière créative aux défis fondamentaux posés à l’organisation.

Qu’est-ce qui constitue ce cœur créatif? Dans son ouvrage Sapiens, l’ethnologue Yuval Harari observe que ce qui fonde un collectif, c’est un ensemble de mythes (modèles mentaux) partagés. Les histoires qu’on se raconte au coin du feu. Au cœur de tout collectif (organisation, société, association, etc.) se trouvent un petit nombre de modèles mentaux (en général deux) qui sont des croyances profondes que ce collectif a développé sur le monde. Ces croyances lui permettent de donner un sens à ce qui arrive, et donc d’agir ensemble pour se préserver et se développer. Ce sont ces croyances qui permettent la réponse créative aux défis. La Ford T naît parce que Henry Ford croit que chacun devrait pouvoir avoir une voiture.

Dans mon travail auprès des dirigeants sur le sujet, j’ai observé que les deux modèles mentaux-cœurs constituent des pôles opposés et en tension, une sorte de ressort créatif. C’est la capacité à maintenir une tension entre deux pôles opposés au sein du collectif et à faire vivre cette tension qui constitue le cœur créatif.

Le ressort définit aussi la singularité de l’organisation. C’est important, car un des préceptes de la stratégie est qu’on ne réussit pas en faisant comme les autres, mais en développant une position singulière. La boucle est donc bouclée: l’entreprise réussit en développant un cœur créatif lui permettant de répondre de façon créative aux défis de son environnement (création, croissance, ruptures, crises, opportunités); ce cœur créatif repose sur un ressort, constitué de deux modèles mentaux profonds en tension; ce ressort définit la singularité de l’organisation, source de son énergie créative et donc base de son avantage concurrentiel. S’il n’est pas entretenu, ce tore s’affaiblit, la tension devient destructrice, et la capacité créative disparaît.

Walt Disney, ultimate crea-tore (Source: Wikipedia)

La singularité, clé de l’universel

De façon contre-intuitive, c’est la singularité même de l’organisation qui lui permet de se connecter à l’universel. Celle de Disney lui permet de toucher le monde entier parce qu’elle touche ce qui nous unit, au contraire d’autres studios de films qui font sans doute de bons produits mais ne vont guère au-delà. C’est ici, dans la connexion entre le singulier de l’organisation et l’universel du monde, que se définit la raison d’être. Celle-ci est le cadeau singulier qu’offre l’organisation au monde. C’est cette chaîne de supermarché qui est obsédée par les centimes gagnés, car cela permet à des familles modestes d’acheter des produits de qualité et de vivre dignement. C’est cette entreprise de jeux vidéo qui offre des espaces de liberté à ses joueurs pour exprimer leur personnalité, se découvrir des talents ignorés, et se construire en jouant avec leurs limites. Développer la singularité de son organisation représente donc non seulement un enjeu stratégique, c’est aussi sa meilleure contribution sociétale. La raison d’être est donc la raison pour laquelle le cœur créatif doit être préservé et défendu, pourquoi il vaut la peine de l’être, et pourquoi il doit être affirmé face à la logique de contrôle du monde normatif qui procède d’une philosophie à l’exact opposé, celle d’une banalisation mortifère.

L’organisation singulière, définie par son ressort intérieur, c’est donc la création ultime. Ainsi, la plus grande création de Walt Disney n’est pas Disneyland ou Mickey, mais le département de création de la Walt Disney Company, qui, un siècle après sa fondation et de multiples révolutions de tous ordres, continue à ce jour à trouver des moyens ingénieux de rendre les gens heureux.

Le rôle du dirigeant

La clé avec la raison d’être, c’est que celle-ci ne se décrète pas; elle se découvre. Elle est l’expression du cœur créatif et du ressort qui le constitue. Elle n’est pas quelque chose qu’on va chercher à l’extérieur, comme un supplément d’âme pour se protéger, mais quelque chose qu’on puise de l’intérieur, qui traduit ce que l’organisation est. Les valeurs, quant à elles, constituent un guide comportemental traduit du tore. Elles aussi sont des credo qui ne font que formaliser ce qui est, de façon indépendante des aléas du moment.

Le rôle du dirigeant est donc de protéger et nourrir le cœur créatif de l’organisation. Dans mon expérience cependant, si les dirigeants ont une conscience de la singularité de leur organisation, ils sont rarement capables de mettre des mots dessus. Le ressort leur permet cela. Dès lors, ils peuvent donner un sens aux défis rencontrés par l’organisation dans tous les domaines. L’examen de toute question à la lumière du ressort doit être systématique. Ainsi, ce dirigeant d’une entreprise en très forte croissance était sans arrêt confronté à une demande de « simplification » de la part de ses managers: simplifier nos valeurs, notre mode de fonctionnement, les rôles, les processus, etc. Cela semblait logique, sauf que l’effort n’a rien simplifié du tout et a déstabilisé l’organisation en compromettant son cœur créatif. Un travail à partir du ressort lui a fait prendre conscience que la nature organique de son fonctionnement supposait une ambiguïté et un manque de simplicité qui, en laissant une grande liberté aux acteurs, était l’une des sources de ce cœur créatif. En assumant et en réaffirmant cet aspect identitaire, il a mis fin aux efforts vains de simplification et a plutôt concentré ses efforts sur la création de mécanismes de régulation des conflits inhérents à la complexité affirmée. L’entreprise est ainsi redevenue pleinement elle-même, l’énergie est revenue.

Un aspect clé de cet exercice de singularité et d’affirmation des valeurs qui en résultent est que celles-ci sont nécessairement clivantes. Certaines entreprises valorisent le travail en équipe, d’autres pas. Certaines ont des processus très clairs, d’autres cultivent l’ambiguïté créative, etc. Cela signifie que lorsque le tore est réaffirmé, avec ses valeurs induites, certains collaborateurs ne se reconnaîtront plus dans l’organisation et devront la quitter.

Dans le même ordre d’idée, et pour la même raison, la question « Comment diffuser le ressort dans l’organisation? » que l’on me pose souvent est en fait la mauvaise question. Le tore c’est ce qui est; c’est l’identité profonde de l’organisation. L’enjeu est de découvrir ceux qui l’incarnent, et de les aider à l’affirmer dans leurs actions pour ranimer la flamme.

Une entreprise extraordinaire est construite non pas par un visionnaire inventant des produits ou services brillants, et encore moins par des bons gestionnaires normatifs, mais par des architectes sociaux – ceux qui considèrent leur entreprise et son mode de fonctionnement comme leur création ultime et qui inventent de toutes nouvelles façons d’organiser l’effort et la créativité humaine, affirmant ainsi leur singularité pour se connecter à l’universel.◼︎

Cet article est basé sur les travaux que je mène sur le lien entre la stratégie et la raison d’être des entreprises. Sur le déclin des organisations par la disparition de leur cœur créatif, lire mon article La disparition de la capacité créative comme cause du déclin des organisations.

L’article est également inspiré d’un article publié par Jim Collins, The Most Creative Product Ever, en mai 1997. Vingt ans après, la travaux de Jim Collins (et Jerry Porras pour son premier livre), avec lequel j’ai eu l’honneur de travailler, sont toujours aussi riches sur la question de la pérennité des organisations.

🎙 Cet article est disponible en format podcast. Voir les différentes plates-formes ici.

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3 réflexions au sujet de « Raison d’être et stratégie: La création ultime de votre entreprise »

  1. “ On ne sait pas bien dire pourquoi on a réussi jusque-là et on se persuade qu’il faut changer.”

    Ca se retrouve à différents niveaux dans l’entreprise :
    – le chef d’entreprise autodidacte qui va se mettre à recruter des personnes surdiplômées pour se sécuriser, comme si il considérait qu’avoir réussi était un coup de chance vs sa formation (alors que c’est sa créativité qui l’a fait réussir)
    – l’entreprise qui suite à un incident va se mettre à tout codifier (procédure) et qui de ce fait ne referait plus pareil ce qu’elle a fait 20 ans en arrière et qui pourtant fonctionnait bien (la preuve: le client veut le même équipement). Là aussi il s’agit de sur-sécurité et de mon-adaptabilité de procédures rigides.
    La sécurité tue la créativité

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