Face à l’incertitude et à l’adversité, faut-il être optimiste? La leçon de l’amiral Stockdale

Chacun d’entre nous en fait l’expérience, l’incertitude considérable que nous vivons actuellement avec la crise de la Covid, qui devient désormais une crise sociale et économique, est très anxiogène. Bien que je ne sois pas psychologue, il arrive souvent qu’on me demande « Comment gérer cette incertitude » à la fois sur un plan stratégique, mais aussi beaucoup en ce moment sur un plan managérial: Que dire à mes équipes? Comment les rassurer quand moi-même je ne sais pas où on va? Il n’y a bien-sûr pas de réponse facile, et malheureusement l’incertitude ne se gère pas, mais il y a néanmoins une posture que l’on peut adopter, et elle est inspirée par l’histoire de l’amiral Stockdale.

James Stockdale, anti-optimiste survivant

L’histoire est racontée par Jim Collins dans son ouvrage « Good to great » (2003) paru en France sous le titre (malheureux) « De la performance à l’excellence ». L’amiral James Stockdale fut l’officier américain le plus haut gradé dans le camp de prisonniers américains surnommé ironiquement « Hanoi Hilton » au plus fort de la guerre du Vietnam. Torturé plus de 20 fois pendant ses huit années d’emprisonnement de 1965 à 1973, Stockdale a vécu la guerre sans aucun droit de prisonnier, sans date de libération fixe et sans aucune certitude quant à sa survie pour revoir sa famille. Il a assumé le fardeau du commandement, faisant tout ce qu’il pouvait pour créer les conditions qui permettraient d’augmenter le nombre de prisonniers qui survivraient, tout en menant une guerre interne contre ses geôliers et leurs tentatives d’utiliser les prisonniers à des fins de propagande. Comment a-t-il tenu le coup, lui demande Collins? « Je n’ai jamais perdu confiance dans l’issue de l’histoire », répond-t-il. « Je n’ai jamais douté non seulement que je m’en sortirais, mais aussi que je l’emporterais à la fin et que cette expérience deviendrait l’événement marquant de ma vie, que, rétrospectivement, je n’échangerais pour rien au monde. »

Jusque-là rien d’étonnant. Mais Collins est intrigué, et il demande: « Qui ne s’en est pas sorti parmi les prisonniers? » « Oh, c’est facile », répond Stockdale. « Les optimistes ». « Les optimistes ? » Collins ne comprend pas, vu ce que Stockdale a dit plus tôt. « Les optimistes. Oui, ceux qui se disaient : ‘On sera sortis d’ici Noël.’ Et Noël arrivait, et Noël passait. Puis ils disaient : ‘On sera sortis à Pâques.’ Et Pâques arrivait, et Pâques passait. Et puis Thanksgiving, et puis c’était de nouveau Noël. Et ils finissaient par mourir le cœur brisé. »

James Stockdale: Anti-optimiste (Source Wikipedia)

« C’est une leçon très importante, conclut Stockdale, se tournant vers Collins. Vous ne devez jamais confondre la foi en votre victoire à la fin – que vous ne pouvez jamais vous permettre de perdre – avec la discipline nécessaire pour affronter les faits les plus brutaux de votre réalité actuelle, quels qu’ils soient ».

Accepter la (dure) réalité pour pouvoir agir

La leçon de Stockdale n’offre naturellement pas en elle-même une solution facile à ce qu’il faut faire dans la situation présente, mais elle illustre néanmoins une posture puissante. Face à l’incertitude, c’est dans la réalité présente qu’il faut s’ancrer, et non dans les illusions. Accepter la réalité, si difficile soit-elle, c’est le principe premier. « On ne sortira pas pour Noël », disait Stockdale à ses co-détenus. « Mettez-vous ça dans le crâne. » Comme Stockdale, nous ne savons pas quand cette épidémie se terminera, ni comment elle se terminera. Le fait le plus brutal de notre réalité actuelle est qu’il est désormais très probable qu’elle sera avec nous pour longtemps, et que ses conséquences seront très profondes et très durables. Mettez-vous ça dans le crâne.

Il y a deux avantages à accepter la réalité. D’abord, cela dégage l’esprit pour pouvoir agir, car celui-ci n’est plus encombré par des fantasmes de monde d’après ou de lendemains qui chantent. Ensuite, la réalité constitue la base sur laquelle on va pouvoir agir. Agir à partir de la réalité, avec ce qu’on a sous la main, c’est le second principe. Pour Stockdale, agir c’est d’abord survivre, puis organiser des réseaux de communication et de résistance au sein de la prison. Il le fait avec d’autant plus de détermination qu’il a admis qu’il est là pour longtemps et qu’il ne peut compter sur la clémence de ses geôliers ou sur une aide extérieure. Il fait avec ce qu’il a sous la main, et avec les gens qu’il a sous la main monter son réseau, entre deux séances de tortures. Il ne se fait aucune illusion, mais il avance.

Enfin, accepter la réalité incertaine, c’est se dire qu’on peut essayer de tirer parti de la situation dans laquelle on se trouve. C’est le troisième principe. Ce n’était pas évident pour Stockdale, pour qui survivre était déjà une victoire, mais c’est possible pour nous qui pouvons faire plus que survivre. Si nous ne pouvons pas grand-chose à la situation telle qu’elle est, nous pouvons en revanche contrôler comment nous y répondons.

L’étrange leçon de Stockdale c’est que dans la situation qui est la nôtre, l’avenir n’appartient pas aux optimistes, ni non plus d’ailleurs aux pessimistes qui iront s’enterrer dans une ferme survivaliste. Il appartient à ceux qui acceptent la réalité telle qu’elle est, et ce-faisant peuvent nouer avec elle un lien créatif.  Noël viendra, puis Noël passera, et nous ne serons sans doute pas tirés d’affaire, mais ce n’est ni la première ni la dernière épidémie que la terre aura connue et il ne fait aucun doute que nous prévaudrons à la fin pour peu que nous ne soyons pas prisonniers d’un optimisme naïf. En substance, la posture est la suivante: sachant que nous sommes bien profondément dans le pétrin, que cela constitue désormais notre réalité brutale, qu’allons-nous faire maintenant avec ce que nous avons maintenant?

Post tenebras spero lucem (Job XVII:12)

Et donc bien loin d’essayer de rassurer vos collaborateurs en leur promettant que tout ira bien, ce qui est faux, vous pouvez les traiter en adultes en leur disant clairement que oui, ça va plutôt mal, et probablement pour longtemps, mais que ça n’empêche pas d’agir.

Pour en savoir plus, lire mon article précédent En situation de crise: Les trois lignes de conduite du dirigeant. Sur l’incertitude, lire également Les quatre rappels douloureux du coronavirus sur la prise de décision en incertitude.

L’ouvrage de Jim Collins, De la performance à l’excellence.

15 réflexions au sujet de « Face à l’incertitude et à l’adversité, faut-il être optimiste? La leçon de l’amiral Stockdale »

  1. Merci pour cette réflexion très éclairante et la présentation de l’amiral Stockdale. Il me semble qu’on peut trouver un exemple type d’optimiste dans l’émission « Cauchemard en cuisine » dont vous avez déjà parlé. A partir de 59’27 :
    Pascal : « Je pense toujours que ça va repartir, qu’il va y avoir des éléments qui vont inciter à un rebondissement de notre chiffre d’affaires… »
    Philippe Etchebest : « Tu refuses de voir la réalité. »
    Pascal : « Parce que je crois toujours que ça va reprendre ; on espère. Je suis… Comment dire ? Je suis optimiste dans ma tête. »
    Philippe Etchebest : « Etre optimiste, c’est une chose, il faut l’être. Mais tu n’es pas réaliste ! C’est encore autre chose. »
    Je me demande si finalement l’optimisme n’est pas la face cachée d’une crainte non avouée de l’échec…

  2. En 1930, il y avait en Allemagne des Juifs optimistes et des Juifs pessimistes. Les premiers disait qu’Hitler était un bouffon et qu’il n’arriverait jamais au pouvoir pour leur nuire, ils décidaient de rester sur place et continuer, disons, leur commerce. Les seconds disaient qu’Hitler mettrait ses projets antisémites en actes, et décidaient d’émigrer. Les optimistes ont fini à Auschwitz, les pessimistes, à Hollywood.

  3. c’est d’ailleurs palpable dans la définition de l’acceptation : à la fois donner son assentiment, son adhésion, mais également subir ce qui arrive par résignation. Pour préciser mon commentaire précédent et le rendre plus clair : il faut accepter le réel, tel qu’il est, avec son degré d’incertitude, tout en ne se résignant pas à TOUT accepter. Certains actes, certaines décisions, n’ont pas à être acceptés parce qu’ils sont injustes ou idiots.

    1. Accepter la réalité c’est admettre ce qui est. Ça ne veut pas dire être d’accord avec et ‘est tout le sens de l’article. Accepter ce qui est est un préalable à l’action. Dans ton exemple l’action pourrait être une opposition au confinement ou une réflexion sur comment créer un nouveau business pour en tirer parti. Mais la difficulté à accepter ce qui me frappe toujours que ce soit au niveau individuel ou au niveau des groupes dirigeants.

  4. Merci pour cet article et cette découverte d’un personnage hors du commun. Nous sommes bien obligés de faire avec le réel (avec quoi d’autre pourrions-nous jouer?), mais cela ne veut pas nécessairement dire qu’il faut accepter tous les éléments du réel comme une matière indifférenciée. Il est permis, par exemple, d’accepter comme un état de fait le confinement, tout en étant en désaccord profond avec la décision de confiner. La tension ne vient pas forcément de la « crise » (déjà une rhétorique en soi, ce terme), mais aussi de la perception/appréciation de la gestion de la crise. Je fais partie de ceux qui pensent qu’il n’y aucune justification concrète au confinement, et que le confinement est la principale raison de la crise économique à venir. Cette spirale négative, si l’on doit bien l’accepter (je n’ai pas le pouvoir de changer mes dirigeants d’un coup de baguette magique), car elle est réelle et je dois, comme tous les autres citoyens, m’y soumettre, ne signifie pas que je doive l’accepter (i.e. considérer qu’elle était inévitable ou justifiée).
    Cela pose question sur la posture d’acceptation qui est double je crois : accepter le réel (bien obligé), mais aussi identifier ce qui n’est pas acceptable (au sens politique ou moral). Merci pour cet article stimulant, comme toujours !

  5. Extraordinaire article
    Merci Philippe
    Votre partage et eclairage sur l’effectuation et les modeles mentaux sont tellement precieux au quotidien

  6.  » Je n’ai rien à offrir que du sang, du labeur, des larmes et de la sueur.
    Nous avons devant nous une épreuve de première grandeur. Nous avons devant nous, de très longs mois de lutte et de souffrance. Vous me demandez quelle est notre politique ? Je vous répond : faire la guerre, sur mer, sur terre et dans les airs, avec toute notre puissance et toute la force que Dieu peut nous donner ; faire la guerre contre une tyrannie monstrueuse, qui n’a jamais eu d’égale dans le sombre et lamentable catalogue des crimes humains. Voilà notre politique. Vous me demandez quel est notre but . Je vous répond en deux mots : la victoire, la victoire à tout prix, la victoire malgré toutes les terreurs, la victoire quelque longue et dure que puisse être la route : car, hors la victoire, il n’est point de survie. »
    Extrait du fameux discours du 13 mai 1940 de Winston Churchill qui recevra le prix Nobel de littérature 13 ans plus tard.
    Merci Philippe. Beau texte.

  7. La citation de Job est en fait inexacte… Seule la « Vulgate clémentine » traduit ainsi. Le texte est en réalité – semble-t-il:
    Noctem verterunt in diem; et rursum post tenebras properat lux.
    « Ils prétendent que la nuit c’est le jour, (et ) que la lumière est proche quand les ténèbres sont là. »
    Mais merci pour votre texte, si utile, comme d’habitude.

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