Coronavirus: Ce que révèle la polémique sur les masques

Alors que les masques sont désormais disponibles en grand nombre dans la grande distribution, une polémique fait rage alimentée par des professionnels de santé et des élus qui s’étonnent que les soignants en manquent toujours. Comme souvent, une vive émotion révèle des modèles mentaux profonds reflets de notre identité nationale et de la façon dont nous voyons le monde, et cette polémique est particulièrement instructive en la matière. Serons-nous capable de nous en arracher?

L’histoire est tchèque: Jésus et Saint Pierre voyagent incognito, demandant sans grand succès aux paysans qu’ils rencontrent nourriture et logis. Enfin un couple généreux accepte. Révélant leur identité le lendemain matin, Jésus dit: « Pour remercier votre charité bénie, vous pouvez recevoir ce que vous voulez. » Les deux paysans chuchotent un moment, puis l’homme se tourne vers Jésus, pour dire: « Notre voisin a une chèvre qui fournit du lait pour toute la famille… » Jésus anticipe: « Et donc vous voudriez une chèvre pour vous également? » Non, répond le paysan, nous voudrions que vous tuiez sa chèvre. »

L’histoire est tchèque mais elle pourrait être française. Je ne peux en effet m’empêcher d’y penser en observant la polémique actuelle sur les masques qui sont désormais disponibles en vente dans les grandes surfaces. Cela fait des mois que nous attendons ces masques. Cela fait des mois que les soignants en manquent. Cela fait des mois que la population est laissée sans protection. Finalement, la grande distribution réussit à s’en procurer pour les rendre largement disponibles à tous. Et au lieu de s’en réjouir « Enfin des masques pour protéger toute la population, et pas seulement celle qui a des amis bien placés » que fait-on? On attaque la grande distribution! On la menace de poursuite au pénal. On parle de profiteurs en période de guerre. Bien-sûr, nous ne serions pas humains si nous n’étions pas scandalisés par le fait que les soignants n’ont pas de masques, et si nous n’étions pas pour le moins étonnés qu’il puisse y en avoir dans les supermarchés alors que les hôpitaux en manquent. Mais comment se fait-il qu’un élan d’amour, de respect et de compassion envers les soignants se transforme en haine envers les supermarchés?

Et si le symbole de la France n’était pas le coq mais la chèvre? (Source: Wikipedia)

Comme très souvent, les réactions très vives à une situation traduisent des modèles mentaux sous-jacents, c’est à dire des croyances très fortes sur comment nous voyons le monde. Au-delà de celui qui nous fait choisir la haine plutôt que la joie, on peut en identifier quelques uns:

Premier modèle mental: Au lieu de se demander ce que nous pouvons tirer comme leçons du fait que les supermarchés arrivent à se procurer des masques alors que l’État échoue à le faire depuis deux mois, nous préférons accuser les supermarchés. Nous tirons sur ce qui marche plutôt que d’interroger ce qui ne marche pas. Ne devrions-nous pas au contraire profiter de ce bel exemple pour nous demander pourquoi l’État est incapable d’équiper ses fonctionnaires, soignants et policiers? Pourquoi cet État qui depuis des semaines nous explique que les masques sont inutiles reproche maintenant à la grande distribution d’en avoir?

Second modèle mental: une hostilité sourde aux marchands, très fortement présente en France. Le marchand c’est le profiteur, celui qui se moque de la morale. Pendant de ce modèle, une confiance très forte en l’État, acteur neutre qui agit dans l’intérêt de tous. C’est pour cela que tout le monde a accepté sans discussion depuis le début de l’épidémie que l’État ait le monopole de l’achat et de la distribution des masques interdisant à tout le monde d’en vendre. On a vu le résultat. Aucun masque disponible: les français peuvent crever, les principes sont saufs. Alors parlons morale: Est-il immoral que la grande distribution vende des masques alors que les soignants n’en n’ont pas assez? La question se pose, mais peut-être peut-on reformuler la question ainsi: est-il immoral que la grande distribution vende des masques à la population et réussisse ainsi à la protéger alors que l’État en est incapable depuis des semaines? On peut en douter. Qu’on le veuille ou non, nous devrons à la grande distribution d’être protégés, pas à l’État. C’est de cela qu’il faut tirer les leçons; pas nécessairement en termes de « L’État ce n’est pas bien et le privé c’est bien », car l’hôpital public a très bien géré l’épidémie, mais plutôt « Qu’est-ce qui explique que l’État ait failli à une tâche aussi importante que celle de protéger les fonctionnaires en première ligne mais aussi sa propre population, alors que c’est son devoir premier? » Comment se fait-il que cette question n’intéresse pas les professeurs de morale?

Troisième modèle mental: trouver un coupable. Nous détestons les chèvres de nos voisins et pensons que ce que gagnent les uns est volé à d’autres. Que si la grande distribution a des masques, ceux-ci sont volés aux soignants. On parle de stocks cachés! On veut absolument un coupable à une situation jugée inacceptable, et on va bientôt chercher les koulaks! On s’indigne des prix pratiqués, oubliant que les masques sont acheminés par avion alors qu’en temps normal ils le sont par bateau. Comme le disait pourtant Michel-Edouard Leclerc à ce sujet, ben on s’est organisé pour trouver des masques, puis on les a mis en vente. En bref, Leclerc a fait son métier. Il l’a fait à la manière des marchands: sans tambour, ni trompette, ni point-presse quotidien pour mentir aux français et cacher ses insuffisances. Ses clients ont besoin de masques. Dès que l’État cesse de lui interdire d’en vendre (et lui demande même de le faire), il s’en procure, et le vend à ses clients. C’est un exploit humain, technique, logistique et commercial dans un contexte où le monde entier se bat pour avoir des masques. Et il devrait s’excuser?

Pourquoi ne célèbre-t-on pas cette nouvelle pour ce qu’elle est, c’est à dire une belle réussite qui protégera nos concitoyens? Pourquoi ne sommes-nous pas capables d’être simplement heureux de ce qui est objectivement une bonne nouvelle? Pourquoi ne sommes-nous pas capable de célébrer une réussite française, celle de son industrie et de ses acteurs économiques dont j’observe tous les jours l’incroyable énergie pour continuer à faire tourner la boutique malgré les conditions épouvantables? Pourquoi ne faisons-nous pas des héros de ceux qui ont rendu cela possible, leurs dirigeants et leurs collaborateurs qui ont travaillé comme des forcenés pour arriver à ce résultat, comme nous avons faits des héros de nos soignants durant des semaines, et à juste titre? Pourquoi « ou » et pas « et »?

Alors soyons fiers de nos entrepreneurs, de la grande distribution, de notre industrie et de ceux qui y travaillent, soyons-mêmes – Ô pensée hardie en France- fiers de nos marchands, comme nous sommes fiers de nos soignants. Suggérons à l’État, dont nous sommes il faut bien le dire un peu moins fiers, d’admettre son incapacité à résoudre le problème, de lâcher la bride au secteur médical et de laisser les hôpitaux commander des masques aux supermarché de leur région, et tout sera réglé dans les deux semaines. Nous pourrons alors tous clouer le bec aux professeurs de vertu, aux mouches du coche et aux ectoplasmes, et nous retrouver tous le 14 juillet pour célébrer cette belle réussite de l’intelligence et de la fraternité, à la française car tel est, malgré tout et malgré les chèvres, notre véritable caractère. Chiche?

Sur l’impact de l’épidémie de coronavirus sur nos modèles mentaux et comment ceux-ci sont la clé de ce qui se joue en ce moment, lire mon article: Le coronavirus ou comment les crises bouleversent nos modèles mentaux. Sur les modèles mentaux, constitutifs de notre identité et sur la base desquels nous prenons nos décisions, voir mon ouvrage Stratégie Modèle Mental co-écrit avec Béatrice Rousset.

17 réflexions au sujet de « Coronavirus: Ce que révèle la polémique sur les masques »

  1. Ah non, je voulais juste dire que je ne pense pas que les français ont un problème avec la relation économie et services.

    Qu’en dites-vous ?

  2. A celle qui vise à réduire les déséquilibres budgétaires et la dette.

    Je me trompe si je pense qu’il en découle des politiques de réduction des investissements dans les services publiques ou tout au moins, de glisser l’administration de tel service vers un modèle managériale calqué sur l’entreprise, dans le but de réaliser des économies sur les budgets ?

    J’ai le sentiment que , en tant que français, on a plus cela à l’esprit quand on parle d’économie et de services publiques.
    Sinon, c’est du populisme stérile à la sauce « RN », entre autre parti politique.

  3. Bonjour,

    Je n’ai pas l’impression que mes concitoyens en soient réduits à une opposition économie/santé au sens où vous l’entendez.

    C’est vraiment austérité/santé qui pose problème.
    Economie étant galvaudé.

    Il y a des sujets passionnants à développer sur l’austérité.
    La croyance dans ses cures étant très forte au plus haut niveau des états. Et dans le même temps, la machine administrative n’est pas assez remise en question, au détriment de la qualité des services publiques auprès des populations, comme la santé.

  4. Il y aurait également beaucoup à dire sur cette opposition Santé/Economie dont on nous rebat les oreilles depuis des semaines.
    Comme si les deux s’opposaient irréductiblement ! Comme si l’allongement stupéfiant de l’espérance de vie ou le recul partout dans le monde des famines n’avaient rien à voir avec l’économie. Comme si la recherche médicale faisait abstraction de l’économie.
    Curieux modèle de cloisonner à ce point là ces deux domaines !

    1. Ah ça devait être le sujet de mon article de ce jour, mais les masques se sont imposés comme un sujet plus pertinent, tellement fascinant! Bien évidemment, l’opposition économie/santé est un modèle mental typiquement français.

  5. Ce n’est pas la réussite de la GD qui merite suspiscion mais les obstructions voire les saisies ( et non des réquisitions au profit des soignants ) qui relèvent du sabotage et de la forfaiture.
    On a aussi une fois de plus la démonstration de l’inefficacité de notre réseau d’ambassades – l’un des premiers au monde – et de leur postes d’expansion économique sensés aider nos entreprises .

  6. Je suis un lecteur ancien et assez fidèle de vos posts, dont j’apprécie en général la justesse et l’esprit « penser en dehors de la boite ».
    Pour le coup, ici, je trouve qu’il manque certaines choses.
    La raison pour laquelle les professionnels de santé sont remontés aujourd’hui contre la grande distribution ne vient pas (seulement ?) de ce que vous dites. Ce que vous ne dites pas, c’est que les pharmaciens n’ont pas eu le droit de vendre des masques pendant des semaines, n’ont pas eu droit de donner les quelques masques collectés grâce à des dons aux patients qui en avaient besoin, n’ont pas eu le droit, jusqu’à il y a encore quelques jours, d’en acheter. Que les prix de vente imposés les obligeront à vendre à prix coûtant, voire à perte. Je parle ici des pharmaciens, mais je suis sûr qu’il y a d’autres exemple chez d’autres professions de santé. Je ne suis pas pharmacien. Et je ne suis pas dans une démarche pour ou contre le gouvernement.
    Le modèle mental que vous devriez mentionner est celui, dont sont imprégnés les décideurs au sein du gouvernement et de la haute administration (et probablement plus largement d’ailleurs), qui consiste à dire qu’un professionnel de santé ne doit pas faire de profit, qu’il faut réglementer tous les actes de ces professionnels de santé qui ne vivent que grâce à la Nation. Pour ces personnes-là, la situation de professionnel libéral qui, par nature, est intéressé directement et financièrement à sa performance, c’est à dire à sa capacité à convaincre des personnes à venir chez lui, et la situation de professionnel de santé, acteur du service public de la santé, ne sont pas compatibles. Soit on est service public, soit on est acteur privé vivant des profits que l’on sait générer. D’où la décision, qui tranche ce nœud gordien, de donner la distribution des masques (avec les gains financiers qui s’y attachent directement par les marges réalisées sur les ventes – il n’y a jamais de prix coûtant dans le commerce – et indirectement par la fréquentation des magasins qui en découlera), et le reste, c’est à dire le geste gratuit et conforme au règlements, normes, lois, geste contrôlé grâce au zèle sans faille des innombrables autorités, organismes, et autres services de l’État. Il y aurait peut-être une autre histoire à raconter : c’est celle où, lorsqu’un personne travaille, il y en a deux qui la surveille.
    Le deuxième modèle mental à dénoncer, c’est celui qui fait croire au mythe de la santé gratuite (du coup, seules les grandes surfaces ont le droit de vendre hors Sécurité Sociale, etc.). Mais ça, c’est une autre histoire.
    Sinon, merci encore pour vos articles.

  7. Merci Philippe pour cet article juste et de bon aloi, droit dans le mil.
    Il y a une histoire adjacente qui est également intéressante quant aux modèles mentaux des Français : la demande de la population, et, en même temps, la déclaration de beaucoup d’Autorités, pour que ce soit à l’Etat de fournir gratuitement ces masques.
    Je tombe des nues :
    – si ces masques sont des éléments essentiels de notre santé, pourquoi ne devrais-je pas moi-même les payer ? Tous les Français qui ont souscrit à Neflix ou dévalisé Amazon pendant le confinement demandent maintenant à l’Etat de subvenir à leurs besoins les plus vitaux ! Que l’Etat prenne en charge les plus nécessiteux, c’est logique, c’est sain, cela s’appelle la solidarité nationale. Mais pourquoi toute la population ?
    – l’Etat a échoué lamentablement à équiper ses fonctionnaires de santé en protections et ce sont les citoyens qui ont confectionné charlottes, sur-blouses, masques. Et il vient maintenant nous envoyer des masques à la maison ? Quelle inversion des tâches ! Quel embrouillamini ! Que l’Etat gère d’abord ses missions régaliennes avant de venir s’occuper de ma petite vie.

  8. Arcousan09

    Je me demande quelle est la raison de toute cette polémique sur les masques …
    La porte parole du « gouvernement » nous a expliqué que cela ne servait à rien et que elle même ne savait pas comment mettre son masque …. même en sortant de ENA on ne sait pas mettre un masque …. alors, moi, citoyen lambda inculte et ignorant comment pourrais-je savoir en mettre un …
    L’histoire des masques est exactement du même tonneau que la fermeture des lits d’hospitalisation …
    Je ferme, je fais des économies, je ferme je fais des économies ….. de bouts de chandelles
    Je n’ai pas fais ENA, je ne suis qu’un vulgaire médecin de campagne mais ma petite cervelles de microcéphale me dit : « comment fera-t-on s’il y a une grosse épidémie sans réserve hospitalière ? »
    Il faut être taré pour se poser ce genre de question … les génies de la politique de haut vol veillent sur nous

  9. Très bonne synthèse ! Ayant passé 17 ans de ma vie en GD, je partage votre analyse. Un acheteur en GD, son métier c’est d’acheter. Quand on lui donne le feu vert et bien il achète…. Point… N’oublions pas que dans nos sociétés, trône dans notre inconscient collectif, Hermès, le dieu des marchands et des voleurs… Hasard ?

  10. Merci beaucoup pour cette analyse fine des différents modèles mentaux à l’oeuvre dans cette ridicule – et très crispante – polémique. Sur le second modèle mental mobilisé (l’hostilité sourde aux marchands), j’avais poussé l’analyse un peu plus loin vers la cause racine. Les français, incultes en économie, biberonnés par des socialistes (l’éducation nationale qui (dé)former les esprits est noyautée par des communistes/socialistes), pensent que l’échange est toujours douteux, et que dans un échange l’un de deux « se fait avoir ». J’invite à lire Bastiat : https://www.blomig.com/2016/01/25/confusion-immorale-nature-echanges/

    tant que l’on ne remettra pas les choses d’aplomb sur ce sujet (« l’échange libre est moral »), les français continueront de voir d’un mauvais oeil les marchands et le commerce (« la grande distribution »). L’échange qui a lieu au supermarché est aussi moral que l’échange qui a lieu dans un petit commerce. Tout échange libre est moral.

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