Raison d’être des entreprises: tout ça pour ça!

On allait voir ce qu’on allait voir. La définition d’une raison d’être, article phare de la nouvelle loi PACTE, allait enfin fournir aux entreprises le compas moral dont elles ont tant besoin dans un monde qui change pour qu’elles prennent en compte les enjeux sociaux et environnementaux. Et bien on a vu… La montagne a accouché d’une souris, et les accusations de cynisme fusent. Les entreprises n’auraient pas joué le jeu. Mais le jeu avait-il un sens? Faut-il une raison d’être pour être? Rien n’est moins sûr.

Raison d’être: ma maman, c’est une montagne! (Source: Wikipedia)

La Société Générale a récemment présenté sa nouvelle raison d’être que voici: « Construire ensemble, avec nos clients, un avenir meilleur et durable en apportant des solutions financières responsables et durables. » Autrement dit, la Société Générale veut rester en vie longtemps pour continuer à faire de la finance. C’est fort honorable et tout à fait légitime. Pourquoi cela nécessite-il de construire des solutions avec ses clients, qui demandent sans doute juste que ce qu’elle prétend faire marche, nul ne le sait. C’est sans doute parce que derrière se développe, au niveau sociétal, un modèle mental profond qui veut qu’une entreprise doive être autre chose que simplement destinée à faire du profit, qu’elle doit aussi résoudre les problèmes du monde. C’est ce que traduit la loi PACTE. C’est parfaitement légitime que de le croire. Ce qui l’est moins c’est de prétendre que la question ne se pose pas. Comme me le confiait un ami consultant, dans un langage un peu cru qu’on me pardonnera de reprendre ici: « La raison d’être d’une putain de banque, c’est d’être une putain de banque. » Et c’est utile une banque, très utile même. Alors pourquoi aller monter tout un salmigondis tout autour pour prétendre qu’on est autre chose que ce qu’on est et qu’on fait autre chose que ce qu’on fait?

Mais surtout, comment ne pas voir, derrière la débauche de moyens et d’énergie déployée pour atteindre un résultat aussi peu impressionnant, autre chose qu’une distraction quand on voit par ailleurs la difficulté des banques à se transformer pour faire face au défi numérique qui menace leur existence-même? Le secteur bancaire en France c’est plus de 360.000 emplois aujourd’hui en danger à cause cette difficulté. Le vrai risque ici, c’est qu’un modèle mental qui veut faire passer le profit au second plan d’autres objectifs se traduise effectivement par un déclin du-dit profit avec, au final, des pertes d’emplois massives. On n’aura rien changé à l’environnement, côté social l’impact aura été majeur, achievement unlocked, mais pas dans le sens prévu. Comme le disent les américains, méfiez-vous de ce que vous souhaitez, vous pourriez bien l’obtenir…

Quand les modèles mentaux ressortent…

Mais il arrive parfois que la création d’une raison d’être soit utile, bien que ce ne soit pas pour les raisons que l’on imaginait initialement. Regardons ainsi celle d’Orange: « Nous sommes l’acteur de confiance qui donne à chacune et à chacun les clés d’un monde numérique responsable. » Notez bien: pas « un » acteur, mais « l’acteur ». Il n’y en a pas d’autre, peut-être parce que nous sommes l’héritier de l’ancien monopole DGT/France Télécom… Quant à donner les clés, on notera le modèle mental sous-jacent, là encore traduisant sans doute le fait qu’on est un ancien monopole étatique: je possède les clés, mais je te les donne, toi qui ne peut les obtenir seul, parce que je le veux bien. Enfin bref, donner les clés d’un monde numérique, ça ne veut pas dire grand-chose si ce n’est qu’on marque bien qu’on reste en position de domination sur le reste du monde. Finalement, l’exercice de raison d’être n’est pas si inutile que ça, mais plus pour faire transparaître un bon gros modèle mental (acteur dominant) que pour fournir une hypothétique direction permettant la vertu.

En tout état de cause, préparons-nous dans les temps qui viennent à des annonces triomphales de grandes organisations pour nous présenter leur toute nouvelle raison d’être. Gageons qu’il y sera question de responsabilité et de durabilité, d’inclusion et de bien commun. Sera-t-on plus avancé? Probablement pas, et tout continuera comme avant. Beaucoup de bruit pour rien. Comme dans Le Guépard, il faut que tout change pour que rien ne change, n’est-ce pas?

Une occasion perdue? Ou une mauvaise occasion?

Les maigres résultats de l’exercice n’ont pas échappé aux spécialistes. Dans un forum auquel je participais récemment, un DRH, qui sortait à peine du-dit exercice, nous expliquait que si, effectivement, le résultat produit était pour le moins médiocre, cela avait été l’occasion d’une formidable mobilisation des salariés, et il s’en félicitait. J’ai vraiment du mal à voir pourquoi. On peut imaginer les salariés mourant d’ennui saisir l’occasion de parler un peu d’autre chose sans que ce soit mesuré dans une feuille Excel, mais comment peut-on se satisfaire d’une telle dépense d’énergie et d’un tel enthousiasme pour produire de la daube? Si c’est l’argument, on peut aussi faire creuser des trous aux employés puis les leur faire remplir. Là non plus ça ne servira à rien, mais au moins ça fera un peu d’exercice physique. Comment imaginer que les salariés soient satisfaits du résultat?

Purpose-washing ou exercice qui n’a aucun sens?

L’une des intervenantes du forum évoqué plus haut reconnaissait aussi que la montagne avait accouché d’une souris mais en attribuait la responsabilité aux entreprises, les accusant de cynisme, et regrettant qu’une grande occasion ait été manquée. Après le green washing, le recyclage de nobles intentions environnementales dans la communication sans que rien ne change, il est en effet possible que les entreprises se soient livrées avec alacrité au purpose washing. Mais on peut avoir une autre vision de l’exercice en en questionnant la pertinence même et en questionnant les modèles mentaux qui le sous-tendent. Quand en effet un exercice donne des résultats médiocres, on peut se demander si l’exercice était bien conçu ou pertinent plutôt que chercher un coupable. Et donc, plutôt que d’accuser les entreprises et leurs salariés de cynisme ou d’incompétence, ou de se moquer de la médiocrité du résultat, peut-être devrait-on s’interroger sur la pertinence de l’exercice qu’on leur a quasiment imposé, c’est à dire questionner le modèle mental selon lequel avoir une raison d’être est essentiel pour une organisation. Derrière ce modèle se cache l’idée qu’une organisation doit avoir une sorte d’étoile polaire pour être guidée dans ses décisions et pour motiver ses collaborateurs. Or cela n’a rien d’évident. Beaucoup d’organisations n’ont pas de raison d’être et fonctionnent parfaitement. La nécessité d’une raison d’être n’est donc pas une vérité universelle et éternelle. Elle peut même s’avérer contre-productive en détournant l’attention des entreprises de sujet fondamentaux, mettant ainsi en danger leur survie et causant au final beaucoup de dégâts tangibles, y compris sur le plan social.

Pour en savoir plus sur la raison d’être, lire mon article précédent: Votre organisation a-t-elle besoin d’une raison d’être? Dans le même registre, et sur la notion d’entreprise à mission, lire Entreprise à mission: Le piège à cons?

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15 réflexions au sujet de « Raison d’être des entreprises: tout ça pour ça! »

  1. Pour ce qui concerne morningstar, leur « raison d’être » est pourtant affichée sur leur site web : « Our Mission is to produce tomato products and services which consistently achieve the quality and service expectations of our customers in a cost effective, environmentally responsible manner. We will provide bulk-packaged products to food processors and customer-branded, finished products to the food service and retail trade. »
    Et c’est assez clair : ils font des produits a base de tomate de milieu de gamme, pas bio mais sans trop de trucs chimiques non plus, ils fournissent aussi bien les industriels que le retail.
    J’imagine que cela leur limite de fait de créer un jour une sauce de courgettes bio ultra haut de gamme – ou alors ils créeront une marque dédié pour ça.
    A l’extrême, je ne voit qu’un truc du genre « straton oakmont » comme boite qui n’avait aucune raison d’être (et précisément, on en parle au passé).

    En fait Philippe, je ne comprend pas bien cet article : même si le résultat n’est pas fulgurant, et que toute action comporte un coût d’opportunité, j’ai du mal à me dire que c’est une mauvaise idée de détacher 5 minutes les yeux du bilan comptable pour se demander ce que l’on fait dans et pour le monde réel.

    1. En bref ils font de la sauce tomate de qualité… fulgurant…
      Le truc c’est que ce n’est pas 5 minutes pour créer une raison d’être, ce sont des journées entières de nombreux collaborateurs. L’idée qu’une entreprise a « le nez dans le bilan » en ignorant le monde réel est un modèle mental, et que travailler sur une raison d’être lui permettrait de remettre le nez dans ce « monde réel » (expression traduisant un modèle mental) est aussi un modèle mental. Décidément, vous cumulez!!! 🤣

      1. Bof… j’ai subit dans ma vie passée de salarié tellement d’heures de tortures en réunions inutiles que cela ne me choque pas plus que ça d’aller chercher « une raison d’être ». Disons que c’est pas pire qu’autre chose.
        A t’il réellement fallut des milliers d’heures pour pondre ces trucs ? (cela pose des questions sur le processus mis en oeuvre).

        Pour le reste, je me demande si, lorsqu’ils ont conçu le 737MAX, les employés de Boeing avaient conscience que la raison d’être de l’entreprise était de « Mettre au point, en toute transparence avec les autorités de régulation, des avions civils sûrs pour les clients » ? (Hop, je l’ai pondu en 3 minutes, pensez vous que je puisse devenir « Consultant en raison d’être », ça sonne bien, et je peux le facturer très cher si besoin :p )

    2. C’est ce que je disais … Il est certain que, si l’on aborde la réflexion sur la raison d’être avec une pensée simpliste et non complexe, l’exercice a beaucoup de raisons d’accoucher d’une souris blanche.
      A partir d’une pensée complexe, holistique – voir le tout – et paradoxale – capacité à concilier les contraires-, l’exercice devient profitable.

  2. Bonjour, j’ai lu votre livre et apprécie beaucoup la démarche! Vous évoquez dans votre article « Beaucoup d’organisations n’ont pas de raison d’être et fonctionnent parfaitement ». Auriez-vous des exemples à partager ? Merci

  3. Merci pour ce nouvel article.
    Il est difficile de contester vos exemples … et je n’ai pas de réponses à vos questions mais deux remarques tirées de notre expérience (on immerge temporairement des collaborateurs de grands groupes en startups pour les challenger)
    1/ les collaborateurs de grands groupes sont souvent très positivement étonnés de l’alignement sur un sens / une raison d’être dans les jeunes pousses : c’est évidemment plus facile (3 ans d’âge, feuille blanche, …) mais n’empêche qu’elle y trouve une explication pour des pratiques / postures positives comme la confiance, le collaboratif, l’effectuation …
    2/ J’aime assez orienter les personnes sur le golden circle de Simon Sinek ; il explique bien que le Why n’a rien à voir avec la notion de profit (résultat) ; je reprends son exemple bien connu sur Appel : le why (raison d’être) de Apple est de « bousculer le statu quo » … ce qui n’empêche en rien par ailleurs de vendre les produits les plus chers du monde.

  4. Il est certain que, si l’on aborde la réflexion sur la raison d’être avec une pensée simpliste et non complexe, l’exercice a beaucoup de raisons d’accoucher d’une souris blanche.
    A partir d’une pensée complexe, holistique – voir le tout – et paradoxale – capacité à concilier les contraires-, l’exercice devient profitable.

  5. Sans doute mais je connais des entreprises apaisées dont le dirigeant, au moins, incarne un espoir. Peut être que finalement, trouver une raison d’être vibrante et résonnante est un enjeu beaucoup moins anodin que vous ne le semblez l’écrire.

    1. C’est ce que je dis: ça peut être utile dans certains cas (même si perso j’en doute très fort), mais ce n’est pas une vérité universelle et ça peut être contre productif.

  6. Sur BFM business Les Expert je me souvien d’un déat récent où un débateur plutot capitalosceptique qui rappelait que le but des entreprises à missions était tout à fait justifiée aux USA,afin de protéger la direction d’une entreprise qui pouvait être attaquée si elle ne cherchait pas à optimiser le revenu de ses actionnaires… juridiquement, pas juste viré.

    De mon coté je vois deux usage, malsain, pour ce concept.
    Le premier est de justifier les pratiques suicidaires et sous optimales d’un lacteur largué sur son marché…
    Le deuxième est de protéger une direction (assez proche), qui comme ca arrive trop en france, et comme on le trouve normal en france, a pris le pouvoir à la place de l’actionnaire…
    (je me souviens dans les années 80 d’une petite entreprise du rail/transport dont le patron refusait les plans conquérants (et virait les entreprenants) et possédait des actions des concurrents… il a fini débarqué par les actionnaires après 20 ans à tuer sa boite – la boite vit désormais en taillant des croupières au monopole, dans sa niche).

    Il y a un trosième usage de la mission que je trouve acceptable tant qu’on en reste là, le purposewashing… car oui, si c’est du marketing, c’est de bonne guerre, et si le client est content, c’est le patron.

  7. … suite
    pour ce qui est de la bonne conscience des salariés impliqués et motivés à reboucher les trous ceci relève peut être aussi d’une inculture entrepreneuriale que la subordination salariale dans certaine (grandes) entreprises entretien par peur…
    de voir partir ou ne pas venir les bons
    de voir rester les moins bons voire les plus inaptés rester en n’ayant que l’arrêt maladie ou la syndicalisation extrême pour se protéger de la machine à cretinisés que certaines boîtes sont devenues (voir mon autre commentaire sur le pouvoir de la pub et du paraître)

  8. n’y a t il pas derrière la « raison d’être » une manière d’autoreguler les délires de promesses plublicitaires que la pub envoie ???
    exple qd la société générale investit des millions pour faire croire que les »conseillers » pro peuvent aider les createurs à faire leur prévisionnel…

    gagner de l’argent est hyperlegitime puisque c’est le moyen de vivre et développer un corps social.

    le comment est la question
    éthique de la cohérence parole, projet, actes.

    mais voilà… en mediacratie va t on réguler la publicité qui sert à vendre tant de savonnettes et… de candidats ????

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