Je fais ma part pour changer le monde: et si le colibri avait tort?

Le colibri qui fait sa part pour changer le monde est devenu la métaphore obligée pour tous les militants. Or ce n’est pas du tout une bonne métaphore pour changer le monde.

L’histoire du colibri est une fausse légende amérindienne: la forêt est en flammes et tous les animaux s’affairent pour éteindre l’incendie. Même le petit colibri va au fleuve, met de l’eau dans son bec et vient jeter les quelques gouttes sur les flammes. Alors que les animaux se moquent de lui, il répond, pas démonté: « Je fais ma part ». Et toutes les belles âmes de s’esbaudir devant la profondeur philosophique de la posture du-dit colibri.

Et pourtant les animaux ont raison, à double titre. D’abord parce qu’effectivement, ce qu’il fait ne sert à rien, mais rien du tout. Les trois gouttes qu’il va jeter dans le feu n’auront de toute évidence aucun impact sur le feu qui continuera de plus belle. Il n’agit que pour la beauté du geste, que pour pouvoir dire « Voyez, j’ai fait quelque chose! » alors qu’il n’a rien fait. Peut-être le colibri est-il donc en fait un prétentieux qui fait quelque chose qui n’a aucun impact, mais qui lui permet d’avoir bonne conscience, et surtout de signaler sa vertu à son groupe social de référence: « Ce que je fais ne sert à rien, certes, mais je suis avec vous, du bon côté. » Malgré sa petite taille, il y aurait peut-être des façons pour le colibri d’avoir un impact, mais ça ne semble pas l’intéresser. Faire sa part et rien de plus, cocher la case pour être tranquille, faire taire les critiques en étant moralement irréprochable, semblent être les seules choses importantes pour lui, ce que n’ont pas manqué de noter les autres animaux, pas dupes, qui se montrent ainsi plus sages que la légende ne le fait croire, mais qui y ont pourtant le mauvais rôle.

Les animaux ont raison, ensuite, parce que l’expression « Je fais ma part » traduit un modèle mental très fort selon lequel il existerait un grand schéma universel qui assignerait à chacun une tâche à accomplir. Chacun aurait une part du grand travail collectif et il conviendrait d’attendre que cette « part » lui soit assignée sans trop besoin de réfléchir. Si le colibri pense que « sa part » c’est mettre trois gouttes d’eau dans un incendie de forêt, l’animal est-il si sage que cela? Peut-il vraiment être un exemple pour nos belles âmes? Ne devrait-il pas plutôt se demander ce qu’il pourrait faire d’intelligent et d’utile, compte tenu de qui il est – un colibri, que diable, pas un éléphant? Bref, il pourrait réfléchir de manière créative et imaginer quelque chose d’intelligent à faire plutôt que de cocher une case imaginaire.

Que puis-je faire?

La bonne question, en effet, reste donc la suivante: que puis-je faire, compte tenu de qui je suis, de ce que je connais et de qui je connais? Prenons un autre exemple, plus riche d’enseignements, et qui n’est pas une légende, celui de Madame Tao, que j’ai eu l’occasion d’évoquer dans un précédent article. Tao Huibang est une chinoise illettrée qui se retrouve un jour soudainement à la rue avec deux enfants en bas-âge lorsque son mari décède. Elle ne sait pas faire grand-chose à part du riz, alors elle vend des bols de riz aux étudiants du coin. Pour donner du goût, elle ajoute un peu de sauce piquante de sa région qu’elle fabrique elle-même. Elle finira par vendre sa sauce dans le monde entier et deviendra une star en Chine. A-t-elle fait sa part? Non. Quand Madame Tao se retrouve à la rue et vend des bols de riz pour survivre, elle agit petit, mais cela a un impact. Un petit impact, mais un impact réel, pas comme jeter trois gouttes d’eau dans un incendie de forêt. Avec ses bols de riz, elle survit, et elle nourrit les étudiants sans le sou du coin. Elle ne fait pas « sa part », elle fait, point. Et ce n’est pas petit par rapport à un univers de référence qui lui aurait assigné une tâche en fonction de ses capacités; c’est petit par rapport à elle-même, mais pas négligeable.

Le colibri n’a rien compris

On retrouve avec Madame Tao les principes entrepreneuriaux de l’effectuation: faire avec ce qu’on a sous la main, et notamment qui on est (principe n°1), faire petit mais faire vraiment (principe n°2), et faire avec les autres (principe n°3). Ce n’est pas faire sa part; on ne divise pas une grande tâche en assignant des sous-tâches d’importance variable. Il n’y a pas « ma part » dans un grand ordonnancement mondial. On ne part pas d’un grand problème pour aller vers l’individu; on part de l’individu qui va lui-même vers le problème.

Et donc le colibri n’a rien compris à comment il faut agir pour changer le monde, et il n’est pas un bon exemple à suivre. Ne faites pas votre part; inventez-la en fonction de qui vous êtes.◼︎

📖Je développe une approche de la transformation du monde alternative à celle, stérile et prétentieuse, du colibri, dans mon ouvrage « Petite victoires« .

▶️Voir la suite de cet article ici: Le colibri a toujours tort: pour changer le monde, faire sa part ou faire le nécessaire?

Pour en savoir plus sur l’action individuelle et le changement, lire mon article publié avec Dominique Vian (Skema) dans HBR France: 📄Pour changer le monde, visez petit. Sur les principes de l’effectuation, lire mon article introductif 📄Effectuation: Comment les entrepreneurs pensent et agissent… vraiment. Pour l’histoire de Madame Tao, lire 📄L’entrepreneuriat pour tous: la belle histoire de madame Tao. Pour ce qui est de changer le monde, on pourra lire également: 📄 Message aux activistes: Vous voulez changer le monde? Chiche!

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31 réflexions au sujet de « Je fais ma part pour changer le monde: et si le colibri avait tort? »

  1. Bonjour,
    Cette fable tente de mettre en lumière 2 faits :
    – Une somme d’actions individuellement insignifiantes peut devenir significative.
    – La passivité dans l’attente d’un éventuel consensus est contre productive dans la recherche de consensus.

    Ce sont des faits.

    Que le colibri agisse porté par une nécessité viscérale d’agir face à un drame, ou par envie de donner l’exemple, ou par la volonté de se dédouaner face aux autres, n’est pas explicite. L’interprétation qu’on en fait tend à révéler la nature du lecteur.

    Une fable qui à la fois instruit et révèle en somme.

    Et si l’auteur de ce blog n’avait rien compris ?

      1. “C’est celui qui dit qui y est” comme seule argumentation en réponse. Ça se passerait presque de commentaire.

        Contrairement à la fable originale, l’article est plutôt simple a comprendre :
        “Plutôt que d’effectuer une action inutile pour se faire bien voir, il faut agir intelligemment pour provoquer un vrai changement.
        PS : Achetez mon livre.”

        Une fois de plus l’interprétation que vous faites de cette fable est erronée et vous appartient.

        Le modèle de pensée que vous vendez -littéralement- nous a amené loin certes, mais il a atteint ses limites et doit évoluer.

        Prétendre qu’il est la solution aux extrêmes qu’il engendre est illusoire.
        Le prochain modèle en contiendra les bases mais devra intégrer le collectif différemment, pas seulement en tant que support de la réussite de chacun, mais bien en tant qu’entité dont la pérennité est prioritaire sur la réussite, aussi alléchante soit elle. C’est un changement majeur face à l’optimisation à tout prix qui nous caractérise actuellement.

        C’est aussi difficile qu’indispensable, ça demandera des efforts quotidiens dans chaque domaine de la vie, et sans écouter ceux qui prétendent que c’est vain, goutte à goutte, tous ensemble, nous éteindrons l’incendie qui nous menace.

  2. Bonjour et merci de mettre le sujet sur la table. Mes enfants et moi nous pensons que la valeur d’exemplarité est essentielle pour se construire en faisant avec et/ou pour les autres. Nous sommes bien conscients de ne pas être toujours efficaces, nous sommes bien souvent frustrés de constater des comportements « délinquants » mais nous nous satisfaisons de faire en respectant nos valeurs. Pas simple…

  3. Philippe, pourriez-vous indiquer la source à partir de laquelle vous livrez ici votre interprétation de cette legende ? Merci.

  4. Pas d’accord avec vous, Mr Silberzhan. Manifestement, vous ne comprenez pas cette fable, et oubliez la vertu de l’exemplarité. Je vous invite à relire Aristote. Et je ne vois pas bien le parallèle avec votre amie chinoise, qui est face à une problématique personnelle, tandis que le colibri est confronté a un drame collectif. C’est bien l’enjeu de notre monde aujourd’hui. Et pour y répondre, j’espère sincèrement que des millions de « colibris » se mettront en action, plutôt que de se détourner d’un défi qui les dépasse, et préférer vaquer à leurs enjeux personnels.

    1. Bonjour
      Quelle vertu d’exemplarité à faire quelque chose qui ne sert à rien? N’est-ce pas précisément le problème du colibri qui cherche simplement à s’en tirer à bon compte, illustrant ainsi cet égoïsme que vois voulez dénoncer?

  5. Si le colibri pense naivement qu’il fait sa part en effectuant son geste, qui gêne-t-il ?
    Pourquoi n’aurait-il rien compris ?, pourquoi ne sert-il à rien ?
    En fait, doit-il avoir tort pour que vous arriviez a votre conclusion ?

    1. Il ne gêne personne mais il 1) ne résout pas le problème, 2) se donne bonne conscience et 3) fait la morale aux autres. Faire quelque chose d’utile et résoudre le problème, ce n’est pas la même chose.

      1. La goute d’eau d’un seul colibri à en en effet un impact infinitésimal !
        Ce n’est cependant pas la définition rigoureuse de rien / zéro / néant / nada.
        Combinée à l’action de milliers d’autres colibris, cette dynamique peut s’avérer tout autant impactante que celle d’un petit nombre d’éléphants et la renforce.

        Indépendamment des question d’ego et de vertus, c’est bien l’action combinée de tous vers un objectif commun qui a toujours permis à l’humanité de venir à bout de mammouths, de cathédrales de la conquête spatiale comme de la division internationale du travail qui nous permet de philosopher sur ces jolis jouets technologiques qu’aucun d’entre nous, meme avec la meilleure sauce magique n’est capable de mettre au monde individuellement !

        Ce n’est donc pas l’action individuelle qui est vertueuse mais bien l’action collective qui est une force puissante.

        Bien orientée / conjuguée elle fait des miracles, confinée dans le replie sur soit, elle détruit le vivant.

  6. J’avoue que l’énoncé d’Aymeric renverse un peu ton raisonnement : si les animaux ne font rien et que seul le colibri agit, alors la fable a un autre sens ! Le colibri ne fait pas sa part, il montre l’exemple pour pousser les autres à le suivre ! 😉

    1. Je ne vois pas en quoi quelqu’un qui fait quelque chose d’inutile, mais facile, aurait valeur d’exemple. Il vaudrait mieux qu’il discute avec les autres pour décider comment il pourraient ensemble résoudre le problème au lieu de foncer tête baissée sans réfléchir, faire quelque chose d’inutile et s’en vanter ensuite. Mais ça supposerait du travail et ça, c’est difficile apparemment.

  7. Une remarque sur l’énoncé : « la forêt est en flammes et tous les animaux s’affairent pour éteindre l’incendie.  Même le petit colibri va au fleuve … »
    En réalité, la fable indique : » Un jour, dit la légende, il y eut un immense incendie de forêt. Tous les animaux terrifiés, atterrés, observaient impuissants le désastre. Seul le petit colibri s’activait, allant chercher quelques gouttes avec son bec pour les jeter sur le feu. Après un moment, le tatou, agacé par cette agitation dérisoire, lui dit : « Colibri ! Tu n’es pas fou ? Ce n’est pas avec ces gouttes d’eau que tu vas éteindre le feu !  »
    Et le colibri lui répondit : « Je le sais, mais je fais ma part »
    Qu’est-ce qui se passe après ? La fable ne le dit pas … mais je me plais a croire que devant l’attitude du colibri, les autres animaux sortent de leur léthargie pour mette en œuvre les moyens, plus importants, dont ils disposent pour agir, et réussir à éteindre le feu. Dans ce cas, notre colibri, à partir de ce dont il dispose (son courage, son exemplarité, son leadership (?)) aura fait sa part : celle de faire bouger les autres en les amenant à se questionner et agir : « et moi (qui ait plus de ressources / pouvoir / capacité à agir qu’un petit bec), comment je peux faire ma part ? » en tant que citoyen,salarié, entrepreneur, pdg d’une grande organisation, enseignant, politicien…

  8. Merci pour cette analyse et ces échanges.
    Pour moi, la force d’une analogie est sa portée symbolique. Et ce qui est intéressant dans un symbole c’est que chacun peut y voir une vérité ou un exemple à suivre. Par exemple, l’impact de l’action du colibri peut être un déclic pour d’autres. Son action ne sert à rien sauf à stimuler le comportement des autres, à les challenger et montrer une voie à suivre. Je vois là plus une inspiration qu’une action à suivre au premier degré.
    A bientôt,
    Laurent du blog Innover Malin

  9. Merci pour cette exquise piqûre de moustique en ce début d’année 2020 (année des two-twos 😉).
    Il n’y a pas de mal à donner un petit coup de bec dans cette fable qui engage à fermer le robinet quand on se lave les dents alors qu’il y a 20 à 30% de fuite dans les réseaux vétustes. On devrait toujours revisiter la relation entre moyens (« Bird in hand »), possibilités et impact. Le colibri aurait-il mieux à faire à suivre un MOOC de dresseur d’éléphant ?
    Excellente année effectuale !

  10. Dommage de voir ce texte ainsi dénaturé, c est à dire, en voyant le verre à moitié vide. Comme quoi, il y a autant d’êtres humains que de façon de percevoir le monde. Recul, discernement et neutralité sur son propre propos sont des missions ardues à cultiver mais apprenantes.

  11. Difficile de ne pas extrapoler votre analyse à ce que chacun peut ou ne peut pas faire d’un point de vue environnemental face à la nécessité de ‘changer le monde’. Si je prends votre texte à la lettre, j’arrête de trier mes déchets, je ne m’interdis pas de rouler en SUV ou de prendre l’avion puisque de toutes façons mon impact à l’échelle de la planète est nul. Est-ce une attitude responsable, recommandable? Bien sûr que non! Car nous sommes des millions de colibris, et la somme de minuscules impacts peut faire une différence. Et que dire de la valeur de l’exemple? peut-être le comportement du colibri a fait réfléchir l’éléphant?

    1. Merci. Malheureusement, la somme de minuscules impacts ne fait pas forcément de différence. Elle le fait parfois, mais pas toujours. On peut agir sans que cela ait un impact pour se sentir bien, mais ça serait chouette de ne pas se mentir. L’arrêt des voyages aériens, par exemple, aurait un impact absolument minuscule sur le réchauffement climatique. Quant à la valeur d’exemple de l'(in)action du colibri j’en doute fortement. Que va penser l’éléphant, si ce n’est que le colibri se moque de lui en lui faisant une leçon de morale alors qu’il ne fait rien? J’ai plutôt tendance à penser que le colibri dessert sa cause par son attitude.

  12. « Je fais ma part » ne veut pas dire « je ne fais QUE ma part ». Et puis le colibri voulait éteindre un incendie pour sauver sa maison, pas changer le monde. Si dans la rue une personne tombe sans connaissance, resterez-vous les bras ballants ? Non, vous appellerez les secours (au minimum) et vous ferez ce que vous savez faire en les attendant (position latérale de sécurité, dégagement des voies aériennes supérieures, massage cardiaque…). Mais des tas de gens ne s’arrêteront même pas. C’est à eux que la parabole s’adresse.

    1. Oui certes Sophie, mais le colibri ne fait rien de toute ça. Il ne fait rien en fait. Juste se donner bonne conscience. Si quelqu’un tombe dans la rue et que j’appelle les secours, je fais quelque chose qui a un impact. Mais si je jette trois gouttes d’eau dans un incendie de forêt, cela n’a aucun impact, donc en pratique je ne fais rien. Et pourtant le colibri se vante! J’ai beau chercher, je ne vois aucune morale édifiante dans cette parabole à part faire croire que faire semblant d’agir suffit à avoir bonne conscience…

      1. Je me répète : je pense que cette parabole s’adresse à ceux qui croient (plus ou moins consciemment) n’avoir aucun impact sur quoi que ce soit. Elle est efficace avec les enfants, et avec les adolescents qui pensent n’avoir aucun contrôle sur leur vie. C’est un outil. Et comme tous les outils, elle ne sert ni à tout, ni tout le temps, ni avec tout le monde.

      2. Faire quelque chose d’inutile ou résoudre le problème? Ce n’est pas la même chose. Libre à vous d’expliquer à vos enfants que l’important est de faire quelque chose de facile, même si c’est inutile, que de résoudre le problème, ce qui est plus difficile.

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