Ce n’est pas de rebelles dont l’organisation a besoin pour se transformer

C’est difficile de transformer une organisation. Pourquoi? Récemment, dans une conférence, un participant m’interpellait en s’exclamant « Les entreprises ne supportent pas les fauteurs de trouble; ils essaient de changer les choses puis se font éjecter inéluctablement. » Est-ce surprenant? Est-ce que le fauteur de trouble, le rebelle est la bonne posture? je ne crois pas.

En effet, c’est l’idée même de se penser « fauteur de trouble » ou « rebelle » qui crée en elle-même l’impossibilité d’agir et, surtout, la réaction hostile de l’organisation. C’est dû à la nature même d’une organisation. Une organisation est définie et structurée par ses modèles mentaux individuels et collectifs, définis comme les croyances construites au cours du temps sur soi-même (l’organisation) et sur le monde (ses clients, ses concurrents, son industrie, etc.). Au cours du temps, et en particulier si l’organisation connaît une réussite, ces modèles, qui sont au départ conscients, deviennent inconscients, mais surtout ils deviennent des vérités absolues. « Nos clients sont comme ci », « nos concurrents comme ça », « Dans notre industrie, nous faisons ceci », « Un produit se fait comme ça », etc. Ces vérités absolues sont admises comme expliquant la réussite de l’organisation, et plus cette réussite dure depuis longtemps, plus elles sont profondément ancrées individuellement et collectivement: elles passent, comme disent les psychologues, de l’objet (nous savons que nous y croyons) au sujet (elles deviennent constitutives de notre identité).

Par exemple, dans une industrie relativement ancienne, la hiérarchie peut être très importante. Les collaborateurs peuvent s’en plaindre, mais elle n’a pas que des inconvénients (c’est le chef qui décide et qui prend la responsabilité après tout) et elle peut expliquer la réussite (bonne performance économique et pas d’accident industriel par exemple).

Chevalier blanc: un petit tour et puis s’en va

Arrive alors le chevalier blanc, le fauteur de trouble, le rebelle, enfin bref celui qui a conscience qu’il faut changer les choses. En un sens, tout le monde est d’accord pour dire qu’il faut changer les choses, que l’organisation a vieilli, qu’il faut se transformer, aller plus vite, être plus créatif, etc. Enfin on connaît la chanson. Que dit-il (ou que dit-elle)? Qu’il faut casser la hiérarchie. Qu’il faut mettre fin aux vieilles pratiques. Le fauteur de trouble… crée le trouble. Après tout c’est bien son rôle n’est-ce pas?

Source: Wikipedia

Et que se passe-t-il? Eh bien en s’attaquant aux modèles mentaux de l’organisation (ici la culture hiérarchique), notre fauteur de trouble s’attaque en fait à l’identité-même de celle-ci, à ce qui est vu, à tort ou à raison, là n’est pas la question, comme ce qui a fait son succès. Et donc fort logiquement, l’organisation va se défendre. Il va se déclencher une réaction immunitaire par laquelle elle va chercher à se protéger. Les mêmes qui ne cessent de se plaindre des lourdeurs hiérarchiques seront néanmoins les premiers à réagir.

Mais au-delà, ce qui va entraîner l’échec du fauteur de trouble, c’est sa posture-même. Par définition, il estime que lui sait ce qui est bon pour l’organisation, au contraire des autres. Il se met en dehors et de cette position extérieure, critique les autres. Mais ces autres peuvent aisément lui poser la question suivante: au nom de quoi sais-tu ce qui est bon pour l’organisation? Au nom de quoi nous juges-tu, nous qui faisons tourner la boutique depuis des décennies, et toi qui vient d’arriver avec tes grands principes?

C’est donc la posture-même de fauteur de trouble qui est contre productive d’entrée de jeu: elle a pour effet de créer un antagonisme entre un sachant et des ignorants, ou entre un moderne et des ringards, qui rendra très difficile tout collaboration, ce qui est un paradoxe quand notre fauteur de trouble passe son temps à dire qu’il faudrait mieux collaborer.

Point de départ: accepter ce qui est

Or on ne transforme pas quelque chose sans commencer par l’accepter sincèrement. Ainsi, le sociologue Saul Alinsky écrivait: « En tant qu’organisateur, je pars de là où le monde est, tel qu’il est, et non tel que je le voudrais. Que nous acceptions le monde tel qu’il est n’affaiblit en rien notre désir de le transformer en ce que nous croyons qu’il devrait être — il est nécessaire de commencer là où le monde est si nous voulons le transformer en ce que nous croyons qu’il devrait être. Cela signifie travailler dans le système. » Il faut démarrer avec ce qu’on a, et ce qu’on a, c’est la réalité de l’organisation, telle qu’elle est, c’est à dire ses modèles mentaux. Il faut donc d’abord et avant tout les reconnaître et les célébrer sincèrement, car s’ils ont perduré, ce très probablement qu’ils ont bien servi l’organisation jusque-là.

C’est donc aussi pour cela qu’il faut passer plus de temps à examiner les modèles mentaux actuels de l’organisation, c’est à dire se concentrer sur ici et maintenant, qu’à construire des visions désincarnées et hors-sol, là-bas et demain.

Non, l’organisation n’a pas besoin de rebelles, de fauteurs de troubles ni de chevaliers blancs, qui au nom d’un idéalisme qui n’intéresse personne, se drapent dans leur pureté évangélique lorsque les mortels refusent de se plier à leurs injonctions agiles, digitales ou collaboratives car, eux, ont une organisation à faire tourner. Elle a besoin d’acteurs qui exposent, testent et ajustent les modèles mentaux en s’incluant dans l’équation, avec humilité mais aussi avec détermination.

Voir mes articles Pour se transformer, l’entreprise doit commencer par revoir ses modèles mentaux, Ce qui bloque votre transformation organisationnelle, ce sont vos modèles mentaux, et Le conflit de modèles mentaux, clé de la transformation organisationnelle. Voir également Transformation: votre entreprise ne sera pas sauvée par le corporate hacking.

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13 réflexions au sujet de « Ce n’est pas de rebelles dont l’organisation a besoin pour se transformer »

  1. Bonjour,
    Dans l’organisation « classique », “c’est le chef qui décide » : exact
    « et qui prend la responsabilité » : inexact. C’est ce qui fait la fortune d’expressions telles que « il a été décidé »‘.
    Pour qui veut faire évoluer les choses (à tort ou à raison), l’organisation classique ressemble pas mal au tribunal de l’inquisition : une bande d’anonymes déguisés en éteignoirs, afin de ne jamais être personnellement impliqués dans un échec.Quand on est confronté à cette situation, il ne reste que deux solutions :
    1) créer une start-up, avec l’espoir d’acculer les inopérants irresponsables à la faillite (ou, du moins, les « rançonner » pour qu’ils puissent acheter / stériliser l’innovation qui les menace, même si c’est au prix d’une perte de ses idéaux),
    2) se réfugier dans un cynisme goguenard et les regarder « se planter » en attendant la retraite dans un poste aussi peu exposé que possible.
    La seconde solution est la plus « confortable » pour tout le monde, « éteignoirs » inclus…

  2. Le chevalier blanc est une cible facile … pour la « conjuration des imbéciles « Celui qui dit la vérité, il doit être exécuté. « 
    D’autres postures sont plus confortables et moins risquées, mais il faut avoir fait ses propres expériences pour être capable d’évoluer dans sa stratégie.

  3. J’ai été chef d’entreprise (manufacturière, composants d’industrie) pendant suffisamment longtemps (#25 ans) pour observer la dégradation du climat des « affaires » . Il n’y a pas d’améliorations prévisibles sous la houlette des responsables actuels de notre pays. J’ai pour ma part quelques fers au chaud, mais certainement pas pour un développement hexagonal, ni laisser 2 ou 3 fois plus de profits que dans d’autres pays for proches. Curieusement chez certains de nos voisins et non des moindres, je n’ai pas trouvé de raisons à invoquer « les fôtes des autres » sinon dans une proportion sans commune mesure.

    1. Le problème, c’est que les conseilleurs (aux entreprises comme ailleurs) ne sont jamais les payeurs.

      Du conseil, des consultants pour former (formater plutôt), on en voit débarquer tous les 2 ou 3 ans avec la nouvelle lubie venue d’en haut (souvent d’inspiration anglo-saxonne, la créativité étant en panne) et toujours une solution miracle à la clef.

      Côté payeur, on voit ce que cela coûte (via la modération salariale… il faut bien payer le conseil, les promoteurs-fayots de la « bonne parole » en interne, les outils à mettre en place…) sans jamais rien rapporter.

      Le rapprochement haut management d’entreprise/politique est en fait assez pertinent. Les deux sont totalement déconnectés et, il faut bien le dire, vivent sur la bête qui semble proche de s’ébrouer de ses parasites.

      La cause est aussi semblable: On n’a plus que des gestionnaires en politique (la macronie cumulant deux énarques tout en haut, avec le résultat que l’on peut observer passé la période melon-hallucinogène des débuts) et leurs pendants à la tête des entreprises.

      Alors il en faut des gestionnaires, mais certainement pas tout en haut. Leur boulot c’est de gérer, pas de donner un cap pertinent à l’activité afin qu’elle évolue et se développe.

  4. Quid des chefs d’entreprises eux même atteints de neurasthénies provoquées par un état qui administre à doses massives des substances incapacitantes licites ou non (injections de fonctionnaires buveurs de sang du peuple, ministres à discours lénifiants au point d’endormir ceux qui sont obligés de les écouter, élus de tous acabits à promesses variables selon l’auditoire ou le temps qu’il fait, comités Théodule qui veillent (en faisant semblant) au bien être de la société en général et surtout au leur en particulier, médias agonisants maintenus sous perfs par l’état qui en a besoin pour asséner sa bonne parole, entreprises semi-publiques travaillant sans relâche à augmenter leurs tarifs en diminuant leurs prestations au maximum avec encore plus de personnels dans les bureaux (cocottes en papier) que sur le terrain, système scolaire et universitaire à production renforcée de cancres sauf ceux, échappés du magma infâme, réussissent à s’expatrier en laissant les brêles pour achever le tissus en lambeaux de ce qui reste d’économie manufacturière productive)

  5. Bonjour,
    Je pense qu’il faut distinguer le véritable fauteur de trouble type, qui arrive généralement de l’extérieur et assez haut dans l’organisation pour y être nuisible, imposant son modèle et son pouvoir (donc son contrôle et le reporting qui ira avec et dont les lourdeurs découlent directement) tout neuf… des rebelles qu’il va générer en réaction dans une organisation qui marche et savait généralement évoluer naturellement jusque là.
    Surtout que les deux réactions extrêmes vont alors se côtoyer pour achever de fissurer l’édifice: On fustige le rebelle, mais le lèche-cul qui en profite invariablement pour se placer là ou ses compétences n’avaient aucune chance de l’amener est sans doute bien plus problématique!
    Puis comme cela ne fonctionne pas, on recommence et en remets une couche avec un autre, fatalement supposé meilleur et avec l’égo qui ira avec…
    Le point positif étant qu’au bout d’un certain nombre d’épisodes, les rebelles se sont lassés et font leur job, sans plus, bien peu motivés par les incompétents ayant profité de chaque épisode et qui, n’ayant que le reporting pour exister et le « what is the next step? » en bouche en réunion (aveu d’incapacité à l’esquisser eux-mêmes), réussissent l’exploit d’appauvrir non seulement l’organisation mais aussi le pipotron!
    La RH est au final contente car aucune tête ne dépasse plus, le collectif est mort et l’entreprise suivra un jour.
    AMHA, partant de cet état, le seul moyen de s’en sortir valable serait au contraire de ce que vous dites assez brutal: Après une période d’observation, les « next step » dehors avec la RH et demander à ceux a qui cette lancinante question s’adressait leur avis sur ce qui eu fonctionné un jour (en évitant le questionnaire, peu de chances qu’ils transforment encore les violons en pissotières).
    Cdt.

  6. Merci pour cette réflexion intéressante.
    Je ferais tout de même une différence entre le rebelle « fauteur de trouble » qui impose sa vérité aux autres (quelque fois sous la contrainte) et le rebelle qui a envie d’influer sur les autres par son action féconde et l’exemplarité. Je veux dire par là, qu’on peut très bien avoir l’esprit rebelle, douter de ce qui existe et se refuser de croire que le monde est figé sans pour autant agir avec prosélytisme.
    A bientôt,
    Laurent

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