C’est logique, mais ça ne marche pas: péril du management rationnel

Toutes les entreprises veulent être « orientées client », mais ce qu’elles entendent exactement par là n’est souvent pas très clair, et leurs efforts en la matière, lorsqu’elles en font réellement, sont souvent largement contre productifs, comme j’ai récemment eu l’occasion d’en faire l’expérience. Cette expérience rentre dans une catégorie très fournie en management que dans notre ouvrage Stratégie Modèle Mental, Béatrice Rousset et moi résumons par: « C’est logique, mais ça ne marche pas ».

Au retour de mes vacances, je monte dans ma voiture que j’avais laissée dehors durant trois semaines. Le moteur démarre au quart de tour mais aussitôt une alarme retentit: « Incident moteur, rendez-vous immédiatement au garage le plus proche ». C’est évidemment une mauvaise surprise, d’autant que le véhicule en question a moins d’un an. Je descends et monte téléphoner au garage du coin pour savoir si je peux passer, mais je tombe sur un centre d’appel; le garage n’est plus joignable directement. J’explique ma situation à un conseiller fort sympathique. « Pas de problème me dit-il, je peux vous avoir un rendez-vous pour le 22 août. » Nous sommes… le 6 août. Je m’étrangle, et lui fais remarquer que l’intervention est urgente. « Je comprends bien monsieur, mais je n’ai pas de créneau avant. » Obligeamment, il regarde les autres garages de la région, et peut me proposer un rendez-vous à l’autre bout de la ville (la ville est grande, c’est Lyon) pour le 18 août. Énorme progrès. « Je ne peux pas faire mieux me dit-il, d’un air désolé. »

Jérôme au travail (Source: Wikipedia)

Ni une ni deux, et dans un réflexe dont je resterai fier longtemps, je monte dans ma voiture qui bipe dans tous les sens en m’interdisant de conduire tout en m’intimant l’ordre de me rendre dans le garage le plus proche, ce que je fais effectivement. J’arrive donc au garage, qui a récemment été refait. Il y a donc à l’accueil une jeune femme qui m’accueille très aimablement. Je lui explique ma situation. Elle prend un air un peu embêté et me dit: « Il y a un peu de monde en ce moment, je crains bien que vous deviez attendre. » Combien de temps? « Eh bien au moins une dizaine de minutes… » Tu parles! Entre ça et attendre le 22 août, j’ai du mal à contrôler ma joie… Pile poil dix minutes plus tard, rayonnante, elle m’envoie vers son collègue – Jérôme – qui me reçoit et à qui j’explique la situation. Effectivement Jérôme est débordé, les dossiers clients s’empilent sur son bureau, mais me dit qu’il va quand-même regarder la voiture, ce que nous faisons. Il n’arrive pas à voir ce qu’il y a, il faut donc regarder en détail, ce qui nécessite de rentrer la voiture à l’atelier, qui est complètement plein. « Bon je vais voir avec mon collègue s’il peut regarder quand-même. » Il revient dix minutes plus tard, ayant entre temps traité un ou deux dossiers – il est vraiment très occupé – pour me dire que oui, son collègue va regarder la voiture. 30 minutes plus tard, il m’appelle dans l’atelier et son collègue montre le moteur, rayonnant: « Ça y est on a trouvé, c’est un rongeur qui a mangé vos câbles électriques. » (la joie de la vie à la campagne). Du coup la question qui me brûle les lèvres est: « Et est-ce que vous pouvez me réparer ça? » Mais j’ai un avantage: ma voiture est dans son atelier, un peu difficile pour lui de me dire non et de la ressortir pour me planter sur place en me disant de revenir plus tard. Il en a bien conscience et finit par me dire: « Bon on va s’en occuper. » Finalement, le soir-même à 17h, je récupérais ma voiture réparée, dans laquelle je montais après un dernier au revoir sympathique avec la jeune femme de l’accueil.

C’est logique, mais ça ne marche pas

La leçon de tout ça? Nous concevons plein de systèmes parfaitement logiques, mais qui ne marchent pas. La logique, c’est d’être « orienté client », et donc d’avoir un centre d’appel unique pour tous les clients de la marque, pour rationaliser (sic!) les prises de rendez-vous. La logique, c’est de vouloir libérer ainsi le garage de cette tâche fastidieuse et, comme on dit en management « non créatrice de valeur. » La logique c’est de séparer cette tâche purement administrative, ou plutôt de la voir comme une tâche purement administrative, des tâches importantes comme la réparation. C’est parfaitement logique, mais ça ne marche pas. Ça ne marche pas parce que ce n’est pas ainsi que la vie fonctionne. Ça place le pauvre opérateur du centre d’appel dans une position impossible, dans laquelle le système l’empêche de faire un bon travail, c’est à dire de me trouver un rendez-vous rapidement. Tel que le système est conçu, une telle chose est impossible par design. Car vous l’aurez bien compris, sous une soit-disante orientation client, il s’agit en fait de rationaliser (comme ils disent) la prise de rendez-vous, c’est à dire de la faire le moins cher possible. Ayons une pensée pour l’opérateur qui est forcé de faire un mauvais travail et qui le sait.

A l’autre bout vous avez trois acteurs qui aiment leur travail et qui essaient de le faire malgré le système kafkaïen qui leur est imposé. La jeune femme à l’accueil fait tourner la boutique en gérant tous les rendez-vous et toutes les arrivées imprévues avec calme et un plaisir qui semble évident. L’atmosphère (the smell of the place comme disent les anglais) est légère et pourtant ça tourne! Elle semble réellement heureuse de vous voir, et sincèrement embêtée lorsqu’elle va devoir vous faire attendre dix minutes. Dix minutes! Jérôme, lui, passe beaucoup de temps à taper sur son ordinateur (quand je le lui fais remarquer il acquiesce), mais malgré ça lui aussi a l’air heureux de vous recevoir et de régler votre problème. Son collègue à l’atelier est bien décidé à ne pas me laisser en plan même s’il a beaucoup à faire par ailleurs, et son plaisir, lorsqu’il a trouvé l’origine de la panne, est évident.

Ah oui, à la fin, le fort sympathique Jérôme que j’ai naturellement chaleureusement remercié, me glisse, un peu embêté: « Vous allez recevoir un mail pour une enquête de satisfaction. Si vous êtes content de moi, il faut absolument répondre 10/10, sinon je serai mal noté. » In cauda venenum. Car comme si ça ne suffisait pas au planificateur cartésien de pourrir la vie de ses clients et de ceux qui travaillent vraiment, il s’arrange également pour que ce soit Jérôme qui soit puni si le client n’est pas content. Car le planificateur n’est pas noté bien-sûr! Ni aucun des 149.999 autres employés que compte l’entreprise! Non, seulement Jérôme! Même pas la jeune femme de l’accueil qui pourtant fait tourner la boutique. Et surtout le planificateur s’arrange non seulement pour terroriser et humilier Jérôme mais aussi pour faire pression sur moi.

D’un côté des planificateurs cartésiens qui découpent le monde en briques logiques, et pourrissent la vie de leurs clients et de leurs collègues avec les meilleures intentions, et de l’autre des gens compétents qui aiment leur travail et qui sauvent la boutique malgré l’inanité des méthodes qu’on leur impose. Qui est le plus « orienté client » d’après-vous? D’où vient cette idée qu’il faut « noter » Jérôme comme on note des écoliers qui ont bien rempli leur cahier? Cette idée que seul son travail doit être évalué? Que ce travail doit être évalué par moi via un email auquel je répondrai si j’ai le temps, qui penserai bien faire si je mets 8/10 alors que seul un 10/10 peut sauver Jérôme de l’épouvantable vengeance du planificateur cartésien? Que son job dépend de mon humeur? Comment expliquer qu’on obtient un résultat que personne ne souhaite sincèrement?

Dans Stratégie Modèle Mental, nous montrons que lorsque nous faisons face à des situations inextricables ou qui semblent aberrantes, il faut commencer par reconsidérer les modèles mentaux à l’œuvre dans ces situations, c’est à dire les croyances qui nous semblent des évidences universelles et qui n’en sont pas. Qu’est-ce qu’on entend donc par « orienté client »? Pourquoi cette idée de notation? Est-il si évident que Jérôme sera « performant » si on le note alors que tout montre le contraire? Doit-on concevoir la prise de rendez-vous comme un acte purement administratif, ou comme le point de départ essentiel d’une relation dans laquelle l’appréciation des circonstances va être essentielle? Etc.

Sans un examen approfondi de ces modèles mentaux, nous générons des situations impossibles et nous faisons des gens qui s’y trouvent coincés des monstres potentiels. Car enfin un jour, Jérôme sera peut-être fatigué de compenser les dysfonctionnements du système. Il pourra soit devenir cynique et simplement appliquer les règles, et refuser de me prendre avant le 22 août, ou quitter son job pour aller quelque part où le système est moins insensé. L’effet pervers d’une « bonne gestion », d’une gestion logique, aura été, une nouvelle fois, de casser ce qui marche pour le remplacer par ce qui ne marche pas.

La notion de modèle mental et son importance dans la transformation individuelle, organisationnelle et sociétale est développée dans l’ouvrage Stratégie Modèle Mental co-écrit avec Béatrice Rousset.

19 réflexions au sujet de « C’est logique, mais ça ne marche pas: péril du management rationnel »

  1. On pourrait aussi argumenter que vous avez « forcé » le garagiste à ausculter et réparer votre voiture en imposant votre présence, c’est en effet toujours difficile de dire non à un client présent sur place et en panne et que vous avez ainsi désorganisé sa journée de travail déjà surchargée. Ce faisant, vous encouragez chez le garagiste le « bricolage » et la réponse la plus rapide possible à un aléa. La satisfaction est au top pour vous parce que le problème est réglé, mais comment gérer, pour le garagiste, la qualité de ses interventions s’il est dérangé en permanence par l’intrusion de clients dans son process?

      1. Facile…
        Mais je ne vais plus chez un garagiste ou un mécanicien où les clients ont accès à l’atelier ou peuvent demander n’importe quoi n’importe quand, parce que ce sont en réalité des bricolos qui font vite et mal plutôt que bien. Ca m’a couté beaucoup de frais supplémentaires parce que la qualité des réparations n’était pas au rendez vous.
        Essayez vous même, si je viens vous interrompre avec insistance quand vous rédigez un post ou autre chose, vous allez oublier un truc ou mettre un peu de temps à reprendre le fil de vos idées.

  2. Bonsoir Philippe, j’ai l’impression de me revoir début juillet 2018, alors sur l’autoroute A6 que ma voiture m’intime de m’arrêter au plus vite. Impossible de faire diagnostiquer le véhicule dans la plus grande concession de France qui est à 10 km de chez moi avant fin août, après le road trip que je prévoyais en famille. Il m’a fallu des heures d’appels au téléphone et des déplacement à l’autre bout de la région parisienne pour trouver un garage qui résolve le problème. Et le centre d’appel de la marque n’a été d’aucune aide. Cet événement m’a convaincu de changer de marque pour mon prochain achat de véhicule. Le seul problème est que je n’ai pas la moindre idée de qui a encore le sens du service au client privé de voiture pour cause d’incident technique.

  3. Bonjour Philippe, j’apprécie beaucoup vos articles et vos analyses; sur ce sujet néanmoins, nous pourrions trouver pas mal de contre exemples ou une approche orientée client a signficativement amélioré les choses; exemple : doctolib vs des médecins très souvent injoignables et:ou très mal outillés en matière de prise de rdv; je ne crois pas qu’une approche orientée client « logique » débouche systématiquement sur des absurdités; c’et selon moi le cas ( ce qui j’en conviens arrive souvent), quand la recherche de rationnalité est mal pensée et technocratisée.

  4. Mais c’est pareil dans tous les domaines par exemple, chercher un médecin spécialiste qui accepte de vous prends urgence, c’est très compliqué , on vous répond qu’il faut aller à l’hôpital, remplir des dossiers, on vous met à attendre sur une chaise des heures et des heures pour vous dire que le médecin ne peut venir pour l’instant et qu’il faut vous hospitaliser.

  5. Dans le triage, le facteur humain est important derrière les process qui peuvent traiter les 3/4 des besoins ayant une faible criticité.
    Je suis passé par une expérience tout aussi illustrative de cela.
    Je commande un harnais pour mon chien en Chine où est le fabricant via une plateforme AliB… Sans faire attention l’adresse mise par défaut était celle de mon fils à La Rochelle où il faisait ses études mais il n’y habite plus depuis 1 an et j’habite à 700km de là.
    M’en rendant compte alors que je faisais un suivi du colis, je préviens l’expéditeur sur la plateforme. Ce dernier me répond qu’il ne peut plus intervenir, il est désolé.
    Quelques jours plus tard lors de la distribution de l’enveloppe, la factrice appelle mon fils sur son portable. « Ok je note que vous n’habitez plus là. Le colis sera redistribué demain (?) puis il sera à retirer au centre de tri postal de La Rochelle pendant 15 jours avant d’être renvoyé à l’expéditeur. »
    Ayant l’information je vais voir le centre de tri postal qui est en face de mon travail, dans le Gard « C’est fini le temps où on pouvait coller une étiquette de réexpédition. Et on ne peut même pas appeler nos collègues de La Rochelle, on n’a pas leur numéro. Il faut appeler le service des réclamations au 3631, c’ets la seule solution. Désolée. »
    Et au 3631 j’entends une daem me dire « Oui je comprends ben votre problème mais on ne peut vous proposer que de choisir dans quel lieu, sur La Rochelle, vous voulez retirer votre colis (soit à 700 km). Je serais à votre place moi aussi j’aimerais bien qu’on puisse me renvoyer le colis à mon adresse… mais ça n’est pas possible. D’ici 15 jours il repartira, c’ets comme ça. Désolée. »
    Entre-temps le service client chinois me rassure en me disant qu’il se tient prêt à me renvoyer un harnais identique à la bonne adresse à ma demande et qu’il admire ma persévérance.
    Alors je tente une dernière cartouche en envoyant une simple lettre avec un timbre à l’attention d’un humain, Monsieur le Directeur du centre de tri postal de La Rochelle, expliquant mon problème, et les différents « Désolés ». Je lui signifie qu’il est ma dernière chance et que je sonde s’il reste un humain derrière le process…
    3 jours plus tard, je reçois un message sur mon portable suivi d’un texto du Monsieur en question « Bonjour, On a bien reçu votre lettre. Le colis est bien dans notre centre. Bien sûr qu’on va vous le renvoyer. Appelez-moi simplement pour confirmer l’adresse et ce sera fait d’ici 48h… »
    Inutile de dire que j’ai appelé cet humain pour le remercier chaleureusement pour sa transgression, cet acte révolutionnaire qui aura évité à mon colis de repartir en Chine aux frais de la princesse.
    Il reste des humains, encore faut-il ne pas se satisfaire des procédures toutes faites, sortir du cadre et aller faire appel à eux.
    Alors merci à tous les Jérômes 🙂

      1. Kafkaïen ! Voilà ce que c’est que de ne plus trouver ce qu’on cherche en local et de passer commande à distance par des plateformes, aux services et supports robotisés peu réactifs aux erreurs humaines, (en l’occurrence : mauvaise déclaration d’adresse de livraison). Le système vous dit : VOUS n’avez pas le droit à l’erreur, et cependant l’erreur est humaine et fait partie de nos gènes, sinon nous n’aurions rien à apprendre. Le pire, c’est que cela pourrait se produire pour quelque chose de quasi vital (par exemple des poches de sang, ou des organes pour sauver des gens en urgence) et là…. Même pour une urgence aujourd’hui SOS Urgence surchargé, demande à ce que l’on passe par Internet, comme si la personne qui souffre était toujours en capacité de le faire si elle n’est accompagnée ou dans un paroxysme de la douleur telle qu’il lui est impossible de le faire…MAIS QUI SE MET A LEUR PLACE ?

  6. A méditer à l’heure où on s’apprête à résoudre le problème de la surcharge des urgences en « rationalisant » la recherche de lits avals ….

  7. Effectivement les stratégies et modèles mathématiques appliqués juste à la rentabilité financière ne satisfont pas tous les besoins clients, ni ceux de la société en général. Comme je le dis en commentaire de votre article sur Linkedin, la loi de Pareto semble favoriser le profit et la satisfaction envers les 20% de clients qui nous font réaliser 80% du CA parce que le reste du service à accomplir est chronophage et ne rapporte pas assez…mais du coup, ce système de lissage exclut les autres. Il suffit d’un seul client mécontent pour nuire à l’image de marque compte tenu maintenant des notes et avis applicables pour tout et n’importe quoi.
    Je ne suis pas favorable à la politique du chiffre qui nous a été inculquée comme étant le summum ! D’abord il faut tenter de résoudre au maximum les problèmes humains en répondant aussi aux urgences, tous secteurs confondus, qui se délitent parce que dans un monde disruptif poussant les gens à être dans le chaos permanent pour ne pas réfléchir, ni surtout anticiper et consommer bêtement à n’importe quel prix (vous savez le prix d’arnaque pour réparer un verrou de porte par exemple), il faut trouver des réponses dans l’urgence qui sera presque toujours insatisfaisant voire encore plus problématique.

  8. La situation décrite est classique d’une entreprise (mais cela vaut également pour les organisations publiques) qui ne maîtrise pas le coût des retards (« cost of delay ») et qui cherche à atteindre l’objectif contre-productif de l’utilisation maximale des moyens de production ce qui conduit immanquablement à une augmentation du stock d’encours et une dégradation du coût unitaire moyen et de la qualité.

  9. Bonjour,

    in coda venemum –> in cauda venenum

    🙂 Bonne journée et merci pour vos articles

  10. Merci pour ce retour d’expérience enrichissant.
    Cela illustre bien la difficulté de répondre à tous les clients par des procédures standards. Ça fonctionne dans la plupart des cas pour résoudre des problèmes courants mais avec difficulté pour des demandes spécifiques ou urgente.
    De nouveaux services restent à inventer !
    A bientôt,
    Laurent

    1. Exact ! Cependant les réponses actuelles aux urgences restent insatisfaisantes pour les deux parties et notamment parce qu’il y a le principe de rentabilité d’un côté, confronté au principe de réponse humaine spécifique et isolée, donc peu rentable, à moins d’accepter de se faire arnaquer en payant l’urgence de façon déconsidérée (ce qui se produit), de l’autre. Il y a donc une volonté de mettre les gens en difficulté pour qu’ils casquent le plus possible…puisque ce n’est pas prévu dans les standards commerciaux prévisibles. C’est le cas de la politique des Banksters pour le crédit par exemple.

Laisser un commentaire