Vaut-il mieux échouer en visant haut que réussir en visant bas? Pas si sûr!

« Il vaut mieux échouer en visant haut que réussir en visant bas. » C’est ce que déclarait un entraîneur d’une équipe de football américain. Comme très souvent, de telles déclarations sont prononcées sur le ton de l’évidence et cachent un modèle mental ignoré par leur auteur, modèle dont on peut tout à fait prendre le contre-pied: et si, au contraire, il valait mieux réussir en visant bas qu’échouer en visant haut? C’est particulièrement important management en général et en entrepreneuriat en particulier.

Derrière une telle déclaration se cache bien-sûr un modèle un peu macho où l’on prétendrait que c’est la beauté du geste qui compte plus que le résultat final. Qu’échouer n’est pas grave si c’est fait avec style. Un peu à la Pierre de Coubertin qui disait que l’important c’est de participer. Mais surtout il y a derrière ce slogan l’idée que l’important c’est d’avoir un but ambitieux. Que c’est vraiment ça qui est noble. Une nouvelle fois nous sommes enfermés dans cette idée que ce qui est important dans l’action, c’est l’ambition du but.

C’est sans doute pour cela qu’on assiste depuis quelques années à une tentative de légitimation de l’échec, notamment dans le champ entrepreneurial. Ce n’est pas grave si vous échouez, du moment que vous avez été suffisamment ambitieux. C’est là une idée bien étrange… on sait bien que l’échec est douloureux et je ne vois pas de raison de le célébrer sinon une espèce de romantisme malsain.

Mais surtout, le modèle mental principal qui se cache derrière le slogan, c’est que pour faire de grandes choses, il faut commencer par viser haut. L’effectuation, la logique des entrepreneurs, prend le contre-pied de cette fausse évidence et nous invite, au travers de son premier et de son second principe, à viser bas. Que disent ces principes? Le premier énonce qu’on peut déterminer ce qu’on peut faire à partir de ce qu’on a sous la main. Autrement dit, on ne part pas d’un but ambitieux (« viser haut! ») pour ensuite essayer de le réaliser (et pleurer si on n’y est pas arrivé), mais on choisit un but qu’on peut atteindre à coup sûr car déterminé en fonction de ce qu’on a. Le deuxième principe énonce qu’on agit en perte acceptable, c’est à dire qu’on ne mise que ce que l’on peut accepter de perdre. On place ainsi une contrainte forte sur les buts qu’on se fixe. Au lieu de faire varier l’effort possible pour une ambition donnée, ce qui est très risqué, on fait varier l’ambition en fonction de l’effort possible.

Quel est l’intérêt d’une telle approche? Il réside évidemment dans la très forte probabilité d’atteindre l’objectif qu’on s’est fixé: si on décide de ce qu’on peut faire uniquement sur la base de ce qu’on a, on a toutes les chances de réussir. Ainsi si je dois préparer un dîner pour mes amis, je peux soit viser haut et essayer d’organiser une soirée brésilienne complète avec orchestre de Salsa, mais avec une très forte chance que quelque chose se passe mal, ou je peux décider de faire des pâtes avec du ketchup que je trouve dans mon frigo. Ça ne sera sans doute pas la soirée gastronomique du siècle, mais je suis certain au moins que mes amis ne repartiront pas le ventre vide. On échange donc l’ambition élevée avec un risque fort d’échec avec une ambition en lien avec ce qu’on est certain de savoir faire, et donc avec une grande chance de réussite. Au-delà de l’univers de la restauration, une telle approche est particulièrement pertinente en situation de forte incertitude où l’ambition peut viser complètement à côté de la plaque très facilement.

Manque d’ambition? Small is big!

On objectera naturellement qu’une telle approche manque d’ambition. En un sens, c’est exact et c’est même son principe de fonctionnement. Moins d’ambition, plus de réussite. Mais cette objection tient souvent au modèle mental qui la sous-tend, selon lequel on pense que pour réussir grand il faut viser grand d’entrée de jeu. Autrement dit que l’ampleur du succès final dépend de l’ambition initiale. Or une telle croyance est infirmée par de nombreux exemples. Non seulement il n’y a presque aucune relation entre les deux, et la plupart des très grandes entreprises ont commencé très modestement, mais on peut même défendre l’idée que commencer et avancer par petites touches accroît ses chances de réussite: au lieu de viser un big bang hypothétique et très risqué et de se glorifier ensuite d’un noble échec qui fera l’admiration des autres pour le reste de notre vie, il vaut sans doute bien mieux avancer de petite réussite en petite réussite: l’échec, s’il survient, se fera sur une petite avancée, en perte acceptable, et nous laissera donc en vie pour permettre de tenter une autre avancée. Small is big! Le principe de rester en vie permet ainsi au processus effectual de générer de nouveaux buts modestes (relativement à celui qui se les fixe) et viables en continu. En un sens, l’échec du processus en général n’est plus une option.

Ce n’est pas romantique, ce qui n’est pas plus mal lorsque le romantisme des autres est payé par vous, mais ça marche.

Pour en savoir plus sur l’effectuation, lire mon article Effectuation: Comment les entrepreneurs pensent et agissent… vraiment ou mon ouvrage Effectuation, les principes de l’entrepreneuriat pour tous. Sur l’échec, lire également Célébrer l’échec, est-ce vraiment une bonne idée?.

Sur les modèles mentaux, voir mon article Ce qui bloque votre transformation organisationnelle, ce sont vos modèles mentaux.

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10 réflexions au sujet de « Vaut-il mieux échouer en visant haut que réussir en visant bas? Pas si sûr! »

  1. En plein dedans. J’ai un projet de reconversion pro après un redressement judiciaire douloureux. Je voulais faire « petit » même si j’avais l’habitude de dire que ce qui commence petit reste petit, mais la CCI me dit que mon projet a du potentiel et qu’il faudrait viser plus grand ? Evidemment cette remarque remet ma motivation et mes convictions à l’épreuve. Il est parfois plus facile de fédérer autour d’un projet avec de l’ampleur qu’un projet limité même s’il peux être destiné à évoluer ?

    1. ça dépend ce qu’on appelle viser plus grand. Une façon de viser grand est de rester en vie, donc de progresser par petites victoires sur lesquelles on capitalise (les échecs éventuels étant petits). Je ne pense pas que ce soit la taille du projet qui soit le seule facteur de mobilisation des parties prenantes. Trouvez les bonnes. Small is big.

      1. Merci de votre réponse, j’aurai adoré vous avoir comme prof 🙂 on se sent tellement seul face à la création d’un projet. Bonne année 2024

      2. inspirez-vous des principes de l’effectuation et ne restez pas seule. Trouvez des gens qui raisonnent eux aussi avec ces principes, et fuyez les donneurs de leçon de morale.

  2. Article très intéressant mais que répondre aux startups française, surtout dans le digital, à qui ont dit que si elles veulent survivre et résister à la concurrence, il faut qu’elles aient beaucoup d’ambition et qu’elles doivent des le démarrage penser à l’international (e.g. USA) et conquérir le monde. Il y’ a un très bon article à ce sujet :https://15marches.fr/business/hypercroissance

    1. L’effectuation ne s’oppose pas à la croissance bien au contraire, c’est une autre manière de préparer la croissance: je dis juste que pour devenir grand, il n’est pas nécessaire de viser grand. Beaucoup de très grandes entreprises ont une une telle approche de petits pas au début. Ca n’empêche en rien une croissante forte ensuite, au contraire, on peut montrer pourquoi ça le permet plus facilement.

  3. Il y a quelques années j’avais été soufflé par la réponse de Carlos Ghosn : être juste un peu au dessus de la concurrence mais pas trop.

  4. Bonjour,
    Merci. Toujours stimulant.
    A l’inverse, bien souvent, des politiques, les militaires raisonnent comme vous : ils ne peuvent partir que de ce qu’ils ont pour construire leurs succès ou rendre tenables leurs échecs.
    Un bémol sur ce que vous dites de l’échec : cherche-t-on à le « légitimer » ou, plus simplement à le dédramatiser, en lui reconnaissant quelques vertus dans les processus d’apprentissage ? « Fail fast » ou « fail better » sont partie intégrante de la logique d’effectuation, non ?
    Xavier RONOT

    1. Bonjour. Contrairement à ce qu’on pense souvent, « fail fast » n’est pas du tout dans l’esprit de l’effectuation. C’est ce que j’essaie d’expliquer dans l’article mais qui est tellement contre-intuitif! L’effectuation nous dit de calibrer ce qu’on veut faire en fonction de ce qu’on a précisément pour éviter l’échec. Donc l’impératif de l’effectuation, c’est « don’t fail ». Viser bas pour ne pas échouer. Viser bas pour réussir à faire quelque chose et donc avancer.

  5. Bonjour Philippe,
    La réflexion est intéressante, merci pour ce post.
    Pour ma part, et indépendamment de l’ambition de l’objectif, je pense que s’autoriser à échouer, est indissociable du processus d’apprentissage et du fait d’oser. Or, la peur d’oser est souvent un frein à l’innovation.
    Je partage votre conclusion, il vaut mieux avancer de « petite réussite en petite réussite » pour progresser.
    A bientôt,
    Laurent Cachalou du blog Innover-Malin

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