Pour en finir avec le « servant leader »: vive l’ego!

Faut-il en finir avec l’ego surdimensionné des managers? La question peut se poser lorsqu’on voit les effets dévastateurs que l’egotisme, défini comme une opinion exagérée de sa propre importance, continue d’avoir sur les organisations qui y laissent libre cours. En réaction à ces excès, certains experts ont développé la notion de servant leader, suivant laquelle le leader doit nier son ego et se mettre au service des autres. A l’heure où les individus deviennent plus autonomes et mieux éduqués, une telle notion paraît logique. Et pourtant, la seule solution aux ravages de l’égotisme serait-elle la censure de son ego et le sacrifice à la cause commune? Loin s’en faut car le servant leadership pose autant de problèmes qu’il en résout.

Comme souvent avec les concepts à la mode, la notion de servant leadership n’est pas nouvelle; elle a été introduite par Robert K. Greenleaf dans les années 70 en réaction aux concepts de leadership autoritaire qui reste très en vogue dans le management tel qu’il est enseigné. Régulièrement remis au goût du jour, le servant leadership n’a pourtant guère rencontré de succès. L’une des raisons tient sans doute à ce que l’hypothèse qu’il pose, l’excès d’ego est un problème, n’est pas aussi vraie qu’elle en a l’air. Nous connaissons tous des leaders toxiques, mais certains d’entre eux ont accompli des choses extraordinaires. Steve Jobs avait un ego surdimensionné tout comme Elon Musk aujourd’hui. Certains estiment que c’est même ce qui explique leur réussite extraordinaire. Comme l’écrivait de Gaulle, la perfection évangélique ne conduit pas à l’empire. Il y a cependant des contre exemples, des leaders ayant eux aussi accompli des choses extraordinaires, comme Bill Hewlett et David Packard, créateurs de HP, mais qui possédaient un ego normal (si cette notion a un sens) et qui étaient connus pour leur modestie. On le voit, l’ego n’est pas en soi nécessaire ou au contraire antinomique à la création de grandes choses. Par ailleurs, mon expérience avec les « leaders » suggère que s’il y a quelque chose de pire qu’un leader égotique, c’est un leader sans ego qui laissera se développer les pires comportements au sein de son organisation.

Enfin, la notion de servant leadership reste prisonnière d’un modèle mental, celui du leader indispensable et n’est qu’une variation sur le thème « Il faut un leader, au sens de celui dont tout dépend », et la question est de savoir lequel. Peut-être n’avons-nous pas besoin de leader? Qu’est-ce qu’on entend par leader? Cela n’est au fond pas très intéressant.

Si on s’intéresse aux dysfonctionnements de l’organisation, à ce qui la bloque et qu’on veut la remettre en mouvement, une autre approche est possible que celle consistant simplement à dire « supprimons l’ego« . Pour savoir laquelle, nous pouvons, encore une fois, nous tourner vers les entrepreneurs dont l’approche est décrite par la théorie de l’effectuation au travers de cinq principes. Ces principes montrent comment des gens parfaitement normaux peuvent faire des choses extraordinaires, y compris dans des circonstances difficiles.

Parmi les cinq principes de l’effectuation, deux sont en effet très utiles pour cette question épineuse. Le premier principe énonce que l’entrepreneur part de ce qu’il a sous la main pour déterminer ce qu’il peut faire. Le second principe énonce que l’entrepreneur construit son projet en suscitant l’engagement de parties prenantes dans celui-ci.

Partir de ce qu’on a sous la main: l’entrepreneur considère ses ressources disponibles et détermine ce qu’il peut faire à partir de ces ressources. Quelles sont les ressources dont dispose chacun d’entre nous? Elles sont au nombre de trois: soi-même, ses connaissances, son réseau de relations. Ainsi donc la première ressource de l’entrepreneur, c’est lui-même, sa personnalité, sa créativité, ses envies, ses frustrations, son idéalisme, etc. en bref ses modèles mentaux, c’est à dire la façon dont il conçoit le monde. Les entrepreneurs s’appuient sur leur ego comme ressource fondamentale pour transformer celui-ci ; ils l’assument avec plus ou moins de difficulté, car ils sont entourés de gens qui leur expliquent constamment qu’ils doivent mettre celui-ci de côté et se sacrifier au groupe, mais certains réussissent à l’assumer quand-même. L’enjeu est de ne pas se nier, mais au contraire s’accepter, « faire avec ce que je suis » pour, en pleine confiance, aller vers les autres. A l’opposé d’une théorie du sacrifice de l’individu pour le bien commun, ce principe est une pratique humaniste, qui vous remet véritablement au centre de l’action sur une base d’égalité avec les autres. Il porte en lui une valeur de respect indispensable à son fonctionnement.

Susciter l’engagement de parties prenantes dans son projet: L’entrepreneur développe son projet en travaillant avec les autres, en créant un réseau croissant de parties prenantes qui y contribuent. Il s’agit d’une démarche de co-création qui suppose une égalité des parties prenantes. L’entrepreneur n’est donc ni supérieur (egotisme du leader autoritaire visionnaire) ni inférieur (sacrifice au bien commun) mais un égal parmi d’autres. Grâce à l’altérité, on expose ses modèles mentaux et comprend mieux ceux des autres; on peut alors se développer dans un équilibre d’ego bien assumés et éviter un rapport de domination ou de soumission de type « Soit je t’écrase, soit je m’écrase ». S’induit ainsi une dialectique dans laquelle les modèles mentaux de chacun sont exposés, testés puis ajustés pour être transcendés dans un modèle commun résultant qui permet la transformation du monde ou de l’organisation.

Ces deux principes, partir de soi-même de manière humble mais assumée, et travailler avec les autres dans une relation égalitaire, sont des principes extrêmement puissants. Ils reflètent les principes humanistes de Montaigne et d’Érasme mais surtout ils expliquent la création des entreprises et d’organisations nouvelles. Ils sont les principes des mouvements sociaux et des révolutions politiques, scientifiques et industrielles. Ils sont les principes de transformation.

Tirer parti de nos ego pour changer le monde

Cessons de rêver d’un monde sans ego. Visons plutôt un mode d’ego bien assumés et régulés tant bien que mal qui traduit une tension inhérente à l’existence même d’une collectivité. C’est un équilibre instable, bricolé en permanence, sans cesse à recommencer. Il insupporte les cartésiens, les platoniciens, et tous les tenants de systèmes de perfection évangélique qui voudraient que chacun sacrifie son ego à un bien commun indéfini parce qu’indéfinissable. Quelle tristesse pourtant que d’exiger cela! Quelle idéologie mortifère! L’ego c’est la vie; parions sur elle! Partons de ce principe de vie, de cette ressource unique de l’être humain, et apprenons à chacun d’en tirer parti pour faire des choses extraordinaires. Vive l’ego!

Pour en savoir plus sur la notion de modèle mental, lire mon article Le conflit de modèles mentaux, clé de la transformation organisationnelle. A propos des managers toxiques, lire mon article Le créosote, ce manager performant qui détruit votre entreprise.

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11 réflexions au sujet de « Pour en finir avec le « servant leader »: vive l’ego! »

  1. Quand je regarde les exemples donnés (Jobs, Musk et Hewlett – pour Packard, je ne sais pas, je n’ai pas d’informations), j’ai l’impression que toute cette histoire d’ego est largement hors sujet.
    Pour ce que j’en sais, il s’agit d’individus capables de définir des objectifs ambitieux mais réalistes, en s’appuyant sur une authentique compétence technique, compétence qui est la source de leur légitimité auprès de leurs « troupes ».

    Jobs est connu pour avoir retardé la sortie de l’iPhone originel de plusieurs années jusqu’à ce que toute l’électronique « tienne » dans 2 fpga : s’il avait laissé le champ libre à son ego, il aurait piqué une grosse colère et nié la primauté des contraintes techniques, pour un désastre assuré.

    Avant de se lancer « à l’assaut de l’espace », Musk a commencé par se former aux techniques spatiales, et pas avec une formation « bidon » pour chef. Quand il fixe à ses équipe un coût maximal pour telle ou telle fonction embarquée, il sait de quoi il parle, et c’est pour cela qu’il est obéi. Pas grâce à une histoire d’ego.

    Quant à Hewlett, il était connu pour se balader le soir dans les labos de HP pour « sentir » l’évolution des études en cours. Et quand il a lancé l’étude du premier calculateur de bureau (ancêtre direct des calculettes de la marque, l’architecture n’ayant que peu changé), il a précisé « je veux qu’il tienne sur la desserte de mon bureau » (pour la petite histoire, il s’en fallait d’un ou deux centimètres ; mais les concepteurs lui ont discrètement changé son meuble…)

    Trois cas : ego ou pas ego, on s’en fiche un peu. C’est la crédibilité du chef (en l’espèce, crédibilité technique) qui fait la différence.
    D’autres tentatives ?

    Par contre, des exemples d’ego démesurés comme substitut à la compétence, qui ont conduit des boîtes à la ruine, il y en a un paquet.

  2. Merci pour ce rappel de la place de l’individu et de sa spécificité. Les organisations tentent souvent de mettre en place des processus pour rendre l’individu substituable sur un poste. Vive l’ego assumé qui apporte de la sincérité.

  3. Bonjour et merci pour votre analyse. J’y retrouve le lien avec le MOOC très bien fait d’ailleurs et votre livre sur le sujet de l’effectuation. Personnellement je ne pense pas qu’il faille sacrifier ou nier son ego. Quand l’ego est au service de son « pourquoi » (appellons-le essence, âme ou autre…) et qu’il rejoint en cela les niveaux de Dilts effectivement alors il a sa place. Notre culture rationnelle occidentale a encore du mal à s’ouvrir sur le sujet… Et pourtant… Pour autant on peut-être servant-leader ou manager-coach appelons-le ainsi avec un ego à sa juste place. C’est toujours l’excès de l’un ou de l’autre qui pose problème et l’humanité regorge de cas de « réussite » des deux côtés. Mon prisme d’analyse consiste à utiliser l’approche de la spirale dynamique qui montre bien cet effet de balancier entre des périodes de l’humanité entre « sacrifier son soi » (et donc son ego) et entre celles où l’égo prenait toute sa place. Il ne faut donc pas chercher à opposer les deux… C’est une danse subtile… Ce qui est certain c’est que de toute façon le monde évolue de ER Orange vers FS Vert et donc vers moins d’ego… La France est dans ce cas (même si elle est encore teintée par DQ Bleu…). Avant de continuer vers GT Jaune où il sera à nouveau présent mais pas au détriment d’autrui… c’est là que le servant leader aura sa place 😉 Et chaque homme est à un autre niveau dans la spirale… il aura donc un avis sur le sujet différent… forcément 😉 Pour terminer je dirai qu’Elon Musk est un visionnaire tout comme l’était Clark Graves.

  4. J’aime bien à ce propos le modèle de Robert DILTS qui présente l’EGO comme une nécessité vitale (c’est l’énergie de vie tout simplement qui doit être nourrie et assumée comme telle), mais qui doit être mis au service de ce qu’il appelle l’ESSENCE ou l’âme (terme difficile à vendre dans un pays laïque…). C’est à dire qu’il doit être mis au service de ce qui nous dépasse et auquel nous nous consacrons (projet, communauté, idéal, progrès, etc…). Dans cette perspective, être un « servant leader » peut avoir du sens, et ne suppose pas forcément de « sacrifice » de l’EGO. Cela suppose en revanche de maîtriser les côtés malsains de l’EGO, sauf à admettre que la fin justifie (tous ?) les moyens… J’aime aussi le terme de leader « jardinier », qui va veiller à créer, conserver et orienter un ecosystème entier pour aller vers sa vision de son « jardin ».

    1. Merci mais je n’aime pas du tout l’idée de se mettre au service de quelque chose qui me dépasse. Je pense que nos problèmes viennent précisément de là. L’idée-même de se mettre au service de quelque chose est problématique. Elle traduit un modèle mental bien particulier.

      1. Philippe je partage très souvent vos raisonnements, mais là je me sens plus proche de reynaldheckenbenner et de la spirale dynamique qu’il évoque… comment ne pas être au service de quelque chose ? Vous n’avez pas de famille? pas de communauté ? Pas de patrie ? Pas de planète ? Pas de vision d’un monde où vous aimeriez vivre et voir vos descendants prospérer ? (Je n’y crois pas une seconde !!).
        Le surinvestissement dans l’essence ou l’idéal conduit à l’angélisme et souvent à l’absence d’action et d’effets, mais le surinvestissement dans l’ego conduit à la barbarie (qu’elle soit ROUGE et concrète ou bien dans l’ORANGE aseptisé de l’Horreur Economique de la regrettée Viviane Forrester). On peut être un génie et faire le malheur du monde (Napoléon). Là où je vous suis volontiers en revanche c’est dans le constat que rien de grand ne se fait sans un EGO puissant. Mais s’il n’est pas « au service », il finit par dévorer celui qui l’a laissé imprudemment sans maître. Les exemples sont légion, hélas (DSK, Messier, Tapie, Gohn, …)

      2. ne nous pressons pas au service de ces causes qui nous dépassent …
        « Car, à forcer l’allure
        Il arrive qu’on meure
        Pour des idées n’ayant plus cours le lendemain »

      3. Il y a peut être malentendu… je ne parle pas forcément de causes politiques ou de combats conjoncturels. Je parle de sens dans les différentes acceptions du mot. Mettre son énergie au service de l’environnement, du bien être des personnes âgées ou de l’éducation des enfants peuvent être autant de « causes » qui peuvent former le socle d’une association ou d’une entreprise. Pour un manager le fait de voir grandir ses collaborateurs et de voir prospérer non seulement sa petite personne mais aussi l’ensemble d’un écosystème sont de puissants et inspirants leviers pour nourrir son action, sa créativité et son leadership. Tout cela ne relève pas de lego mais l’ego peut être nourri de la réussite de ce que l’on entreprend. La satisfaction ressentie sera plus profonde et plus durable si la « cause » est en phase avec ses valeurs profondes.

  5. et l’ego de Macron, biberonné au marxisme ? (j’ai raison, vous avez tord et je vous explique béotiens que vous êtes)

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