La vision comme modèle mental, ce n’est pas la marche au hasard

L’article que j’ai écrit récemment sur la vision organisationnelle a généré beaucoup de questions et de commentaires. Ce qui me frappe surtout c’est la grande difficulté pour beaucoup d’entre nous à nous défaire de l’idée qu’il faut absolument définir un objectif clair dans le futur pour guider l’organisation et l’action de ses collaborateurs. C’est une des grandes faiblesses de la pensée stratégique contemporaine et de nombreux entrepreneurs montrent la fausseté de cette croyance chaque jour. Est-ce à dire qu’ils avancent au hasard comme beaucoup de tenants de la vision comme but semblent le penser? Loin s’en faut.

Une vision conçue comme un état idéal situé dans le futur présente plusieurs inconvénients qui sont connus mais qu’il convient de rappeler encore et encore: le premier et le plus évident est bien-sûr, on s’en veut de le rappeler, est qu’elle risque fort d’être invalidée très rapidement, compte tenu des changements rapides et profonds de notre environnement. Le second, plus subtil, est qu’une vision détourne l’attention. On pense souvent qu’une vision permet de se concentrer sur ce qu’on a à faire et de guider l’action; en tout cas c’est le type d’argument qu’on présente le plus souvent, à grand coup de citations, par exemple Goethe qui aurait dit « Donnez à un homme un pourquoi et il supportera n’importe quel comment » ou quelque chose du genre. Mais en fait la vision ainsi conçue détourne de l’action; elle nous fait regarder le futur, et non pas le présent. Elle nous fait parler de ce qui n’est pas au lieu de parler de ce qui est. On comprend que cela arrange beaucoup de dirigeants, d’ailleurs: il est tellement plus facile de disserter sur une vision à 5 ans (on peut raconter n’importe quoi, on sera parti avant que cela n’arrive, ou n’arrive pas) que de s’intéresser à la réalité de son organisation. Je suis toujours frappé de voir à quel point des dirigeants qui se prétendent visionnaires, dès qu’on passe un peu de temps avec eux, ignorent ce qui se passent dans leur organisation.

Votre vision est une chimère (Source: Wikipedia)

L’approche effectuale au sens large inverse cette approche. En disant « démarrez avec ce que vous avez », elle remet la balle dans votre camp. Ce n’est plus là-bas, dans longtemps, c’est ici et maintenant. Ce n’est plus qu’est-ce qu’on fera dans 5 ans, c’est qu’est-ce que je peux faire maintenant. C’est désagréable parce que ça signe la fin du verbiage managérial si pratique pour masquer la vacuité de la pensée. Ça fait mal mais c’est une bonne discipline. Ne te cache pas derrière le futur, agis sur le présent. La vision comme point focal guidant l’action, c’est une chimère, une drogue à accoutumance qui se termine toujours mal. C’est le joueur de flûte de Hamelin que les enfants suivent à leurs dépens.

L’erreur ou la girouette?

Est-ce pour autant à dire qu’il faut marcher à l’aveugle? Comme le craignait un lecteur de l’article précédent, si on n’a pas de vision, alors comment éviter d’être une girouette? Il faut noter l’ironie sans doute involontaire de la question: on admet que la vision nous induit en erreur, mais on semble préférer une erreur certaine à une  marche au hasard possible, comme la girouette qui tourne dans tous les sens. C’est singulier. Quel intérêt d’une approche basée sur une erreur certaine?

Naturellement il ne s’agit pas de dire qu’il faut marcher au hasard, et ce n’est pas ce que font les entrepreneurs. Les entrepreneurs agissent à partir d’une vision du monde, de ce que j’ai appelé un modèle mental. On peut employer le même terme de vision, mais le sens est différent: il s’agit de la vision du monde aujourd’hui, de sa compréhension profonde, des implications que l’on tire de ce qu’on observe et de ce qu’on comprend. Faire du modèle mental le centre de son action stratégique, c’est ramener le viseur ici, et maintenant. C’est se dire: qui sommes-nous? Que voulons-nous? Quelles sont nos grandes croyances sur le monde? Et agir sur cette base avec ceux qui partagent ce modèle mental.

Faire corps avec l’action

Le grand avantage de cette conception de la vision comme modèle mental, c’est qu’elle fait constamment corps avec l’action. La vision s’élabore au fur et à mesure qu’agit l’entrepreneur. On n’a plus cette séparation cartésienne entre la pensée d’un idéal et l’action qui devrait y mener. On a un contact constant avec une réalité qu’on façonne autant qu’on peut. IKEA se crée en 1943 mais ce n’est que dix ans après que la petite entreprise suédoise commence à offrir des meubles en kit. Il a fallu dix ans à la vision pour émerger, et quand elle émerge elle n’est pas une idée située dans le futur, elle est l’incarnation de ce qu’IKEA est. Avec la vision comme modèle mental, le but est constamment identique à la réalité. C’est ce double recentrage du futur vers le présent et de l’abstrait idéal vers le concret identitaire (qui nous sommes et comment nous voyons le monde), qui est fondamental. La vision de Facebook en 2004, si on l’appelle ainsi, c’est une série de croyances et d’intuitions sur le comportement des internautes, sur leurs attentes et leurs besoins à ce moment-là. Mark Zuckerberg, son fondateur, en connaît les limites puisqu’il déclare de manière tout à fait caractéristique, alors que le site commence à décoller, « Nous ne savons pas encore ce qu’est Facebook ». Mais son modèle mental s’élabore progressivement, au fur et à mesure de ses actions et au bout d’un moment le modèle est à peu près stabilisé. La vision du monde est achevée, pour un temps du moins.

Bien que nous ayons été formés, sinon conditionnés à penser qu’il faut forcément un but à notre action, qu’un état idéal situé dans le futur est seul à même de guider l’action des collaborateurs de l’organisation, et que cet état idéal doit être inventé par le leader de l’organisation, une approche radicalement différente est non seulement possible, mais elle s’avère même nécessaire en période d’incertitude. Elle n’a rien d’inédit, les entrepreneurs procèdent ainsi depuis longtemps. Il serait temps que les organisations existantes cessent de penser qu’une chimère est leur meilleur guide.

La notion de modèle mental et son importance dans la transformation individuelle, organisationnelle et sociétale est développée dans mon ouvrage Stratégie modèle mental: cracker enfin le code des organisations pour les remettre en mouvement co-écrit avec Béatrice Rousset.

Sur la notion de vision, voir mon article précédent: Redéfinir le concept de vision dans un monde incertain: la vision comme modèle mental. Sur le rôle du leader en matière de vision, voir: Quel leadership dans un monde incertain?.

11 réflexions au sujet de « La vision comme modèle mental, ce n’est pas la marche au hasard »

  1. En fait,vous êtes totalement en phase avec l’Ecole de Palo Alto et la systémique.
    Travailler sur ses croyances,s’adapter au contexte en permanence ,gérer les incertitudes et abandonner l’idée que le chemin va de A à B en ligne droite.
    Pour avoir beaucoup travaillé avec des start up qui ont réussi,c’est ce qu’elles font et la vision d’origine est souvent très loin de ce qui a fait le succès dans le temps;
    merci de votre réflexion. Annie Innocenti

  2. Est-ce que cela revient à ajuster sa stratégie en fonction des nouveaux éléments perçus et lus ? une stratégie à l’écoute de signaux et qui s’adapte

    1. d’une certaine façon oui; comment pourrait-il en être autrement? Mais cela va plus loin: à quoi bon faire une stratégie prédictive si on sait qu’elle sera de toute façon rapidement démentie par la réalité? Au lieu de viser dans le noir et d’ajuster, ne vaut-il pas mieux avancer à petits pas plus sûrs?

  3. Ce que je constate, c’est que ces nombreux contextes ou celle ou celui qui produit/impose sa vision se lave les mains des enjeux de l’opérationnel (être hors -sol) sont terriblement pathogènes. Mais les approches qui font totalement l’impasse sur la vision le sont aussi. Sur le blog de Nicolas Brun, la page « créer un projet constructif » https://www.holographik.fr/creer-projet-constructif-guide.php ,le paragraphe « Tester ses hypothèses » et son schéma tout simple sont très éclairant à ce sujet. Il y est question de la notion de pivot.

    1. Merci pour ces articles toujours passionnants. J’ai toujours regardé avec méfiance le mot de « vision », parce qu’il me semblait de manière enfantine, relié avec le monde des « devins » et autres « prédicateurs ». De fait, un des problèmes avec ce terme c’est que chacun y met un peu tout et n’importe quoi. Si la vision est prise dans le sens de « état de choses souhaitables dans le futur », et cela semble être le cas dans tes articles, je trouve utile de distinguer : oui, il est inutile voire contre-productif de vouloir décrire en détail ce fameux « état des choses ». Et oui, il est utile par contre d’assumer de préciser un peu ce qu’on pense souhaitable. Le vrai guide pour l’action, ce ne sont pas des « plans » sur ce qui devrait se passer, mais les valeurs morales qui servent à trancher dans l’action. Respect des droits naturels, respect de la propriété et de la liberté, tolérance, solidarité : chacun y mettra ce qu’il voudra, mais le « souhaitable » (donc le « moralement bon ») ne recouvre pas qu’un état des choses, mais aussi les procédures que l’on suit pour agir. L’éthique déontologique a son importance, et si la « vision » parle aussi de cela, alors elle peut avoir un intérêt. Mais qui n’est pas un intérêt stratégique (au sens du plan stratégique) ; son intérêt est pédagogique et d’éclaircissement.

  4. Comme disait le regretté Edgar Faure dans sa grande sagesse, ce n’est pas la girouette qui tourne, c’est le vent…

  5. Bonjour Philippe,
    On voit que le sujet est intéressant et s’enrichit de nombreux échanges, c’est bien. Merci de susciter tous ces débats.
    La vision, lorsqu’elle est partagée comme modèle mental, permet plus d’autonomie pour mieux agir au quotidien et fédère les équipes autour de valeurs communes. Et c’est pas rien !
    A bientôt,
    Laurent Cachalou du blog Innover Malin

  6. Bonjour,
    cela signifierait-il qu’il vaut mieux naviguer à vue, en direction de la vision que l’on pense être la bonne, pour se garder un delta de réaction/modification/adaptabilité ?
    Mais, le cas échéant, cela ne risque-t-il d’inciter à modifier le cap au moindre écueil ? . . .
    Merci pour vos analyses
    Jean-Paul

    1. naviguer à vue est un argument circulaire: Oui et non… naviguer à vue signifie ne pas avoir de point fixe! Je ne vois pas en quoi « modifier le cap au moindre écueil » est problématique: les entrepreneurs appellent ça « pivoter »…

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