Faut-il un but dans la vie? Conseil d’orientation aux étudiants dans un monde incertain

Faut-il avoir un but clair dans la vie quand on entreprend des études? La logique suggère que oui, bien-sûr. On appelle cela un projet professionnel et la solidité d’un tel projet, c’est à dire la clarté du but que l’on poursuit, est une condition importante d’admission dans les grandes écoles au moment de l’entretien. Est-ce raisonnable d’exiger cela à l’heure où le monde n’est qu’incertitude et surprises? Je pense que non.

« C’est ce que je fais qui m’apprend ce que je cherche » –Pierre Soulages

Bien-sûr, on a tous connu ceux qui savaient parfaitement, dès le plus jeune âge, ce qu’ils allaient faire dans la vie. Je me souviens ainsi d’une camarade de classe, en première, qui voulait devenir avocate. Elle allait assister à des audiences de procès le mercredi après-midi. Elle est bien devenue avocate.

Mais tout le monde n’est pas comme ça. Un ami me confiait récemment que sa fille n’avait jamais su quoi faire dans la vie. Non pas qu’elle n’ait rien fait, mais elle n’a jamais eu de projet précis et a choisi ses études, ses stages et son travail au gré de ses envies sans trop savoir où aller. Elle considère avoir réussi sa vie, mais elle vit mal l’idée de ne pas avoir de but clair même aujourd’hui.

Et c’est vrai qu’avoir un but est universellement considéré comme indispensable. La plupart des parents poussent ainsi leurs enfants à faire des études « sérieuses » pour avoir un bon travail. Mon expérience de jury dans les oraux d’admission d’une école de commerce m’amène à voir des candidats qui semblent préparés depuis leur plus jeune âge à ce moment crucial. Leur vie est une réponse au cahier des charges de l’oral d’admission : un sport collectif, une passion, un engagement humanitaire, un livre favori, une marotte un peu bizarre pour titiller le jury, une concession à la mode du temps (développement durable ou bio, c’est selon). Les vingt premières années entièrement formatées pour maximiser leurs chances d’atteindre le but ultime : l’admission. Puis le but atteint, le relais est immédiatement pris par le but suivant : un job dans une grande entreprise. Et donc très vite on prend une responsabilité dans l’une des associations (un intérêt aussi profond que subit pour, disons, le vin, le basket, l’aide sociale, n’importe quoi fera l’affaire pourvu que le but soit atteint).

Et souvent ça marche : beaux jobs, beaux salaires, les parents – gardiens de but de leurs enfants – sont fiers, et à juste titre. Mais ça marche de moins en moins. Nombre d’entre ces « gagnants » se précipitent sitôt admis vers l’entrepreneuriat comme seule porte de sortie pour échapper à ce but qu’ils n’ont jamais vraiment désiré. L’entrepreneuriat comme voie de sortie est d’ailleurs récemment théorisé par les chercheurs en entrepreneuriat qui y voient une des sources de la fluidité croissante de notre société. Les gens ont désormais des options pour échapper aux buts imposés.

Le but au bout de vos études… peut-être (Source: wikipedia)

L’angoisse du gardien de but

Je suis ainsi fasciné de voir tant de cadres dirigeants issus des meilleures grandes écoles françaises, purs produits de notre méritocratie, ayant réussi et atteint « le but », mais mettant pourtant leurs enfants dans une école Montessori, déchirés entre leur souhait de voir ces derniers réussir comme eux l’ont fait, et leur intuition profonde qu’il vaudrait mieux, quand-même, que ceux-ci y échappent et qu’ils poursuivent une éducation sans réel but.

Intuition profonde mais inavouable car la bascule n’est pas facile. Imaginez dans les beaux quartiers si votre enfant ne fait pas une grande école ? Eh bien on se l’imagine de plus en plus car cela arrive de plus en plus! Les marginaux et fils de famille déchus du XXe siècle sont la normalité du XXIe siècle. Qui parmi vous ne connaît pas aujourd’hui l’un d’entre eux ? Qui n’a pas un ou plusieurs entrepreneurs dans son entourage ? Ce cadre dirigeant d’une entreprise du CAC40 me confiait récemment être fortement interpellé par le fait que ses trois enfants soient tous entrepreneurs. L’idée d’un plan de carrière leur fait horreur.

On les appelle « entrepreneurs », par facilité, mais on pourrait les appeler « vivants ». Bientôt on ne les appellera plus car ils seront devenus la norme. Ce sont les autres, ceux qui seront restés enfermés dans « le but », qui devront s’appeler et se justifier : c’est quoi votre problème pour avoir tant besoin d’un but dans la vie ?

Heureusement il m’arrive d’avoir des candidats dans mes jurys d’admission qui ont compris cela. Un jour, or que je demandais à cette candidate quel était son projet professionnel, comme à mon habitude avec un secret espoir mais m’attendant au sempiternel « J’ai toujours rêvé d’être… », elle me regarda bizarrement, comme si j’avais posé une question stupide (c’était le cas mais je ne pouvais l’avouer bien-sûr) et me répondit: « Eh bien je ne sais pas. Je ne connais pas du tout le monde de l’entreprise, et j’espère bien le découvrir avec les différentes matières et les différents stages durant ma scolarité. Je suis sûr que je ferai des rencontres intéressantes et que quelque chose en émergera. Je veux garder tout cela ouvert pour l’instant. » Ce fut un moment de grâce. Quel maturité et surtout quel courage!

L’absence de but, c’est la vie

Une vie sans but ? Un étudiant sans projet de carrière ? Pourquoi pas ? Prendre des cours au hasard de ses envies, découvrir des choses inattendues, s’initier à la calligraphie, par exemple, totalement inutile, rencontrer des gens en dehors de son cercle et arriver à un endroit inimaginable au départ. Quelques années plus tard, connecter toutes ces choses inutiles et inventer le Macintosh avec ses superbes polices de caractère. C’est l’histoire de Steve Jobs. On peut faire pire, non?

C’est ce que mon ami se tue à expliquer à sa fille: elle a fort bien réussi sans jamais avoir de but clair; elle a fait un diplôme soi-disant « sans débouché »; elle s’est moquée de son « employabilité », concept inventé par les adeptes du but imposé, vivant dans un monde fermé à horizon de six mois; elle a avancé en partant de ce qu’elle avait sous la main: qui suis-je? qu’est-ce que j’aime ? (et qu’est-ce que je n’aime pas, ça marche bien aussi) avec qui ai-je envie (ou pas envie) de travailler? comment puis-je tirer parti des surprises qui ne manqueront pas de jalonner mon parcours? Certains d’entre-vous auront reconnu les principes de l’effectuation, la logique des entrepreneurs; eh bien oui, celle-ci s’applique très bien à l’entrepreneuriat de sa propre vie, pour ceux qui ne cherchent pas à découvrir la place qu’on leur a assigné dans l’ordre des choses mais qui sont décidés à se la construire tous seuls.

Alors si vous non plus n’avez aucune idée de ce que vous voulez faire dans la vie, rassurez-vous. Non seulement ce n’est pas grave, mais c’est même un gros avantage dans un monde d’incertitude et de surprises qui réduiront de toute façon à néant les plans que vous pourrez faire. On peut avancer sans but clair, la plupart des entrepreneurs le font, beaucoup de gens dans la vie le font, il est temps de l’assumer et de le revendiquer. L’absence de but, c’est la vie.

Aux prochains entretiens d’admission, il va y avoir du sport!◼︎

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▶️Voir l’épisode 2 de cet article: Faut-il un but dans la vie? Episode 2: mais qu’est-ce qu’un but?.

Pour en savoir plus sur l’effectuation, lire mon article introductif ici. On pense qu’il faut savoir avant d’agir, mais Machiavel a montré qu’il existe des situations où il faut agir pour savoir. Lire mon article à ce sujet ici.

20 réflexions au sujet de « Faut-il un but dans la vie? Conseil d’orientation aux étudiants dans un monde incertain »

  1. Bonjour
    Quelle fraicheur ce post!!! Merci. A bientôt 60 ans 20 ans dans l action … j adhère à cette ouverture à la vie,au mouvement, à la rencontre, au ressenti, aux besoins du moment.
    4 métiers differents mais toujours le fil de Soi pour rester aligner. Ce qui est important c est de savoir et d accepter de ne pas avoir de but. D être conscient que c est aussi un choix, afin de ne pas avoir de regrets : ah si j avais su…
    Nos jeunes que j accompagne sont formidables. Certains ne font pas d études : petit boulot pour se donner du temps à la reflexion : j aime quoi qui comment où pourquoi ou l inverse. Nous croyons qu ils sont contre pas du tout ils sont avec eux-memes. Parfois avec de la douleur, de l inconscience, des rêves … la vie ….

  2. Et oui ! nous n’avons pas été câblés pour nous construire hors des schémas, et des cases métier qui sont aujourd’hui des concepts faussement rassurants. Ne pas avoir de but, c’est refuser une (pré-)destination, c’est fonctionner en mode ouvert.
    Aux étudiants que je rencontre, je dis souvent : RDV dans 5 ans, je prends le pari qu’une part importante d’entre vous, fera tout autre chose que ce que vous envisagez de faire aujourd’hui.
    Dans ce contexte, se fixer un but n’est plus indispensable, c’est certain. Ce qui est devenu essentiel, c’est d’avoir une bonne boussole et un cap ! Je ne vois pas là une nouvelle querelle de mots, ou un débat filandreux sur le développement personnel, mais une nuance forte.

    Dans un monde en perpétuelle évolution mêlant incertitude et surprise, nous allons passer d’un statut à l’autre, parfois cumuler plusieurs activités professionnelles. Pour ma part, j’ai 42 ans et pour la première fois de ma carrière, je ne suis pas ‘cadre’. J’ai abandonné bien volontiers ce statut qui avait fait la fierté de mes parents à mon entrée dans la vie active, pour m’affranchir du fameux tunnel et sans être devin, je sais que je vais probablement naviguer pas mal dans les prochaines années.

    A mon échelle individuelle, cela a remis en cause la notion de but, c’est certain. Mais dans tout ce changement, ce qui compte aujourd’hui, c’est ma capacité à me réinventer sans me perdre. Bref, être capable de parler de ce vers quoi je tends, ce que je veux apporter, pour qui, …. Bref, savoir ce qui m’unifie dans cette multiplicité d’expériences et de réinventions.

    Un but, non ! Un cap, oui !

  3. Bonjour Philippe,
    Merci pour cet article si clairvoyant qui m’a enfin réconciliée avec ma difficulté à répondre à l’éternelle question « quel est votre objectif à 5 (ou 10) ans ? » débitée automatiquement par tous les recruteurs, professeurs, consultants et autres rencontrés dans ma vie !
    Mon parcours s’est fait au gré des rencontres et des envies, autant que des coups de chance (et de malchance) qui arrivent à chacun, et il n’aurait pas pu être « programmé » en suivant un but fixé à 18 ou 20 ans. Il est néanmoins très riche, et surtout cohérent avec ma personnalité et mes valeurs. C’est cela qui compte et que je ne cesse d’encourager chez les dirigeants que je rencontre dans mon métier de coach, pour qu’ils/elles se détachent de ces « buts imposés » dont vous parlez, qui leur donnent si peu de satisfactions….
    Je viens de partager votre article via LinkedIn pour qu’il soit disponible au plus grand nombre. J’espère que cela vous convient.
    Cordialement,
    Angela Lequenne
    Coach Interculturelle – Spring Coaching

    1. Merci. Votre parcours n’est pas « néanmoins très riche », il est probablement très riche PARCE QUE vous ne vous êtes pas enfermée dans un objectif initial et PARCE QUE il est cohérent avec qui vous êtes au contraire du but désincarné.
      Un grand merci pour le partage si cela peut aider le plus grand nombre!

  4. Bonjour Philippe,

    Je me reconnais complétement dans cet article…et dans le précèdent, lequel illustre une forme de conflit d’engagement: dois je continuer sur les process habituels et ce qu’attend l’organisation, ou vais je tenter la rupture..
    Je rencontre trop souvent, dans mes activités cette dictature du projet professionnel assez artificielle.
    Autre point à souligner:nos systèmes éducatifs s’ouvrent,mais encore trop lentement,à l’apprentissage des attitudes entrepreneuriales,de bonne augure pour les années à venir?
    eric Renouard
    President entreprendre pour apprendre Bretagne

    1. Merci beaucoup Eric pour votre témoignage. Oui ça bouge, mais tellement lentement… mais la seule question que chacun doit se poser est la suivante: que puis-je faire à mon niveau pour que ça bouge plus?

  5. Excellent article, dont je partage entièrement les idées. Mais permettez-moi une remarque, qui rejoint celle de Sebastien ici. Il y a 4 ou 5 ans j’étais cet élève qui a passé les entretiens d’admission en grande école (dont l’EML). (NB : c’était ma « matière » favorite donc ce n’est pas un ancien élève « anti-entretien » qui parle). L’enjeu de ces entretiens est tel pour un étudiant qui a consacré 2, voire 3 ans de sa vie à préparer le concours, qu’on peut difficilement se permettre de prendre des risques et de tenter une réponse juste mais qui risque d’être mal vue par certains membres du jury. La réponse de l’élève que vous citez dans votre article est mature, oui, mais pourrait être moins bien vue par d’autres membres du jury (j’en ai rencontré plusieurs qui s’attendent à ce que l’élève ait au moins quelques idées de projet professionnel, même s’il sera amené probablement à en changer durant le cursus).

    La chose est encore pire à l’ENA. Il y a 1 ou 2 ans le jury d’admission s’était plaint du conformisme des candidats à l’oral, du manque d’audace de leurs réponses, etc. La réalité est *légèrement* différente. Je connais plusieurs personnes qui ont préparé l’ENA ces dernières années, dont certaines qui ont été admises cette année et l’an passé. Toutes me l’ont dit clairement : à l’inverse de ce que le jury affirme, le candidat n’a aucun intérêt à sortir des clous durant son oral, au risque de le payer cher (là encore j’ai des exemples en tête…).
    C’est de cette hypocrisie que je voulais simplement appuyer ici. Mais heureusement il y a donc des examinateurs, que j’espère de plus en plus nombreux, un peu plus fins 😉

    ps : je me reconnais tellement dans votre article que j’ai monté ma boite non pas après l’école mais dès l’année de césure (en démissionnant d’un Big Four), exactement pour trouver cette « seule porte de sortie » que vous évoquez…et aujourd’hui je suis frappé par le nombre d’amis de promo qui veulent eux aussi quitter la voie « classique » et le font de plus en plus (pas forcément en « entrepreneurs business » du reste mais en « entrepreneurs de leur vie »). Ce n’est certes pas nouveau mais je m’interroge sur l’ampleur de ce changement d’état d’esprit…et sur les conséquences que cela pourrait entraîner. Il me semble qu’un basculement de système de valeurs a commencé à s’opérer et qu’il n’est pas prêt de s’arrêter…

  6. Merci Philippe.
    Sache que j’essaie moi aussi d’encourage les réponses « réelles » des chers candidats et favorise toujours l’ouverture au carcan. Le changement passe aussi par les personnes qui sélectionnent ces candidats. Alors influençons les entretiens d’admissions 🙂

  7. Je voulais être… Garde-barrière.(métier d’avenir)
    Puis tombé dans l’électronique, électronicien.
    Puis avec la TTL, et le Pet-CBM du club, informaticien… j’ai fait un moteur de système expert, et devant une CAO compilateur de silicium j’ai re-voulu être électronicien, puis informaticien sur systèmes parallèles. j’ai fait plombier pour système de traitement du langage naturel, mororiste pour des ALM sur cluster Beowulf…
    et puis je suis devenu un professionnel sérieux, et donc j’ai voulu évangéliser pour déclencher une révolution énergétique inédite, et finalement je suis devenu activiste des agrotech, et du.nucléaire classique, juste pour défendre les intouchables et autres sorcières de salem. Là, devant l’absurdité de la haine du progrès que j’observe, il me semble évident que mon but est de lancer un mouvement politique et idéologique…

    Vous allez dire que je suis dingue, un peu, enfin un peu plus me disent les collègues; Je sais que je suis autiste (et pas le seul de la boite), ça n’aide pas, mais à chacun son délire m’a appris la vie.

    La vie est un furieux bordel, fait de coup de coeur et de rencontres.
    A chaque fois l’engagement était profond. Le contraire de l’instable… Plutôt comme découvrir une terre neuve en suivant la côte, et partir comme un trappeur, suivant le fleuve Orénoque, et les gens du cru…

    D’autres veulent découvrir les indes, et finissent sur une ile perdue des caraïbes… sans rater leur vie.

    On ne change pas de vie, on change avec la vie.

  8. Oui mais ne pas tomber dans des inverses extrêmes tout autant qui consisteraient à ostraciser des individus qui obéiraient à des vocations profondes, si ce sont bien de vrais vocations au sens mystique de missions qui semblent vous habiter et vous conduire à un but inéluctable

  9. Et si on sortait du politiquement correct et des injonctions constantes qui dominent les discours ? Un simple exemple du dernier en date ce jour, le lundi vert ni poisson ni viande. Entreprendre c est bien cela, sortir des sentiers battus, et oser sa vie. Avec les e trepreneurs un vent de liberte se leve… Merci pour cet article…

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