Innovation: Célébrer l’échec, est-ce vraiment une bonne idée?

La peur de l’échec, et sa sanction, sont d’importants freins à l’innovation, particulièrement en France où le principe de précaution a été inscrit dans la constitution. Les entreprises essayent donc aujourd’hui de faire accepter l’échec, voire de le célébrer; or comme souvent, une bonne intention risque d’entraîner des effets pervers…

Tout le monde est d’accord pour reconnaître que la peur de l’échec est un problème dans les grandes organisations, surtout en France. Quiconque tente quelque chose et ne réussit pas voit sa carrière en souffrir. Je me souviens d’avoir rencontré une grande entreprise du secteur de la distribution: elle était encore traumatisée par l’échec récent d’un grand projet d’innovation dans le numérique. Je n’ai pas trouvé une seule personne en son sein qui avait participé à ce projet. Soit personne n’osait l’avouer, soit ceux qui avaient été impliqués étaient partis de l’entreprise.

La grande entreprise est en effet confrontée à deux difficultés dans sa prise de décision sur des projets d’innovation: d’une part l’échec est plus coûteux, et d’autre part il est plus probable. L’échec est coûteux parce qu’une grande entreprise fait toujours les choses en grand. Elle ne s’intéresse qu’à des grands projets. Pour croître de 1%, une entreprise qui réalise 1 milliard de chiffre d’affaire a besoin de créer un projet qui lui rapportera dix millions alors qu’une entreprise qui réalise 100 millions de chiffre d’affaire n’a besoin que d’un projet rapportant un million. La grande entreprise est donc mécaniquement attirée vers le grand projet, dont le risque d’échec est nécessairement plus grand à la fois en termes de probabilités mais aussi d’impact (si on échoue on perd plus).

Super héros de l’échec, me voici! (Source Wikipedia)

L’échec est également probable pour deux raisons. D’une part cela tient à la façon dont est conçue l’action. Parce que le projet est grand, l’entreprise se focalise sur un objectif ambitieux, généralement désincarné, servi par un plan. Mais dans un environnement incertain, le plan ne tiendra pas longtemps et sera facteur de rigidité empêchant l’adaptation aux circonstances nouvelles. La façon-même dont est conçue l’action (partir d’un objectif ambitieux clair et s’y tenir) contribue à son échec. La probabilité d’échec est également augmentée par la tendance naturelle de l’entreprise à mettre en place des mécanismes de contrôle de risque: vérifications, processus, méthodes, documentation, audits, comités, jurys, signatures multiples, etc. Mais en voulant réduire le risque « de faire » le projet, l’entreprise augmente par ailleurs le risque « de ne pas faire », c’est à dire d’empêcher des projets qui auraient pu réussir, et donc de rater des opportunités. On trouve-là une des sources principales de la difficulté des grandes entreprises à innover: leur gestion du risque et la peur de l’échec, très rationnelles, les amène à la paralysie, sans pour autant vraiment empêcher l’échec.

Célébrer l’échec, mais pourquoi?

La prise de conscience de cette difficulté, et le fait qu’elle ouvre la voie aux startups qui elles ne semblent pas avoir peur d’échouer, a amené les grandes entreprises à réfléchir à la notion d’échec. Encouragées par tout un courant entrepreneurial ambiant, elles en sont venues à vouloir l’encourager. Accepter, voire encourager l’échec semble être la seule possibilité pour relancer l’innovation en interne.

Et donc vive l’échec! Ainsi cette dirigeante d’un grand groupe a tapissé les murs de son bureau avec des posters où il est marqué « fail fast » (échouez vite!). On organise des soirées « fuckup night » (sic!) où des entrepreneurs viennent nous expliquer pourquoi leurs délires n’ont mené à rien. « Je déconne, je crame de l’argent des investisseurs, mais ce n’est pas grave, c’est cool! ». Et tout le monde applaudit à ces séances où le masochisme soft le dispute au cynisme et à la désinvolture; « Ah c’est cool d’échouer ». Et bien non ce n’est pas cool d’échouer. Échouer c’est douloureux et ça fait mal sans compter que la célébration de l’échec aura du mal à exister réellement en entreprise (faites-vous réellement confiance à votre entreprise pour qu’elle ne vous punisse pas d’avoir échoué?)

Mauvais modèle mental

Mais surtout, encourager l’échec c’est mal poser le problème. Car le problème n’est pas l’échec en lui-même mais la façon dont il est défini; plus précisément la façon dont est conçue l’action dans les grandes entreprises. Défendre l’idée d’accepter l’échec, c’est rester dans le même modèle mental, celui selon lequel il faut avoir un but pour agir, il faut que ce but soit ambitieux et il faut viser grand pour atteindre de grands objectifs. Nous célébrons l’échec parce que notre action est réduite à deux possibilités: réussite ou échec. Comme la réussite est improbable, en raison même de la façon dont nous concevons l’action, il faut bien accepter l’échec. Celui-ci est en effet défini comme la non-atteinte d’un but qu’on s’est fixé. Il y a échec parce qu’il y a but préalable ambitieux. Comme nous trouvons nécessaire d’avoir un but, et que nous avons appris qu’on ne pouvait pas toujours l’atteindre, et bien on va faire admettre l’idée que ne pas l’atteindre est acceptable socialement. On ne résout pas le problème, on dit juste que le problème n’est pas grave. Et hop!

Ce faisant on reste donc dans le même modèle mental. On aménage simplement le contexte dans lequel il imprime sa marque. Mais cette idée d’accepter l’échec a-t-elle un sens dès lors qu’on accepte l’idée qu’avoir un but n’est pas si nécessaire que ça?

Entrepreneuriat, action et échec

Car cette célébration de l’échec repose sur une compréhension erronée de la façon dont les entrepreneurs raisonnent. En effet, il est inexact qu’ils célèbrent l’échec. Ce n’est pas comme ça qu’ils raisonnent. L’effectuation, la logique qui décrit comment ils pensent et agissent, montre que les entrepreneurs prennent leurs décisions en appliquant trois principes importants. Premièrement, ils définissent leurs objectifs à partir de ce qu’ils ont sous la main. Ils se demandent « Que puis-je faire avec ce que j’ai déjà? » Deuxièmement, ils raisonnent en perte acceptable, c’est à dire qu’ils agissent par petites touches et si ce qu’ils font ne marche pas, ce n’est pas grave. Comme ils ont agi « petit », ils n’ont pas tiré toutes leurs cartouches et peuvent essayer autre chose avec d’autres petites briques. Ils ne sont pas dans le « tout ou rien » romantique. Troisièmement, les entrepreneurs agissent à plusieurs. « Que pouvons-nous faire ensemble avec ce que nous avons déjà? » est leur question de base. En déterminant leur objectif avec d’autres, ils ont plus de chances de réussir. Ces trois principes – décider ce qu’on va faire à partir de ce qu’on a, agir petit et décider avec les autres, font que l’échec est moins probable et moins grave. On aura toujours un résultat à partir duquel on construira autre chose quoiqu’il arrive. C’est une approche radicalement différente des « grands paris » des grandes entreprises en « tout ou rien ». Les entrepreneurs ne célèbrent pas l’échec pour la simple raison qu’ils ont réduit le risque et le coût de celui-ci au point qu’il n’ait plus grande importance.

Ce qu’il faut célébrer ce n’est donc pas l’échec mais l’action mesurée et prudente en procédant par petites victoires, et les grandes entreprises feraient bien de s’en inspirer.

Voir mon article: Échouer vite, le danger d’un slogan simpliste pour l’innovation de rupture.

📖 Voir mon ouvrage : Petites victoires

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9 réflexions au sujet de « Innovation: Célébrer l’échec, est-ce vraiment une bonne idée? »

  1. On n’est pas forcé de célébrer l’échec, ni même le nier (apanage des « produits » gouvernementaux, qui bénéficie d’une « vente forcée », par la police au besoin). Il suffit de le « tuer par le silence » : qui se souvient encore de la 3d (« avenir de la télé »), du RNIS (« avenir des télécom ») ? Au passage, j’espère que la voiture autonome suivra le même chemin avant de tuer trop de gens…
    Toutes ces merveilleuses innovations dont le brillant avenir a été réduit à néant par un “snag”, un élément hors du champ de la conscience de ceux qui les mettent sur le marché…
    J’ai tendance à penser qu’une partie du problème est que, dans les entreprises « établies » est que plus le projet est « stratégique », plus grand est le risque que les décideurs soient incompétents, car issus d’un processus de sélection par le « comptage des haricots ». Mais aussi « trop chefs pour se tromper ».

  2. Dans « fail fast » le plus important est sans doute le fast, parfois sous la forme cheap. Fast and cheap n’est pas votre « agir petit » ? Comme vous le dites : l’échec est alors moins grave, on aura un résultat, disons un apprentissage, qui resservira, « à partir duquel on construira autre chose quoiqu’il arrive ».
    Je vois plus de proximité que de différence entre votre approche et ce slogan.

  3. Je ne connais pas l’histoire de la naissance (aux forceps, quand même: 21 ans!) de Nespresso mais il résulte sans doute autant de la croissance des poils dans la main de la clientèle que de la persévérance de l’industriel. En arriver à payer plus de contenant (générant aussi plus de déchets) que de contenu + s’aliéner à un fournisseur unique, il faut aimer troquer sa liberté pour la paresse… Alors ils ont certes persévéré, mais difficile d’envisager ce succès commercial en faisant abstraction d’évolutions sociétales pas forcément positives (mais elles bien dans le moule de la non-persévérance!)?

    Sur le fond du problème, en grande entreprise, il peut être utile d’avoir tou simplement un département études avancées. Ce département comptant quelques personnes en propre (profil architecte sachant mettre les mains dans le cambouis) mais se nourrissait surtout des piges d’employés d’autres départements ayant un creux entre deux gros projets (un classique en R&D)… et des idées. Doté d’un budget utilisable sans grosse contrainte, pour spécifier et prototyper ces idées.

    A l’usage, ce fut bien plus productif (pas d’obligation à travailler à se cacher) de formaliser ainsi un minimum la « perruque » qui se pratique généralement en pareille circonstance. Une grande partie des inflexions majeures (et réussies) des générations de produits sur lesquelles j’ai pu travailler en furent sorties. Cela n’a d’ailleurs même pas toujours eu un débouché interne si un sous-traitant était mieux placé pour en tirer parti.

    1. juste une petite remarque : avec les logiciel de planification centralisée qui obligent chaque salarié à tenir une « comptabilité analytique » de son temps et de ses activités, la « perruque » est une chose du passé, je le crains.
      C’était pourtant à la fois un facteur d’innovation, et une opportunité d’auto-formation professionnelle.

  4. Article très bien écrit, comme d’habitude. Pourtant, je trouve l’angle, à charge, un peu empreint de manque de recul, peut être est-ce à dessein ?
    Je trouve dommage d’amalgamer l’échec et les conséquences de celui-ci.
    L’erreur plus que l’échec est un processus d’apprentissage naturel en milieu complexe, car personne n’a déjà trouvé la solution, sinon le problème aurait changé de catégorie. Donc partant du postulat que l’erreur est inévitable, l’exercice de ces sociétés (GAFAM et autres) est de limiter les effets de l’échec y compris financier en le faisant se produire sur un budget minimal (celui nécessaire à la conduite de l’expérience permettant l’apprentissage) et pour en tirer un enseignement maximal (Fail fast…Learn fast !). Les mésinterprétations/mauvaises adaptation de certaines sociétés sur le sujet sont plutôt liées, à mon sens, à un manque de maturité. Elles n’ont souvent pas passé le caque de la production orientée valeur et confondent bien souvent les concepts de moyen, droit à l »erreur, valeur et apprentissage, mais c’est un autre sujet.

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