Le dirigeant doit-il donner du sens à ses collaborateurs?

L’incertitude du monde génère une angoisse car on ne sait plus vraiment où on va. Dans le même temps, nombre de chefs d’entreprise constatent un désengagement de leurs salariés. De plus en plus, la solution proposée est la suivante: il faut donner du sens aux collaborateurs! C’est devenu aujourd’hui, dans l’esprit de nombreux experts, la mission première des chefs d’entreprises. Je trouve pourtant cette idée très étonnante.

Il ne fait pas de doute qu’un environnement aussi changeant et incertain entraîne une perte de sens. On ne sait plus le lire, l’interpréter, le comprendre. Nos modèles ne fonctionnent plus. On est régulièrement surpris par des événements inattendus, par ces choses que l’on pensait impossibles et qui deviennent courantes. Aucune certitude ne semble plus possible et il en naît un sentiment de fragilité.

Et pourtant très peu de gens avec qui j’échange – managers, employés d’organisations privées ou publiques – me disent souhaiter qu’on donne un sens à leur travail. Ils souhaitent d’abord et avant tout que la direction de leur entreprise cesse d’être insensée dans son action, qu’elle cesse de détruire du sens et faire perdre leur sens aux choses, par exemple en travestissant les mots: qualifier d’agile le fait de ne pas avoir de moyens, changer de dogme managérial tous les cinq ans, etc. Ce que les gens veulent le plus souvent c’est prendre plaisir à leur travail par la nature-même de celui-ci et des gens avec lesquels ils l’accomplissent.

Recréer du sens

Cela ne signifie naturellement pas qu’il n’y ait pas un besoin de sens. Donner un sens à son environnement est une nécessité humaine. Comme nous l’expliquons dans notre ouvrage Stratégie modèle mental avec Béatrice Rousset, l’Homme ne peut exister sans créer un modèle mental de son environnement pour expliquer celui-ci, y survivre et s’y développer. C’est vrai depuis les peintures de la grotte de Chauvet il y a 32.000 ans.

Pendant longtemps ce sens nous a été donné par d’autres. Par la religion bien-sûr qui nous fournissait une lecture de notre vie. Le sens de la vie c’était la préparation au salut éternel gagné par nos actions. C’était relativement simple, du moins en théorie. Le sens pouvait également nous être donné par la tradition: je fais comme cela parce que mes ancêtres faisaient comme cela et je les honore en continuant. Il pouvait être donné par le système politique: les trois états de l’ancien régime, notamment. Plus récemment le sens a été donné par les grandes organisations, moteurs de progrès économique et social (« je travaille chez EDF »), ou chez les historicistes (notamment les marxistes) par l’attente d’une révolution nécessaire au regard de l’histoire. D’où qu’il vint, le sens nous était extérieur.

Cette idée que le sens nous était donné par d’autres et qu’il fallait y voir là un problème de civilisation traverse l’œuvre de Nietzsche. Il écrit ainsi: « Dans la mesure où tout ce qui est grand et fort a été conçu par l’homme comme surhumain, comme étranger, l’homme s’est rapetissé – il a dissocié ces deux faces, l’une très pitoyable et faible, l’autre très forte et étonnante, en deux sphères distinctes; il a appelé la première ‘homme’, la seconde ‘Dieu’. » Le philosophe Clément Rosset parle lui de « double idéal ». Nietzsche ajoute: « les hommes voulurent fuir eux-mêmes dans l’au-delà au lieu de travailler à la construction de cet avenir. »

Mais c’est terminé. On sait aujourd’hui qu’il n’y a plus d’idéaux, et que l’histoire n’a plus de sens. « Dieu est mort » résume Nietzsche dans une expression fameuse, difficile à comprendre au premier abord. Il conclut: Les individus doivent chercher en eux-mêmes pour redécouvrir la noblesse de la moralité et le sens de la vie. Ainsi naît ce que Nietzsche appelle le surhomme, ou plus exactement sur-humain. Cette notion a été comprise par certains comme l’appel à une race supérieure mais dans l’esprit de Nietzsche le sur-humain – je dirais simplement l’humain – est celui qui trouve en lui-même, et non à l’extérieur, sa propre finalité.

Bien-sûr les tenants de l’ancien monde qui regardent le nouveau et ses pertes de sens ne cessent de le répéter: “Il faut donner du sens!” Dans un fil de discussion sur Internet, une coach écrivait ainsi: “sans des leaders responsables et porteurs de sens, la tâche s’annonce délicate”. L’idée qu’il faut donner du sens comme on donne du grain à une poule est un modèle mental de l’ancien monde qui perpétue les problèmes qu’il prétend résoudre.

Vu de cette perspective, le désengagement vis à vis du travail n’est que la traduction d’une évolution humaine profonde: mieux éduqués, plus autonomes, désormais capable de donner eux-mêmes un sens à leur environnement et à leur vie, les salariés se trouvent prisonniers d’organisations qui, elles, sont restées au stade précédent, incapable de leur offrir un environnement qui permette cette construction de sens. Leur donner un sens, on le voit, est la pire des solutions et l’on ne s’étonne pas que tous les efforts faits actuellement échouent les uns après les autres. Peut-être que l’entreprise gagnante du XXIe siècle sera celle qui créera cet environnement propice à la construction de sens et qui cessera de prendre ses collaborateurs pour des poules.

Sur la construction d’un double idéal, voir mon article sur le philosophe Clément Rosset: Vive l’idiotie! Principe de vie à l’usage des entrepreneurs et des managers.

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7 réflexions au sujet de « Le dirigeant doit-il donner du sens à ses collaborateurs? »

  1. 100 % d accord. Les entreprises doivent avant tout offrir un environnement nutritif permettant à chaque salarié de s épanouir. Le sens ne suffit pas. Ce n est pas la solution miracle. Chaque individu a sa propre histoire et le sens trouvé par l un, n est pas le même trouvé par le second. Chaque salarié est libre de trouver le sens qui est le sien à son activité. Cela peut être un sens alimentaire et c est une noble cause que d être motivé de travailler pour subvenir aux besoins de personnes que l on aime. Le sens est dans l amour. Je suis intervenue dans une assurance Maladie dernièrement. Quel sens magnifique que de travailler là : donner accès à la santé. Une magnifique cause qui fait la fierté de notre pays. Sur le papier le sens est là.. Et pourtant l enjeu de cette organisation n est pas là. Le sens ne suffit pas si l environnement n offre pas l opportunité à chacun d agir pour servir cette cause. Il en était de même dans une grande entreprise privée qui a pour mission de donner accès à l eau potable au plus grand nombre. Peut être l un des plus grands enjeux du siècle. Le sens existe pour cette entreprise. Et les salariés de cette entreprise ne sont pas plus engagés qu ailleurs. Ils souffrent comme partout du manque de Liberté d agir, du manque de confiance de l organisation qui noie la motivation initiale de ses salariés dans les contrôles sans sens ! Oui.. Chères entreprises réfléchissez plutôt au sens de vos contrôles cumulés. Quel en est le sens ? S il y a du sens à remettre dans l entreprise, c est juste ce que l on appelle le bon sens ! Le bon sens, c est cette spontanéité qui existe quand ce que l on fait est logique, cohérent, souvent très simple. Le bon sens sert naturellement la raison d être de l entreprise. Alors si vous voulez remettre du sens dans vos organisations, faites en sorte que ce soit le bon ! Et gardez bien en tête que cela est loin de suffir.

  2. Je reste très perplexe face à cette idée de « se donner du sens à soi même ».
    Nous sommes des êtres sociaux, pas des chiens errants. J’ai plutôt l’impression que l’on ne peut obtenir du sens que face aux autres, en particulier par la manière dont nous les « servons », dont nous exerçons un « emploi », c’est à dire un usage dans la société.

    Le problème actuel me semble être dans une double injonction contradictoire :
    – il faut se donner du sens à soi même, injonction a mon avis impossible à réaliser, et même probablement destructrice
    – tout en s’asservissant au semblant de sens donné par une entreprise/un chef/un gourou – c’est ce que vous dénoncez.

    La solution passe à mon avis par une réduction drastique du salariat : en étant à son compte, produisant un service pour le société (entreprise ou particuliers) on retrouve un sens « collectif » à son travail – c’est ce que je vit – tout en se libérant de l’entreprise. A défaut d’être dans une « entreprise libérée », on devient « libéré de l’entreprise ».

  3. Merci de votre retour mais L’innovation Frugale (IF) n’est pas une méthode mais édicte plutot des grands principes comme l’inclusion. On peut si l’on souhaite attacher ces principes à des méthodes (ex Design Thinking, Open Innovation, Design To Cost, …) mais ce n’est pas le sens premier de l’IF d’où peut être un déploiement timide ?

  4. L’innovation Frugale est porteuse de sens car elle est notamment sociale et inclusive tout en ayant une approche environnementale. Son approche peut être mise en parallèle avec les tendances en’innovation sociale, responsable,… Mais paradoxalement après le buzz du livre de Navi Radjou, on en parle peu en France. Comment expliquez-vous ce désintérêt ?

    Nb Réalisant une étude sur ce sujet nhesitez pas a partager tout contact ou exemple d’application en innovation frugale. D’avance merci !

    1. Je ne sais pas si elle est porteuse de sens. Mon argument est que toute méthode ou organisation est porteuse du sens que vous lui donnez. Penser qu’une méthode en elle-même est porteuse de sens me laisse dubitatif. Nous ne sommes pas des poules.

    2. L’innovation frugale, c’est du low cost. Parler de Low cost en France, pays de la pénalisation de l »obsolescence programmée », c’est toujours délicat et peut vite virer à l’hystérie. Raison pour laquelle ça ne trouve probablement pas beaucoup d’écho ici.

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