Entrepreneuriat: Faut-il en finir avec la culture du pitch?

Le pitch, c’est à dire c’est la présentation en public de son projet en quelques minutes, est devenu le point d’orgue de l’aventure entrepreneuriale; le moment où le projet passe ou casse. Nous préparons et re-préparons des générations d’entrepreneurs à faire un pitch parfait. C’est étonnant, parce que le succès d’un projet repose sur d’autres critères que la capacité à le présenter ainsi.

Le pitch consiste à réduire le projet entrepreneurial à l’essence-même de son objet. Il faut bien le formuler pour attirer l’attention des investisseurs. C’est un exercice de communication sophistiqué qui exige une longue préparation et beaucoup de pratique. C’est en quelque sorte l’exercice de style de la profession d’entrepreneur. Le filtre par lequel tout aspirant entrepreneur doit passer.

Le pitch c’est le triomphe de la forme sur le fond. Le pitch repose tout entier sur une philosophie énoncée par le philosophe Jean-Claude Dusse: sur un malentendu, ça peut passer. Le pitch c’est l’organisation de ce grand malentendu dans lequel on cache ce qui est faible, et on met en avant ce qui va être vendeur. Et pour être vendeur, il faut accrocher; il faut viser haut; il faut vouloir changer le monde.

Initialement conçu comme un exercice de séduction d’investisseurs potentiels, le pitch s’est maintenant généralisé: on pitche devant des gens dont on n’attend rien. Ainsi, il n’y a plus de convention d’entreprise qui ne comporte sa session de pitch au cours de laquelle de pauvres entrepreneurs viennent faire la danse du ventre devant des cadres fatigués et goguenards attendant le cocktail de fin de journée. Que viennent y chercher ces entrepreneurs? Mystère. Sans doute leur a-t-on dit qu’être entrepreneur, c’est pitcher, alors ils pitchent partout où ils peuvent. Ce faisant, ils fournissent un spectacle gratuit, animent des soirées qui sans cela seraient monotones. Mariages, communions, Bar-Mitsvas et conventions d’entreprises, spectacle gros, demi-gros et détail. Nos entrepreneurs seraient-ils, au fond, dans le business du spectacle?

« Oui mais », m’objectait-t-on récemment, « un pitch permet de juger de la vision de l’entrepreneur ». Et depuis quand faut-il avoir une vision pour être entrepreneur? Zuckerberg n’avait pas de vision quand il a lancé Facebook. Très peu d’entrepreneurs ont une vision et la recherche en entrepreneuriat a montré depuis longtemps qu’avoir une vision n’était en rien nécessaire pour démarrer. Si c’est le cas, à quoi sert de former des générations d’entrepreneurs à en formuler une pour la pitcher en public?

Mais surtout l’importance donnée au pitch fait que seuls vont ressortir les projets prétendument visionnaires. Comme les entrepreneurs le savent, ils surenchérissent. Et en avant la rupture, le changement du monde, les grandes ambitions, tout cela avec seulement un jeu de slides. Or les plus grands projets ont commencé modestement, et ont souvent mis longtemps à faire émerger leur vision. La culture du pitch les élimine donc. Elle récompense une seule forme d’entrepreneuriat, l’entrepreneuriat visionnaire… ou le miroir aux alouettes?

En outre, devant le mauvais public, l’exercice peut être largement contre productif. Étant présent récemment (malgré moi) à l’un de ces événements, j’ai pu observer de jeunes entrepreneurs pleins d’espoir et d’entrain se faire rudement accueillir par des managers de grandes entreprises allant leur chercher des noises et leur posant des questions stupides. Les entrepreneurs montraient comment ils voulaient changer le monde, et on leur demandait de préciser leur modèle de cash-flow. Au fond, le pitch c’est demander à des gens qui n’y connaissent rien et qui s’en moquent ce qu’ils pensent d’un projet qui n’a pas plus de consistance qu’un jeu de slides.

Ne pitchez pas; vendez

« D’accord, mais le pitch leur permet au moins de vendre leur projet, c’est une bonne formation que de savoir vendre son projet ». Peut-être, mais la culture du pitch laisse penser à nos entrepreneurs que la réussite est avant tout une affaire de communication. C’est pourtant faux. Comme me le disait récemment un observateur attristé de ce phénomène, « le seul critère de vérité est la rencontre avec le marché ». Autrement dit, il y a deux sortes d’entrepreneurs, ceux qui ont un client, et les autres.

Or, combien de temps passons-nous à former nos entrepreneurs à la vente? A obtenir un rendez-vous? A demander de l’aide à quelqu’un qu’ils ne connaissent pas? La recherche, elle encore, a montré que le critère essentiel de réussite d’un projet est la capacité de l’entrepreneur à aller convaincre une partie prenante de l’aider dans son projet. C’est une compétence sociale difficile à développer dans nombre de cultures, notamment en France, et c’est elle qui devait faire l’objet de notre attention.  Seulement voilà, pour faire ça il faut bosser, et c’est assez ingrat. On est loin du pitch avec paillettes et Prezi tourbillonnant. On comprend qu’il soit plus agréable de bosser sur la présentation ultime que d’aller sur le terrain rencontrer des vrais gens et s’y confronter. Et pourtant c’est ça qui déterminera la réussite du projet, comme le montrait Paul Graham, le fondateur de YCombinator. Dans un article mémorable, il expliquait que la réussite de AirBnB, dont l’idée de départ est ridiculement simple (gonfler un matelas dans son salon), était avant tout le résultat d’un travail ingrat sur le terrain pendant des semaines qui avait permis de comprendre pourquoi le site ne décollait pas.

La leçon c’est qu’un projet entrepreneurial n’est pas une idée qu’il faut vendre, mais un réseau qu’il faut créer en co-construisant son offre avec les parties prenantes qu’on associe dans cette création. Vu comme cela, le pitch est une perte de temps, une distraction et un miroir aux alouettes qui permet de se prendre pour un entrepreneur alors qu’en est en fait on est un animateur multimédia. Cessons de pitcher; commençons à vendre.

Pour en savoir plus sur le processus entrepreneurial tel qu’il se fait vraiment, lire mon article Effectuation: Comment les entrepreneurs pensent et agissent vraiment.

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15 réflexions au sujet de « Entrepreneuriat: Faut-il en finir avec la culture du pitch? »

  1. Merci pour ce billet.
    Quand on en est rendu à  » pitcher devant des gens dont on n’attend rien » j’appelle ça de « l’innovation theater », un sorte de numéro de cirque (comme l’illustration de Rachel Brice, le cirque est ici une métaphore et je ne dénigre en rien le travail qu’il y a derrière tout numéro de cirque). On tombe alors dans un show à l’américaine popularisé par les Dragons Den ou Shark Tank. Si les personnes qui pitchent n’en attendent rien, alors il n’y a pas de mal mais c’est rarement le cas.
    Néanmoins le pitch peut être un exercice utile pour un certaine catégorie de projets transformationnels au stade de la recherche de fonds. Ca se passe alors face à la bonne audience, celle pour laquelle il aura un réel impact, et souvent à huis clos.
    « Pendant que les patrons de start-ups vont au CES, moi je vais voir mes clients et j’améliore mon offre » me disait il y peu le CEO d’une jeune pousse. Le CES, une idée pour un prochain billet.?

    Merci pour l’idée de la sauce chill aux haricots noirs Lao Gan Ma de Madame Tao qui n’était pas très bonne à la danse du ventre à ce qu’il parait.

    “We are, as a species, addicted to story. Even when the body goes to sleep, the mind stays up all night, telling itself stories.” ~ Jonathan Gottschall

  2. Oui et non.
    Le pitch peut être perçu comme un outil causal permettant d’obtenir des moyens non disponibles en vue d’un objectif déterminé. Et là, je te rejoins complètement sur l’absurdité lorsque l’on démarre un projet.

    Cependant, le pitch peut être vu comme le résultat d’une histoire entrepreneuriale qui s’est développée de manière effectuale jusqu’à un présent. Ce pitch serait donc cet élément qui décrit le projet à un instant t et, qui détermine un objectif à venir précisant, sur la base de ce présent, un objectif en suivant.

    Cela n’empêche surtout pas de vendre son produit – et non son projet. Par exemple, le pitch peut être l’élément de communication nécessaire pour obtenir son premier client.

    Ceci m’amène à mon idée qu’il n’existe pas un seul pitch, mais plusieurs, en fonction de la cible. C’est un outil et ne dépend que de comment l’on s’en sert et de la raison pour laquelle on s’en sert.

    1. « Cela n’empêche surtout pas de vendre son produit – et non son projet. Par exemple, le pitch peut être l’élément de communication nécessaire pour obtenir son premier client. »

      C’est ça la grosse faille. Ce qu’on vends à travers un pitch c’est du vent, qui fait porter aux entrepreneurs un costume de clown et à ceux qui réussissent une suspicion d’escroquerie.

      Le projet derrière le pitch est soit mis au second plan, en ce qu’il sert d’objet pour capter des investissement, moteur de l’entreprise à pitch, soit sanctuarisé si miraculeusement il marche puisqu’on a fait du pitch sa colonne vertébrale pour qu’il soit soutenu par les investisseurs.

      Sortir de la logique d’investissement pour aller vers la négociation après-pitch est presque impossible puisque fortement contraint par les décisions des investisseurs qui ne sont plus vraiment partie prenante mais propriétaires du projet qu’on leur a vendu, puisque dans tous les cas si vous vendez un pitch, vous vendez un projet, et non un produit.

      Après vous pouvez toujours trouver des investisseurs arrangeant, mais c’est totalement dépendant du hasard et non plus -comme c’est le cas d’un projet entrepreneurial- de ses opinions.

  3. Un bon pitch permet également de provoquer des contacts avec des co-founders potentiels et surtout des « n+1 » qui sont recommandés pour des entretiens directs. Ce n’est pas inutile, mais certainement pas l’outil principal sur lequel se focaliser.

    De plus pour les entrepreneurs en manque de paliers à passer – de petites validation intermédiaires – cela permet de vérouiller au moins une approche parmi la multitude en concurrence dans la même équipe.

    Je pense que c’est l’audience dans la salle qui conditionne réellement l’intérêt de l’exercise, qui est fondamentalement un exercise de marketing.

    Arriver à avoir une fraction de la clientèle possible permet parfois de tester ce qu’ils comprennent ou pas de la proposition faite. Parfois cela même de raffiner rapidement une hypothèse, comme celle du prix, plutôt que de devoir faire un focus panel.

    La confusion vient de ce que beaucoup d’incubateurs / accélérateurs organisent des pitchs parce que cela devient une sorte de « concert de fin d’études » qui est plus intéressant pour le marketing de l’accélérateur lui-même que des projets qu’il porte.

    Excellent article au demeurant sur le besoin de se focaliser sur les ventes et la proposition de marché plutôt que se leurrer sur accumuler des pitchs devant la mauvaise audience. Merci.

  4. Bonjour
    Article très intéressant dans le fond mais grosse boulette sur la forme : d’où vous vient l’idée du choix de cette photo ?
    Il s’agit de Rachel Brice, immense danseuse, qui consacre sa vie à son art et effectivement, à son entreprise d’artiste, que vous rabaissez du coup au niveau de ces pitchs que vous fustigez tant, sans même connaître la valeur et la portée de son travail.
    Merci pour la danse du ventre (d’ailleurs ce terme est plutôt péjoratif) au passage, dont vous semblez ignorer le fond aussi apparemment.
    Grâce à ce genre de raccourcis, on va continuer de considérer les danseuses, entre autre, comme des personnes qui se trémoussent pour attirer l’attention, oubliant toutes les heures de travail qu’il y a derrière une prestation scénique et négligeant de comprendre qu’il y a autant de forme que de fond dans ce travail.

      1. La condescendance, c’est ce qu’on emploie dans votre métier quand on n’a pas la capacité de se remettre en question, c’est ça ?

      2. j’allais vous répondre non, mais en fait oui: la condescendance me semble justifiée face à des justiciers auto-proclamés de circonstance qui inventent des victimes où il n’y en a pas, avant d’inventer des crimes qui n’existent pas.

  5. intéressant je partage beaucoup de point hormis celui de la vision qui me semble indispensable en tant que grand chemin à suivre. cela n’empêchera pas de changer de route pour autant 😉

  6. Merci Philippe !
    Reconnaissons tout de même au pitch un intérêt: il permet d’identifier les auditeurs avec lesquels l’entrepreneur à intérêt à ne pas perdre du temps. Ce sont sont ceux qui sont les auditeurs de tels discours racoleurs…
    Le pitch participe aussi à cette idée étrange (et fausse) selon laquelle la première étape d’une entreprise est de séduire des investisseurs.
    Merci donc Philippe de nous rappeler que trouver des clients ou des parties prenantes (pleinement conscientes et consentantes) est plus important que trouver des investisseurs. C’est en plus souvent plus facile.
    Un pourrait aussi noter que l’enseignement du pitch est choquant en lui-même. Il revient à enseigner qu’un contrat (=la proposition de valeur) mérite d’être rédigé avec comme but unique d’en obtenir la signature, sans hésiter à en manipuler le contenu à cet effet. Qu’attend-on donc pour utiliser le tag #balancetonpitch ?

  7. Petit bug en français à la fin de ton article…

    « alors qu’on est en fait on est un animateur multimédia »

    Olivier

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