Transformation: la vision, c’est l’opium des organisations

“Le principal point de blocage de la transformation de notre organisation est que notre direction générale n’a pas articulé de vision claire” me disait récemment un participant dans un séminaire de formation, avec un air d’évidence des sentences qui paraissent logiques mais ne marchent pas. Eh bien non, votre organisation n’a pas besoin de vision claire pour se transformer. Au contraire, on peut même défendre l’idée qu’avoir une vision est contre-productif et entravera la transformation.

“Nous répétons la révolution, mais les plébéiens sont en retard.”  —Günter Grass

C’est ce que doivent se dire les directions générales lorsque leur belle vision reste lettre morte. Il paraît tellement évident qu’avoir une vision est un préalable à la transformation car après tout, pour paraphraser Alice, si on ne sait pas où on va, on a peu de chance d’y arriver, n’est-ce pas?

Et bien la transformation ce n’est pas le pays des merveilles et ce qui semble si logique ne marche en fait pas, pour plusieurs raisons:

Premièrement, la notion-même de vision induit son propre échec: un dirigeant d’une grande entreprise française me parlait récemment de son PDG en disant “Il a une superbe vision, mais rien à faire, ça ne cascade pas.” L’idée qu’un penseur visionnaire génial doive montrer la voie, à charge à ses subordonnés de traduire cette vision en action, traduit une conception cartésienne distinguant les penseurs des acteurs sans véritable lien entre les deux, et surtout considérant les acteurs comme incapables de penser et d’élaborer la vision collectivement. Se plaindre ensuite que la vision du chef génial ne “cascade” pas traduit simplement une incompétence managériale de ce dernier.

Notre plan visionnaire à 5 ans (Source: Wikipedia)

Deuxièmement, la vision est dictatoriale: Elle est imposée à la masse qui doit l’accepter et la traduire en actions. Ce-faisant, elle traduit une conception de l’ancien monde, hiérarchique, basé sur la connaissance du chef, alors qu’elle est supposée permettre l’avènement du nouveau monde, basé sur l’autonomie, la défiance des hiérarchies et des vérités révélées, et l’esprit entrepreneurial.

Troisièmement, la vision n’empêche en rien l’échec: dès les années 80, Kodak avait une claire vision de l’impact du numérique sur son activité de films argentiques. Le premier appareil photo numérique ayant été inventé dans ses murs en 1975, la direction générale de Kodak sait de façon certaine, dès les années 80, que l’avenir est au numérique. La firme investira fortement dans ce domaine, élaborant une vraie stratégie sur la base d’une vision claire. Elle dépensera plus de 5 milliards de dollars, introduisant les premiers appareils numériques sur le marché, sans véritable impact puisque l’affaire se finira en dépôt de bilan et en disparition en 2012. Une vision claire n’empêche pas d’être prisonnier du dilemme de l’innovateur.

Quatrièmement, la vision est distractive: Dans les années 90, Andy Grove, PDG d’Intel encensé par la presse, s’était enthousiasmé pour la vidéo-conférence. Intel y avait laissé des millions de dollars sans résultat et pendant que le PDG était tout occupé à poursuivre sa vision, son concurrent AMD lui taillait des croupières dans son cœur de métier en l’entrée de gamme et menaçait son existence-même. Il a fallu une brutale prise de conscience pour que Intel corrige le tir et évite la sortie de route.

Cinquièmement, et plus fondamentalement, la vision est une excuse pour ne rien changer: puisqu’elle est impossible à mettre en œuvre, puisqu’elle est du ressort du dirigeant suprême, la vision est très pratique pour ne rien faire. On peut accuser la direction générale de produire des plans infaisables, et celle-ci peut accuser ses subordonnés d’être mauvais en exécution. S’en suivra une furie de réunions, comités de coordination, indicateurs de suivi et de nomination de directeurs de la transformation; rien ne se passera mais tout le monde sera au top de son énergie. Pendant ce temps les concurrents ramasseront les marchés.

Les entrepreneurs se passent de vision pour transformer le monde

Tout cela est d’autant plus tragique que rien n’a jamais montré qu’une vision est nécessaire pour réussir, et encore moins dans une situation de rupture. Ikea n’avait pas de vision à ses débuts; 3M non plus; ni AirBnB, ni Google, ni Facebook. Elon Musk est une exception brillante, mais on mesure les risques qu’il prend… Pas sûr que les entreprises soient nombreuses à vouloir jouer ce jeu… Si les entrepreneurs n’ont pas besoin de vision préalable pour transformer le monde, pourquoi en faudrait-il une pour transformer une organisation existante?

Pire que ça, en situation d’incertitude, avoir une vision peut être contre-productif. Il est très difficile, voire impossible, de savoir où on va. Certains s’en inquiètent, et renforcent paradoxalement leurs efforts de prédiction, dans une sorte de fuite en avant; d’autres s’en réjouissent. Mais ce qui est sûr, c’est que l’avenir sera une surprise. Personne ne peut prédire l’avenir de son industrie; ni que celle-ci sera uberisée et disparaîtra, comme a disparu l’industrie de la pellicule photo, ou qu’elle réussira à se transformer pour renaître, comme le textile européen après la saignée des années 70 ou les cinémas multiplex après le magnétoscope et le DVD. Pourquoi dès lors s’acharner à prédire? Pourquoi s’imposer un exercice de création d’une vision qui a toutes les chances de consommer une énergie pharamineuse en faisant travailler des managers sur des technologies qu’ils ne comprennent pas, et s’ils les comprennent, dont ils ne peuvent pas en mesurer les implications, et qui a également toutes les chances de se révéler fausse après quelques mois, embarquant l’entreprise dans une mauvaise direction?

La recherche en entrepreneuriat a montré depuis longtemps, avec le concept d’effectuation, que les entrepreneurs font émerger leur vision chemin-faisant. Celle-ci émerge de leurs actions basées sur l’application de quelques principes simples, mais génériques. La clé de la transformation organisationnelle ne réside donc pas dans la conception du plan parfait basé sur une vision, mais sur la mise en pratique de ces principes à tous les niveaux de l’organisation. La création du contexte permettant cette mise en pratique est le seul véritable impératif de la direction générale.

Pour en savoir plus, lire mon article précédent Transformation: Non, vous n’avez pas un problème d’exécution.

19 réflexions au sujet de « Transformation: la vision, c’est l’opium des organisations »

  1. Merci pour cet article. Question triviale: A quoi serviraient les dirigeants s’ils n’impulsent pas la “vision” ?

    1. à mon sens, à créer le contexte pour qu’elle émerge, en participant naturellement à cette émergence comme des acteurs importants.

  2. Bonjour,
    Je ne partage pas votre avis sur l’idée qu’avoir une vision est contre-productif et entravera la transformation.
    Pour paraphraser Eric Delavallée, la vision formalise la représentation d’un futur souhaitable et la manière de l’atteindre. Elle donne la direction (le sens), mais aussi la signification (du sens ) du changement. C’est ce que s’applique à faire le groupe Leroy Merlin depuis plus de 20 ans et c’est une réussite.

    Elle permet à l’équipe qui va porter la transformation de se doter d’une représentation suffisamment partagée pour que l’ensemble de ses membres aillent dans le même sens et offre l’opportunité aux autres parties prenantes du changement de se projeter dans le futur afin de pouvoir devenir les acteurs à part entière de la transformation. C’est ce que met en exergue John Kotter dans “Leading Change”, Harvard Business School Press 1996.

    Pour que la vision soit une réussite, il faut qu’elle soit partagée; i.e qu’il faut associer dès le départ toutes les parties prenantes à l’élaboration du diagnostic et/ou de la vision. C’est ce qu’ont réussi Leroy Merlin ou InVivo par exemple.

    Malheureusement, dans beaucoup d’entreprise, la vision est du ressort du dirigeant suprême et de son ComEx qu’ils ont accouchée grâce à un grand cabinet en stratégie. Elle n’est pas partagée et ne permet pas de réussir la transformation.

  3. Vision + Enjeux + Objectifs + Actions…
    + Communication et pédagogie

    La Vision seule ne peut pas fonctionner car ce qui a du sens pour le dirigeant, n’en a peut-être pas pour l’échelon inférieur. Avoir une vision sans la décliner et sans la partager, ne fais pas plus sens. Cela correspond aux anciennes méthodes enseignées dans les écoles de management.

    J’ai trop vu de dirigeants sans Vision et sans volonté de partager quoi que ce soit avec pour seul leitmotiv une croissance à deux chiffres.

    Pour ma part, j’ai beaucoup de mal avec un manque de roadmap unique a partager, ce qui permettrai à chacun de se trouver force de proposition pour les évolutions.
    J’ai vécu cela en proposant à mes collaborateurs d’investir env 25% de leur temps à innover. Cela partait dans tous les sens, il y avait beaucoup de recouvrement (des gens qui ne se parlaient pas et qui créaient la même chose chacun de leur côté) et cela a créer beaucoup de frustration car il est impossible de donner la même valeur à chaque idée et de disposer de suffisamment de budget pour tout porter.

    Je comprends la vision théorisée portée, notamment par l’Effectuation, nous avons déjà abordé cette question, mais de là à diaboliser comme ça la Vision, je trouve qu’il y a un pas de trop.

  4. Ikea n’avait pas de vision à ses débuts… et ensuite ? Je perçois la vision comme un acte fédérateur qui arrive après avoir traversé une certaine crise de croissance en mode “On va où maintenant ?”.
    3M n’est-il pas passé de fabricant de papier de verre à “concepteur de couches fonctionnelles” ? Ainsi des équipes ont été légitimées à développer le Polish, les crèmes pour les fesses des bébés ou encore les écrans de confidentialité. Je ne sais dire si c’était opportuniste ou partagé.

    Pour Leroy Merlin, le mode inclusif c’est “Décidons donc ensemble où on veut aller” https://www.leroymerlin.fr/v3/p/-l1500845793

    P.S. Au vu de l’illustration, dois-je y voir une référence au microdosing auquel certains entrepreneurs visionnaires de la silicon Valley auraient recours ces derniers temps ? 😉

      1. J’y trouve de fortes réminiscences de la scène de biture de Dumbo, l’éléphant volant dans le dessin animé éponyme (made in Disney).
        Mais après tout, ne rien publier d’original fait partie des règles officielles de Wikipedia.

  5. Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,
    et les mots pour le dire arrivent aisément.
    Nicolas Boileau

    1. Du même auteur, j’aime beaucoup celle-ci :
      “Quoi ? On sera ridicule, et je n’aurai pas ri ?”

      Mais n’y voyez là nulle subtile allusion aux écrits des participants à cet honorable forum, et surtout pas ceux du maître de céans…
      Simplement, il est bon de se souvenir que le célèbre prosateur qu’est Boileau peut, à l’occasion, “passer en mode dum-dum”, faisant fi de son image d’oracle de la pensée.

  6. Bonjour,
    Tout à fait d’accord, la “Vision” est un fantasme. L’occasion d’une dictature quand elle existe. Un alibi à la paresse sinon.
    Et LeroyMerlin et InVivo en sont de bons exemples ! J’ai vu le second refuser un projet d’innovation… …parce qu’il n’était pas assez cher !
    Il me semble tellement mieux de parler de projet commun, voire d’envies communes. Mais là il est beaucoup plus difficile de faire semblant….
    F.

  7. Et le succès ne se modélise pas (complètement), puisque la construction de la vision elle-même est itérative et collective. Un très bon article, une fois encore. Merci !

  8. Et si la vision c’était, non pas la capacité de voir un futur précisément, mais de répondre à un besoin au présent. Par exemple, il serait possible de dire, a posteriori, que la vision de Steve Jobs était d’améliorer les interfaces homme machine des équipements informatiques, celles-ci n’étaient vraiment pas satisfaisantes à l’époque.

    Cela n’est-il pas suffisant pour travailler à faire émerger un futur désirable ?

      1. La raison pour laquelle les gars du PARC ont reçu de leur troupeau de chefs l’ordre de se foutre à poil devant Jobs reste un mystère. Et cette période se caractérise par une stratégie auto-destructrive (la recherche de la respectabilité via l’Apple ///, alors que les directeurs informatique avait commencé leur travail d’éradication des pommes, la croyance en un “travailleur du savoir” qui n’a jamais été plus qu’un “bureaucrate de luxe”, la vision sclérosée des usages de la machine (clavier, mulot, imprimante, modem “et le travailleur du savoir n’a besoin de rien de plus ; les autres achèteront ailleurs”).

        Ce qui l’a sauvé, c’est une suite de choix tactiques (les micro-décisions…) qui lui a permis de ne pas rester “coincé” par les conséquences de ses choix stratégiques. Et sa capacité à les remettre en cause, quitte à lubrifier la démarche à grand renfort de mauvaise fois pour sauver la face.
        C’est le fait de proposer “le bureau du Mac” sur Apple II qui a “payé” les errements Macintosh/Lisa, C’est le choix (osé) d’un processeur 16/32 bits qui a permis de maintenir une avance technique sur les suiveurs durant plusieurs années critiques. Ce qui a permis aux Mac d’atteindre les 8Mo de mémoire quand l’IBM (puis micro$oft) PC plafonnait à 640 ko, puis de passer à 2Go sans artifice ou rustine (bon, OK, de nos jours ça n’impressionne plus personne… le 64 bits est passé par là…), ce qui a permis à ces mêmes Mac de passer l’an 2000 sans coup férir (une seule exception m’a-t-on dit : micro$oft excel…), l’approche “tout vectoriel” et “dynamique”, ce sont des choix qui ont été faits en 1984, sur le tout premier Mac.
        Par contraste, les machines conçues et vendues par Xerox à partir de leurs propres idées ont fait un bide bien mérité… Alors qu’eux n’étaient même pas poursuivis par la haine inconditionnelle des directeurs informatiques.

        Vénérer Jobs, dit “le Charismatique” ? Pourquoi pas si ça fait plaisir. Et il aura su joindre adaptabilité et aptitude à comprendre les sujets techniques (ce qui est doublement rare, voire inconnu, chez nos “grands patrons” détachés de la fonction publique). Mais mon respect va aussi aux véritables visionnaires que sont les dizaines de sans-grade qui ont “fait les choses comme elles doivent être faites”. Avant que les techniques “modernes” de gestion (“méthodes agiles” etc.) ne vienne brider la compétence et dévaloriser la fierté professionnelle (et tant pis si ça indispose ceux qui en vendent).

  9. Votre analyse peut être prise dans un sens ou l’autre, chacun y trouvera, comme dans l’auberge espagnole, ce qu’il y amène: j’ai ramenée d’une visite dans un restaurant Nord américain, une serviette jetable habillée d’un slogan qui se veut humoristique et qui illustre à merveille l’absence de prise de décision qui gangrène les grosses organisations
    “Indecision is the key to flexibility”
    depuis 15 ans? 20 ans? monte en France une caste de technocrates plus soucieux de leur progression personnelle que de la compréhension des besoins clients. La vision, ou son absence, sont des prétextes faciles pour laisser pourrir des situations où prendre une décision vous expose à des critiques potentielles (syndrome du siège social). Ne prendre aucune décision devient un outil pratique puisque la situation se débloquera par son pourrissement.
    “Quelqu’un” finira bien par faire un choix. S’il est bon le manager en revendiquera la paternité, s’il est mauvais il sera au nombre de ceux qui se demandent à haute et intelligible voix, pourquoi diable une décision a été prise sans le consulter…
    Mon expérience en la matière m’indique que l’absence de vision reflète malheureusement fréquemment que le seuil d’incompétence est dépassé, plus qu’une agilité (mot à la mode, compte triple) ou une flexibilité intellectuelle hors norme.

    1. « Indecision is the key to flexibility » : Pas mal…
      En France, nous avons « Il n’y a aucun problème qu’une absence de décision ne finisse par résoudre »

  10. Sans oublier que “Plus ça rate, plus ça a de chance de réussir”.
    Proverbe Shadock…

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