Pourquoi ce sont les valeurs, et non les institutions, qui alimentent le changement – L’apport de Deirdre McCloskey

D’où vient le changement radical dans notre société? C’est une question très ancienne et très complexe, à laquelle il n’est pas facile de répondre. Durant très longtemps, et surtout en France, la réponse a été « de l’Etat ». Plus généralement on a tendance à mettre en avant des institutions, comme l’école, les droits de propriété ou l’action politique. Cette vision institutionnelle du changement est toutefois contestée par ceux qui estiment que ce sont en fait les valeurs qui suscitent les institutions plutôt que l’inverse.

La thèse dominante, dite néo-institutionnaliste, défend l’idée que c’est l’affirmation des droits et le développement d’institutions marchandes reconnues, plus ou moins volontairement, par l’autorité politique et religieuse, qui a permis ce développement. Notamment, l’affirmation du droit de propriété permet de dégager un espace où l’autorité politique arbitraire n’a plus prise car il est défendu par une autre autorité, qui s’affirme également de plus en plus à partir de la renaissance, l’autorité judiciaire. De cette thèse se dégage une prescription qui veut que pour permettre le développement économique, il faut agir sur les institutions et les renforcer, voire les créer quand elles n’existent pas encore, en bouchant, pour ainsi dire, les trous qui peuvent exister dans un paysage institutionnel. Au-delà, elle explique que le changement ne peut venir que par la création ou la modification d’institutions qui le suscitent.

Jan van Eyck: Les Époux Arnolfini, via Wikimedia Commons

Cette thèse est contestée par l’historienne Deirdre McCloskey. Celle-ci observe que les institutions que les néo-institutionnalistes voient émerger à partir de la Renaissance, existaient en fait depuis fort longtemps, et que notamment le droit de propriété est très ancien. Même si son respect n’a pas été universel, c’est le moins que l’on puisse dire, il a quand-même existé constamment depuis longtemps, en particulier en Grande-Bretagne depuis Guillaume; or si la Grande-Bretagne est précisément le pays de la révolution industrielle, cette dernière ne démarre qu’à la toute fin du XVIIème siècle. Si cette révolution n’était qu’affaire d’institutions, elle aurait dû démarrer bien avant. Ce qui change en fait à cette époque, observe McCloskey, ce n’est pas le cadre institutionnel, qui évolue constamment depuis plusieurs siècles, mais les valeurs: pour la première fois à cette époque, les valeurs bourgeoises (enrichissement, promotion au mérite, prise de risque, entrepreneuriat, non importance du statut de naissance, etc.) deviennent respectables. C’est ce que McCloskey appelle « la dignité bourgeoise ». Dès lors que ces valeurs deviennent socialement acceptables, les talents peuvent y souscrire et au lieu d’essayer de rejoindre l’ancien monde aristocratique d’une façon ou d’une autre, notamment par la carrière militaire ou ecclésiastique, les ambitieux rejoignent le monde économique, permettant ainsi la révolution industrielle. L’idée que c’est l’attitude face au monde (nos croyances ou modèles mentaux) qui est un moteur du changement est également évoquée par Yuval Noah Harari sans son fameux Sapiens.

On voit un phénomène similaire à l’œuvre en France: il y a encore vingt ans, un entrepreneur, c’était un entrepreneur des travaux publics. Les ambitieux visaient les grandes écoles, et derrière, les grandes entreprises ou les administrations; ceux qui devenaient entrepreneurs le faisaient souvent par défaut et n’étaient guère reconnus socialement, sauf s’ils faisaient fortune, auquel cas on les jalousait. Aujourd’hui, être entrepreneur est devenu non seulement socialement accepté, mais plus encore valorisé. Il n’est pas d’école qui n’ait son incubateur et son cours d’entrepreneuriat, et les entrepreneurs sont partout alors que s’enchaînent les Startup week-ends et autres concours de création d’entreprise. Il ne fait pas de doute que cette reconnaissance sociale joue un rôle-clé dans le développement de l’entrepreneuriat en France. On peut voir venir le jour où, même en France, un entrepreneur aura plus de prestige qu’un ministre. Mais il faut aussi noter que l’hostilité à l’entreprise reste très forte dans de nombreuses couches de la société française. Il y a des conflits importants de valeurs.

La thèse de l’importance des valeurs est également importante pour les entreprises existantes: si on la suit, on peut imaginer qu’une entreprise désirant favoriser l’innovation en son sein aura intérêt à ne pas négliger cet aspect de reconnaissance symbolique, de faire en sorte que l’attitude innovante y soit socialement reconnue et encouragée.

La thèse de McCloskey a le mérite de montrer l’importance des valeurs dans le développement d’une attitude systématique d’innovation et d’entrepreneuriat et, encore une fois, ce phénomène est particulièrement à l’œuvre dans notre pays actuellement. Il faut toutefois la nuancer: d’une part les valeurs n’expliquent pas tout; Florence était une ville de marchands et pourtant la révolution industrielle n’y est pas née. D’ailleurs, l’une des questions que pose la révolution industrielle est de comprendre pourquoi certaines sociétés très marchandes restent au stade marchand et ne passent pas à l’étape industrielle. Ensuite, la thèse ne nous dit pas d’où viennent ces valeurs et pourquoi elles évoluent: sont-elles le produit de ces institutions? Leur reflet? Pourquoi être entrepreneur devient-il respectable, voire prestigieux, en France aujourd’hui, et pas il y a quarante ans? Enfin, et de manière plus importante, on ne peut pas faire une croix sur l’importance du cadre institutionnel. Un entrepreneur, si doué soit-il et si admiré soit-il, ne pourra rien si le cadre institutionnel le bloque ou lui est hostile (voir par exemple la fameuse question des seuils sociaux en France, typique d’un tel blocage institutionnel). Les institutions ne sont peut-être pas à l’origine de la révolution industrielle, mais sans leur évolution une telle révolution peut être tuée dans l’œuf.

Cela étant dit, et que ce soit dans la société ou au sein d’une organisation, on aura toujours intérêt à penser le changement en termes de valeurs plutôt qu’en termes de dispositifs institutionnels car ces dispositifs, plutôt que d’être à l’origine du changement de valeurs, en sont souvent le reflet. C’est pour cela qu’il n’y a pas de changement sans une compréhension profonde, et préalable, des valeurs existantes et des blocages qu’elles suscitent.

Les ouvrages de Deirdre McCloskey sont passionnants mais très longs et parfois fastidieux. On pourra lire un extrait qui résume bien sa pensée avec le document suivant: http://siteresources.worldbank.org/DEVDIALOGUE/Resources/FirstThreeChapters.pdf

14 réflexions au sujet de « Pourquoi ce sont les valeurs, et non les institutions, qui alimentent le changement – L’apport de Deirdre McCloskey »

  1. « Florence était une ville de marchands et pourtant la révolution industrielle n’y est pas née. »
    L’esprit entrepreneurial était là, la concentration de capitaux était là, mais les Médicis n’ont-ils pas financé les mauvaises « start-ups » de l’époque?
    L’ouvrage de Ross Baird « The Innovation Blinspot » est très éclairant sur ce problème.

    1. On peut en effet arguer que la poigne des Medicis était en contradiction avec l’ouverture nécessaire à la pérennisation de la culture entrepreneuriale. Ceci est un exemple de mauvaise institution qui bloque une évolution provoquée par les valeurs, ou même un conflit de valeurs.

      1. Analyse tout à fait pertinente… qu’il faudrait replacer à mon avis dans une logique mafieuse : spolier les créateurs de valeur au profit d’un petit groupe, social ou familial. Ce qui a le don de faire évaporer, progressivement, la création de valeur.
        Les Médicis ne s’en sont pas privé (et les oligarques de l’est, « clan Poutine » en tête, en sont les dignes continuateurs). Corruption et arbitraire sont probablement les pires ennemis du développement économique. Innovation y compris. Et quelques soient les contions favorables par ailleurs.

  2. Je suis un peu perplexe devant cette opposition valeurs/institutions.
    Cela me semble un peu comme débattre du facteur le plus important pour la croissance d’une plante en opposant le substrat dans lequel elle est plantée, et l’engrais qu’elle reçoit. En pratique, la croissance d’une plante dépend l’adéquation de l’un et l’autre par rapport à ses besoins. Il ne sert à rien d’augmenter l’engrais (les subvention des institutions) si le substrat (les valeurs) est inadapté, et inversement.

    Là ou je rejoins l’article, c’est qu’effectivement les solutions semblent aujourd’hui + à chercher dans le substrat que dans l’engrais. On pourrait y faire un parallèle avec un concept de « permaculture entrepreneurial » : l’objectif du jardinier/dirigeant n’est plus de choisir ou déverser l’engrais/les subventions, mais de créer un écosystème fertile.

    Concernant la « respectabilité de l’entrepreneur », je pense que cela a aussi beaucoup à voir avec l’environnement : les changements économiques et dans l’organisation des entreprises font qu’il est aujourd’hui beaucoup moins attirant pour un jeune diplômé de faire carrière dans un grand groupe – leurs parents s’y ennuient ferme – plutôt que de lancer sa propre entreprise. Ce n’est qu’ensuite, une fois que quelques « valeureux meilleurs » osent et remportent un début de succès que les valeurs changent et que le flux de candidats grossi.

  3. Il serait peut être intéressant, par exemple de regarder en quoi la faillite de l’état providence et d’une période longue de chômage institutionnel, sont à l’origine de l’émergence du courant d’un entrepreneuriat massif chez les jeunes notamment ou du bouleversement des schémas en place dans les entreprises libérées par exemple.
    Je parlerai d’évolution de culture réactionnelle. L’échec dans les faits de certains modèles entraine, selon moi, des réaction émotionnelles fortes de natures à remodeler les valeurs en place. Si ces valeurs trouvent un terreau fertiles en s’exprimant dans un nouveau champ d’opportunités , elle peuvent engendrer de nouvelles pratiques qui peuvent, à leur tour, se généraliser si tant est qu’elles ne soient pas combattues par le système en place (homéostasie quand tu nous tiens…) .

    1. Je crois qu’il y a les deux: l’échec du système ouvre des espaces, mais des évolutions de fond (individualisme né après 68) occupent ces espaces et aient à les créer aussi. Intéressant de voir cela comme un conflit je pense.

  4. « C’est pour cela qu’il n’y a pas de changement sans une compréhension profonde, et préalable, des valeurs existantes et des blocages qu’elles suscitent. » Je rajouterai des enjeux et des peurs qu’ils suscitent.
    Merci pour cet article et tous les autres toujours très revigorants et qui appellent à la réflexion.

  5. Il est en effet intéressant de regarder comment un nouveau système de valeurs peut émerger sans entrer en conflit direct avec le pouvoir en place. Tout les grands essors ont réussi à résoudre ce dilemme. A chaque fois, à ma connaissance on retrouve un triptyque opportunité(juridique, sociale technologique…), moyens (économique, humain, savoir faire…) et motivation (intérêts économique, aspirations communes ou motivation culturelle…). A l’inverse certains courants ne percent effectivement pas, il serait par exemple intéressant de comprendre comment fait on pour échouer à la construction d’une France/Europe en phase avec la révolution numérique (Internet/IA/Robots…).
    Au plaisir de lire votre analyse sur ce sujet.

    1. Excellente question. Deux éléments: 1) le capitalisme français est dominé par des grands groupes qui sont les mêmes depuis quarante ans et ne sont pas disruptifs. 2) Nous avons énormément de mal à faire émerger de nouveaux champions. Beaucoup de startups, mais un passage à l’échelle difficile. Je pense que ce n’est pas juste un problème pour l’IA.

      1. Ces difficultés ne sont pas propres à la France. D’où la notion de « death valley » pour les start-up : en dessous d’un million de CA, peu de start-up intéressent les prédateurs : c’est de la « petite monnaie ». Au dessus d’une dizaine (ou quelques dizaines) de millions, le nombre d’estomacs capable de digérer l’entreprise se réduit beaucoup, et ce n’est plus une « décision de grouillot ».

        S’attarder entre les deux, c’est vivre dangereusement, et là là se situe le problème spécifique français : le manque de capacité d’autofinancement, l’état prenant aux entreprises l’argent avec il compte les aider. Ou subventionner le grand groupe qui les rachètera.

        Une petite histoire ? Elle est aussi fictive qu’un exemple d’économiste, mais pas plus… Staline, expliquant sa politique culturelle, a pris un petit oiseau et lui a arraché toutes ses plumes. Et la pauvre petite bête, transie de froid, est venue d’elle même se blottir dans la main du dictateur, pour y être réchauffée ou écrasée selon son bon plaisir.
        La clef d’une « politique industrielle » ? « Vous gagnez de l’argent ? C’est mal, espèce deprofiteur ! Je vous le prend, mais je vous en rendrai une partie… Mais n’oubliez pas de vous prosterner pourme dire merci (et n’oubliez pas non plus mon pourcentage, mais c’est à un autre thème…) »

  6. « On peut voir venir le jour où, même en France, un entrepreneur aura plus de prestige qu’un ministre ». C’est déjà la cas avec l’émergence de la société civile dans le parti politique en place par exemple.

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