Jeffrey Immelt (GE) et les limites d’une approche tactique de l’innovation

La multinationale GE vient de remercier son PDG, Jeffrey Immelt, en poste depuis seize ans. Malgré un travail considérable de transformation de l’activité, une initiative ambitieuse d’innovation, et une présence sur des thèmes très actuels comme l’Internet des objets et le développement durable, qui semblaient ensemble représenter la stratégie idéale de transformation, les résultats n’ont pas été au rendez-vous, et l’entreprise est désormais aux mains d’investisseurs activistes dont on peut craindre qu’ils ne la dépècent. Si GE a tout fait dans les règles, et que pourtant l’affaire se termine ainsi, quelles leçons en tirer pour l’innovation et le management en période de rupture en général?

Durant ses seize ans de mandats, Immelt a radicalement transformé l’entreprise d’un conglomérat classique multi-activités pour se concentrer sur des activités industrielles de base. Il a vendu des activités à faible croissance, peu technologiques ou non industrielles – services financiers, médias, divertissement, plastiques et appareils ménagers. Mieux encore, Immelt a doublé le budget de la R&D. Très conscient des enjeux de l’époque, il a poussé l’entreprise dans le domaine de l’éco-innovation, ainsi que de l’Internet des objets avec un investissement de plus de 4 milliards de dollars.

Mais ce n’est pas tout. Impressionné par l’ouvrage « Lean Startup » d’Eric Ries, Immelt a poussé GE à adopter cette méthodologie entrepreneuriale et construit son programme Fastworks sur cette base. Ces dernières années, chaque cadre supérieur de GE a été formé à Lean Startup dans l’idée que GE deviendrait la vitrine de la façon dont les entreprises modernes utilisent le management entrepreneurial pour transformer leur culture et stimuler la croissance à long terme. Ne reculant devant rien, Immelt a même doublé le budget R&D.

Il faut travailler plus dur (Source: Wikimedia Commons)

Comment une entreprise qui abandonne avec autant de détermination des activités condamnées et adopte aussi fortement une méthode d’innovation radicale aussi reconnue que Lean Startup peut-elle échouer? Eh bien tout simplement parce que ce-faisant, elle ne règle pas le problème fondamental de l’innovation.

Pour comprendre pourquoi, il faut faire un petit retour en arrière et comprendre pourquoi une entreprise échoue à innover même avec les meilleures intentions. Comme l’a montré le chercheur Clayton Christensen, il est très rare que les entreprises ignorent les ruptures en cours dans leur environnement. La difficulté d’innovation de rupture provient du fait qu’une entreprise établie est victime d’un conflit entre son activité historique et son activité future. Si elle mise trop sur le futur, elle met en danger son activité actuelle. Si au contraire elle consacre trop de ressources à défendre son activité actuelle, elle prend le risque de rater l’opportunité future. Or face à un tel dilemme, elle aura toujours tendance à choisir la défense de son activité actuelle. Pourquoi? Parce que si elle mise sur le futur, l’activité actuelle en souffrira tout de suite. En revanche, les résultats du futur mettront du temps à se voir. Mécaniquement, et quelles que soient ses intentions, la majorité des ressources continueront à être affectées à l’activité actuelle. Par ressources il faut ici entendre non seulement les ressources financières (investissement) mais aussi attentionnelles et humaines: les « meilleurs » talents (tels que perçus par l’entreprise) seront consacrés à l’activité actuelle et celle-ci recevra la majeure partie de l’attention du top management. Quand on observe l’activité considérable représentée par la restructuration menée par Immelt durant toutes ces années, on imagine que l’équipe de direction a dû être énormément sollicitée pour la mener à bien, laissant peu de temps et d’attention aux activités futures. Sans compter que par définition, celles-ci sont microscopiques au début et qu’on ne peut rien en attendre avant longtemps en termes de contribution au chiffre d’affaires global.

Lorsque l’activité actuelle commence à décliner et devient sous-performante, c’est encore plus difficile: les investisseurs s’impatientent et exigent un rétablissement en comparant l’entreprise avec ses concurrents. Le PDG se retrouve alors sous une très forte pression, et la réaction naturelle, inévitable, sera de « mettre tout le monde sur le pont », diminuant encore plus les ressources attentionnelles allouées aux activités innovantes.

L’entreprise paie en fait le prix, à ce moment précis, de son manque d’investissement et d’innovation des années précédentes à la fois dans l’activité actuelle et dans les activités futures. Comme le dit un vieux proverbe, le meilleur moment de planter un arbre, c’était il y a dix ans. Il en va de même pour l’innovation: Il faut planter les graines lorsque l’entreprise n’en a pas besoin, lorsque l’activité actuelle se porte bien, lorsque, en gros, les indicateurs de performance sont au beau fixe. Si on attend que le déclin se voie dans les chiffres pour agir, il sera trop tard. Avec des entreprises désormais obsédées par les chiffres, qui pilotent depuis leur feuille Excel, c’est hélas devenu chose courante.

Le vrai problème de GE est donc un conflit d’engagement entre l’ancien et le nouveau, conflit qui n’a jamais été réglé, et dont la source se trouve dans ce que Immelt n’a pas fait il y a dix ans.

Aucune formation à Lean Startup ou à d’autres méthodologies d’innovation ne réglera cela. Aucun Lab, aucun coworking space ni aucun hackathon ne réglera cela. Aucun fond interne d’investissement ne réglera cela. Aucun poste d’observation dans la Silicon Valley ne réglera cela. Aucun concours interne d’innovation ne réglera cela. Et on pourrait ajouter qu’aucune campagne de comm sur le thème « On est entrepreneuriaux » ne réglera cela. Un cadre, tout formé qu’il soit au Lean Startup, ne pourra rien faire si on continue de mesurer sa performance à l’aune de l’activité actuelle, avec un horizon de six mois à la fois parce qu’une méthode ne constitue jamais un modèle de management et parce qu’elle ne cible pas le problème où il se trouve.

Le cas GE illustre donc les limites d’une démarche d’innovation conçue comme purement tactique, que je peux malheureusement observer dans beaucoup d’entreprises avec lesquelles je travaille qui toutes ont leur arsenal d’initiatives entrepreneuriales et toutes meurent du manque d’innovation. Tant que l’on refuse de toucher le cœur de l’organisation, la transformation n’aura pas lieu. Et la seule façon de toucher ce cœur, c’est de travailler non sur les méthodes, mais sur la culture et sur l’identification des zones de conflit entre l’ancien et le nouveau. L’innovation est une question organisationnelle et culturelle, elle n’est pas, ou pas seulement, une question de méthode.

La source pour cet article est l’article de Steve Blank: Why GE’s Jeff Immelt Lost His Job – Disruption and Activist Investors. Sur la notion de conflit d’engagement, lire mon article: L’immunité au changement: ces engagements rationnels qui empêchent l’innovation. Lire également: Transformation: Non, vous n’avez pas un problème d’exécution. Sur le lien des activités d’innovation avec le reste de l’organisation, lire: Les trois impératifs de votre incubateur interne.

24 réflexions au sujet de « Jeffrey Immelt (GE) et les limites d’une approche tactique de l’innovation »

  1. Intéressant, merci ; mais pour être sûr de bien comprendre et sans vouloir vous pousser à faire de la « délation positiv »e … quel grand groupe selon vous a déjà réussi ce type de transformation ? quel dirigeant d’un puissant groupe côté a anticipé que son monde historique était en train de se lézarder et a planté 10 ans en avant les graines du succès, en obérant sciemment les activités / rentabilité court terme … je pose la question car je passe en revue le CAC 40 et franchement, j’ai du mal à trouver un exemple (mais j’avoue ne pas les connaitre tous très bien)

    1. si vous partez sur le CAC40 vous aurez du mal en effet… je ne crois pas qu’il faille obérer les activités actuelles, mais oui il faut commencer à planter les graines avant d’avoir besoin de l’arbre… pas facile.

  2. Bien triste histoire que celle-ci… Mais il y a eu des dizaines d’exemples similaires, pour des entreprises de toutes taille : une évolution vitale pour la survie à terme de l’entreprise consomme tout ou partie de la rentabilité, un court-termiste vient tout détruire, et se remplit les poches avec « le fruit de la rentabilité retrouvée ». Et s’arrange pour s’enfuir avant que les conséquences de ses actes n’apparaissent (ou bien, personnage incolore et irresponsable, il n’en n’a même pas besoin…).
    J’ai découvert, il y a peu, (en http://www.primante3d.com/inventeur/) que l’imprimante 3D à laser avait été inventée par 3 français, mais que le brevet a été abandonné sur ordre d’un compteur de haricots « pour faire » des économie. L’année suivante, c’est un américain qui est devenu le « véritable inventeur », et toute une industrie a émergé. Au passage, jamais il n’a été question que les inventeurs créent une start-up et, en France, on ne peut pas leur jeter la pierre… Pourquoi bosser jour et nuit pour devenir, dans le meilleur des cas, un « sale capitaliste profiteur et présumé fraudeur » objet de la suspicion des fonctionnaires, du mépris des médias, et de la jalousie de leurs voisins, quand leur compétence leur assure sécurité et respectabilité ?

    À propos de start-up, et pour terminer sur une note d’espoir, il y a eu plusieurs start-up aux US qui ont fait leur IPO avec des actions sans droit de vote. À la grande rage des « golden boys » locaux, qui ont du choisir entre perdre la clientèle des prédateurs financiers, et faire perdre une forte plus value potentielle à leurs bailleurs de fonds.
    Quand le pognon est abondant, il est normal que les « curseurs du pouvoir » se déplacent, même si les financiers n’ont pas l’habitude que ce soit dans ce sens là.

    1. Indépendamment de ce que j’ai écris par ailleurs, on peut en effet douter qu’un CEO puisse faire mieux que « jouer au monopoly » et servir d’intempéries, au delà de vaines gesticulations.
      Il est rarissime qu’un CEO connaisse son entreprise, ses produits, et les gens qui « font le boulot » (et non ceux qui en tirent des camemberts et qui, soit dit en passant, sont les interlocuteurs des consultants…). Il faut l’avoir fondée, ou « être né dedans » (typique des boîtes allemandes, en particulier les entreprises « moyennes » que nous leur envions tant)…
      Pour changer un peu d’exemple, tant que tout le monde savait que Bill Hewlett faisait la tournée des labos le soir pour « sentir l’atmosphère », les conservateurs du « middle management » et les « acrobates de la finance » (façon Enron) se tenaient à carreau. Après sa mise à l’écart, la « descente aux enfers » par la bonne gestion a pu commencer.
      En l’espèce, sclérose des investissements internes à long terme pour détourner les ressources « grattées » vers la croissance externe, génératrice de carrière de gestionnaires et de gros bonus.
      Un exemple parmi d’autres…

  3. En étude et traitement de risques reliés aux personnes « People Risks », nous nous penchons notamment sur les risques reliés à l’embauche de cadres suprérieurs d’entreprises qui peuvent avoir des effets favorables ou non sur la perforomance de leur entreprise. Le passage de J. Welch chez GE et les résultats obtenus indiquent bien qu’il s’agit d’un fruit d’une embauche réussie. Qu’en est-il selon vous de l’embauche de J. Immlett? S’agit-il d’une mauvaise enbauche (bien qu’il soit demeuré en place plusieurs années)?

  4. Les trois principaux métiers de GE (Power, Health, Aviation) date d’avant la 2ème Guerre Mondiale. GE n’a pas pris les tournants des nouvelles industries plus récentes de l’électronique, l’informatique, les télécommunications, l’automatisation ou le digitale.
    Mais c’est une entreprise qui a été “disruptive” pour la première moitié de son existence. Est-ce un problème de taille, d’objectif ou de domaine de connaissance et d’opportunité ?

    1. en fait GE a été présente sur des business d’après-guerre comme la télévision ou le nucléaire. Mais ces activités ont toujours été gérées au sein d’un conglomérat avec une faible identité générale. C’est peut-être là que le bât blesse. Difficile de se transformer lorsque l’identité n’est pas claire.

  5. Le « start-up washing » blesse (et parfois tue) les entreprises qui y cèdent alors que leur modèle d’affaire est stabilisé.
    Quelle drôle d’idée de vouloir innover pour une entreprise comme GE !
    Si j’étais actionnaire de GE j’aurais voté depuis longtemps la destitution d’Immelt car Christensen est efficace dans sa version « dure »: une fois qu’un modèle d’affaires est établi et stabilisé ( GE fête ses 125 ans !) il n’est plus possible de le modifier, sinon à la marge. Ce qui rend une entreprise comme GE forte, c’est précisément sa capacité à faire ce qu’elle sait faire et pas autre chose. Penser que la mutation est possible, c’est refuser les enseignements de l’histoire.
    Travailler dans une entreprise de 300000 personnes et aimer Ries n’est tout simplement pas possible. On ne fait pas du Ries dans un telle entreprise, on fait du Ries dans une entreprise de 10 personnes. Sans tickets restaurant, sans CE, sans parachute doré… …et souvent même sans salaire ! Bref, pas trop le profil d’un salarié chez GE.
    Et d’ailleurs, pourquoi prendre le risque « d’innover en interne » quand il est si facile, quand on se nomme GE, d’investir dans des start-ups quand elles décollent. C’est le moment où l’espérance de gain est la meilleure. Certes cela ne permet pas de garantir la pérennité des ressources « legacy », mais cela ne devrait pas gêner les actionnaires de GE.

    FL.

  6. Comme tu le dis, GE n’a pas résolu son dilemme de transformer l’innovation en quelque chose de pérenne et de rentable. Son processus social interne s’est enrayé quelque part au milieu du gué, faute d’avoir pu définir, pour ses innovations, ses règles sociales d’usage pour en faire des produits & services pérennes et rentables.

  7. Très bel exemple du conflit qui règne au sein des grandes corporations, très bien synthétisé comme à chaque post. Un régal pour commencer la semaine.
    On croirait voir des diplodocus qui se battent à coup de tête dans une mare de boue ignorant les piranhas leur mangent les pieds. C’est pourtant par là que certains finiront par être le plus ébranlés.
    Transformer la culture de l’innovation, c’est effectivement ne pas se mentir. C’est là où le management doit savoir profiter du calme pour préparer le navire à affronter les grains au-lieu d’en optimiser sa performance par temps de brise (http://sloanreview.mit.edu/article/the-big-squeeze-how-compression-threatens-old-industries/).
    En parlant d’organisation, les overheads sont-ils également un handicap à l’agilité (http://innovationecosystem.com/podcast/060-technonomics-profits-might-just-disappear/ @10′) ?
    Et est-ce qu’un modèle de type fédération de modèles d’affaire serait plus résilient ? Je pense à 3M qui permet (ou a permis) l’émergence de nouveaux secteurs d’activité dont chacun défendra ensuite son cœur de métier.
    Merci.
    Claude

  8. Il me semble que le conflit entre l’ancien et le nouveau est au cœur de chacun, on peut aussi l’exprimer sous la forme du conflit entre le « vrai » (= l’ancien, qui à été validé par l’histoire) et le « bon » (=ce qui est a venir, qui va dans la bonne direction).

    Je ne pense pas que ce conflit se règle en « identifiant les zones de conflits » : il se règle en retrouvant la confiance en ce qui est a venir. Ce qui impressionne le plus lorsqu’on regarde Steve Jobs, Elon Musk ou d’autres entrepreneurs moins célèbres n’est pas tant leur discernement que leur capacité à croire que ce le « nouveau », le « bon » qu’il sont en train de créer, dépasse largement le « vrai » qui existait et qu’ils ont parfois besoin de piétiner.

    1. Oui vous avez raison mais dans mon expérience, ceux qui ignorent le conflit échouent. Je ne l’ai vu que trop de fois. Musk est une statup donc il n’a pas d’activité historiques. Jobs n’avait pas de conflit mais Apple en a maintenant un « à l’envers » avec l’iPhone (nouveau) et le Mac (ancien) qui dépérit.

    2. Je ne pense pas qu’il faille l’envisager sous la perspective d’un conflit. Il s’agit simplement de trouver un moyen – des règles sociales, d’usages – pour rendre une innovation acceptable aux yeux de ceux « qui font avancer la machine ».

  9. Bonjour et merci pour vos explications toujours enrichissantes.
    Celle que vous analysez aujourd’ui est limpide, mais malheureusement de plus en plus fréquente. Maintenant elle est aussi logique . . . Une entreprise drivée par des fonds de pension, ou autre du même acabit, n’est plus en situation d’innovation.
    Peut-être même que l’innovation est, de facto, réservée aux entreprises qui cherchent à conquérir une position et plus à celles qui sont en position de défense avec pour unique objectif de générer du produit financier . . .
    Oui, non ? . . .
    Merci
    J-Paul

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