Tout détail tactique peut être stratégique : A propos des événements de Barcelone

Le développement de la situation en Catalogne n’a pas fini de faire couler de l’encre mais, entre mille autres choses, il est l’occasion d’illustrer une erreur très courante en stratégie, celle consistant à distinguer la conception, le domaine du politique qui fixe les objectifs, de la mise en oeuvre.

La distinction entre la politique et la mise en œuvre est particulièrement mise en avant dans le domaine militaire avec ce qu’on appelle la théorie normale des relations entre le pouvoir civil et les militaires. Selon cette théorie, en particulier défendue par le politologue américain Samuel Huntington, le pouvoir politique doit déterminer les objectifs de la guerre et laisser les militaires parfaitement libres de déterminer les moyens et la mise en œuvre pour atteindre ces objectifs. Surtout, le pouvoir politique ne doit en aucun cas se mêler de détails tactiques. Son rôle est de définir le quoi, celui des militaires de déterminer le comment. L’idée derrière cette théorie est que la tactique n’a aucun impact sur le stratégique. On retrouve là une conception très cartésienne de la stratégie séparant conception et mise en œuvre, pensée et action.

Le petit détail qui tue…

Ce qui s’est passé en Catalogne dimanche montre les limites de cette théorie et surtout combien le comment peut influencer le quoi de façon majeure et pas toujours pour le meilleur. Un référendum illégal selon la loi espagnole a été organisé par la région Catalane. Le jour de ce référendum, la police espagnole est intervenue pour l’empêcher. Cette intervention a été violente, puisque des dizaines de personnes ont été blessées, y compris des pompiers qui tentaient de s’interposer. Quoi que l’on pense de la démarche catalane, et indépendamment de toute considération morale, cette réaction policière est un désastre politique pour Madrid. Les Catalans auront désormais beau jeu de rappeler les heures sombres de la guerre civile, et l’oppression de Barcelone par Madrid que des années de démocratie avaient presque fait oublier. Toute violence excessive est prompte à faire basculer les indécis. Même si l’on pense que la Catalogne n’est pas dans son droit, même si l’on est contre son indépendance, il devient presque impossible de défendre Madrid désormais.

Tenir sa police est le premier impératif d’un gouvernement démocratique, un impératif stratégique. De Gaulle le savait bien en 1968 et on lira à ce sujet la fameuse lettre qu’avait adressée le Préfet Maurice Grimaud à ses policiers durant les événements de mai 1968, leur enjoignant de garder leur sang-froid et d’éviter les violences, malgré celles qu’ils subissaient. Il avait compris, au contraire du pouvoir espagnol, qu’une perte de contrôle sur le terrain entraînerait des victimes, et donc des martyrs, et compromettrait gravement la légitimité du gouvernement, limitant ainsi sévèrement sa marge de manœuvre, qui est pourtant la variable stratégique-clé.

D’autres leaders illustres avaient également compris qu’à la guerre, comme en politique, il n’y a pas de détail insignifiant, que tout est potentiellement stratégique, et ont totalement refusé la théorie normale. Clémenceau, durant la guerre de 14-18, allait chaque semaine sur le terrain, parfois au péril de sa vie, et s’intéressait à tout; Churchill exaspérait ses généraux par les questions incessantes sur ce qu’ils considéraient comme des détails qui ne le concernaient en principe pas, mais qui à la réflexion avaient une grande importance. Ainsi, lors d’une de ses visites, il apprend qu’il est désormais interdit d’arborer un insigne régional dans l’armée britannique. Infime détail? Pas du tout! Cela affecte gravement le moral des troupes qui y sont très attachées, et ce d’autant qu’il apprend, par ses questions, que certains régiments ont, eux, gardé ce droit. Comme par hasard les plus prestigieux. En fait, il vient de mettre le doigt sur un problème stratégique, celui de maintenir le moral des troupes à l’une des heures les plus sombres de la seconde guerre mondiale lorsque les alliés sont en retraite partout. Il imposera le rétablissement des insignes régionaux. Elliot Cohen, dans son ouvrage Supreme Command, défend même l’idée que la première qualité d’un leader est de questionner sans arrêt ses subordonnés et de ne jamais lâcher tant qu’une réponse satisfaisante n’a pas été obtenue, et surtout que ces questions doivent porter sur l’ensemble des aspects d’un problème, détail ou pas détail. En fait, ce qui fait qu’un détail ne sera pas un détail dépendra du contexte. Dit autrement, la stratégie, c’est regarder l’ensemble, pas juste le sommet.

Visiblement, le Premier Ministre espagnol n’a pas lu Elliot Cohen et sa stratégie, s’il en avait une, est désormais gravement compromise par une gestion catastrophique de ce qui pouvait apparaître comme une simple opération de police, un détail de mise en œuvre dont il n’avait pas à se mêler. Cela constitue un exemple typique, mais hélas commun, de désastre stratégique entraîné par une erreur tactique, une mauvaise compréhension de la nature réelle de la stratégie.

La lettre de Maurice Grimaud peut être consultée ici. L’ouvrage d’Elliot Cohen, « Supreme Command« .

10 réflexions au sujet de « Tout détail tactique peut être stratégique : A propos des événements de Barcelone »

  1. En fait pour l’action militaire, c’est beaucoup moins tranché que cela. Parce que l’on ne peut décider d’une stratégie (le but De la Guerre « der Ziel ») totalement indépendamment de la tactique [le(s) but(s) Dans la guerre « der Zweck »]. De même les évènement tactiques peuvent avoir une portée stratégique et influer sur cette dernière (le caporal stratégique du Général Krulak).

  2. Le principe du leader qui doit poser des question par rapport au leader qui dicte les directions à été également abordé par Jim Collins dans son ouvrage Good to Great, tout comme l’importance apporté à la maitrise de son environnement fait partie des qualités fondamentales de ce qu’il définit comme les leaders de niveau 5, entre autres références.
    Le gouvernement espagnol a manqué de lire bien plus d’un ouvrage dans sa gestion, pas seulement sur la question catalane…

  3. Aujourd’hui on peut dire que la politique est une chose trop sérieuse pour la confier aux seuls politiciens (qu’il faut accompagner, contrôler, sanctionner récompenser [mode inconnu dans les us et coutumes actuels, pour vérifier en particulier qu’ils respectent leurs promesses électorales] au jour le jour.

  4. Le problème plus général soulevé est que beaucoup de gens confondent stratégie et tactique, y compris dans le monde des entreprises. Croyant faire de la stratégie, ils ne font en fait que de la tactique, ce qui est aussi absurde de faire de la stratégie sans se préoccuper de son application tactique.
    Et puisque référence est faite à Clémenceau, une citation de lui: « la guerre est une chose trop sérieuse pour être confiée aux seuls militaires ». Certes, il faut y voir une méfiance de l’auteur de ces propos à l’égard des militaires (en particulier de Pétain), mais tout autant l’affirmation que le stratège doit être « au cul  » des exécutants-tacticiens (pour parler un langage militaire).

    Hugues Chevalier.

  5. L’aveu de la peur de Madrid quant au résultat positif en faveur de l’indépendance de la Catalogne est inscrit dans ses manœuvres et répressions policières . . .

  6. Les top manager qui se mêlent de détails, sont souvent accusés de « micromanagement ».
    C’est ce que l’on dit de Elon Musk, et c’est apparemment ce qui a coulé Bill gates dans Microsoft et l’a fait virer de l’exécutif.

    Maintenant, votre démonstration est claire.

    Il y a certainement à relier les exemple que vous citez avec ceux d’Elon Musk, Bill gates, voir les patrons de diverses startup adolescentes dont Uber.

    Probablement y a t’il du bon et du mauvais micromanagement.
    le principe de subsidiarité ne s’applique qu’a ce qui restera local, mais comme vous l’expliquez bien, certains détails sont d’une importance globale.

    En tout cas, l' »Action psi » est une clé des actions de maintien de l’ordre, que ce soit une armée d’occupation, qu’une police.
    Une guerre ou une paix se perd sur ce terrain.

    1. Je crois qu’il y a un équilibre à trouver mais que dans le principe, le manager doit être capable de se mêler de tout. J’avais un collègue qui disait toujours « Je ne sous-traite que ce que je sais faire moi-même »… Il y avait de la sagesse…

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