L’organisation et son environnement: Le problème avec l’acronyme ‘VUCA’

L’acronyme anglais VUCA – volatility, uncertainty (incertitude), complexity and ambiguity – est très utilisé pour décrire les environnements difficiles dans lesquels évoluent les organisations aujourd’hui. Il a été introduit par le U.S. Army War College à la fin de la guerre froide pour traduire la nouvelle nature de l’environnement qui n’était plus contrôlé par deux grandes puissances. Or cette popularité est problématique en raison de l’imprécision du terme et surtout du fait qu’il masque le réel problème que rencontrent les organisations dans les environnements actuels.

Le premier problème de VUCA est que l’acronyme mélange des termes qui ne sont pas de même nature et qui ne se rapportent pas à la même chose.

Commençons par la volatilité. La volatilité est une propriété d’un système. Elle représente la propension d’une variable à s’écarter de sa valeur moyenne au cours d’une période donnée. La volatilité est typiquement traduite par un écart type élevé, c’est à dire (en simplifié) que la somme des écarts entre chaque valeur et la moyenne est élevée. Un système volatile est un système qui peut connaître une évolution relativement modérée pendant un certain temps (valeurs proches de la moyenne) puis, tout à coup, évoluer brutalement avec une forte variation en valeur relative.

Cette capacité est très difficile à estimer. La plupart des observateurs s’accordaient à définir la Tunisie comme peu volatile jusqu’en décembre 2010. Le pays avait connu une stabilité politique depuis son indépendance et depuis la présidence de Ben Ali. Tout a été démenti par la brusque explosion. Il faut voir une différence entre la volatilité comme caractéristique intrinsèque du système et la volatilité exprimée dans les faits. Par définition, une dictature tend à réduire la volatilité en interdisant les manifestations politiques, et donner ainsi une apparence de solidité. De même, une politique économique et financière peut avoir pour but de réduire la volatilité des marchés, d’éviter les fameux ‘boom and bust’ (succession de booms et de krachs), c’est souvent l’objectif des banques centrales et c’était celui de la Fed dans les années 90. À ce sujet, Ben Bernanke déclarait, quelques temps avant qu’il n’en devienne le président : « L’une des caractéristiques les plus marquantes du paysage économique au cours des vingt dernières années a été une baisse substantielle de la volatilité macroéconomique. Ceci […] me rend optimiste pour l’avenir. » Le discours est intitulé « la grande modération », ce qui ne manque pas de sel considérant qu’il fut prononcé quatre ans seulement avant la crise de 2008 qui a, une nouvelle fois, démontré l’extrême volatilité des marchés. L’argument que Bernanke développe est que les économistes disposent désormais d’outils permettant de contrôler la volatilité, mais la réalité a montré que c’était une illusion. La volatilité avait été effectivement contrôlée pendant un certain temps, mais cela avait empêché les déséquilibres de se corriger, et avait augmenté le risque général au final.

Le brouillard de l’incertitude (Photo: Wikimedia)

L’incertitude est une absence d’information objective sur un environnement donné. Elle se rapporte à l’acteur dans cet environnement, pas à l’environnement lui-même. L’incertitude a pour conséquence une indétermination fondamentale du futur et une hétérogénéité des événements qui peuvent se produire, ceux-ci n’étant pas classables ni catégorisables. L’incertitude est le domaine de l’inédit. Elle est propre aux révolutions, à l’émergence de nouveaux marchés, etc. L’incertitude, selon l’économiste Frank Knight, auteur pionnier sur la question, est perçue par l’acteur économique; elle n’est pas une propriété intrinsèque du système.

La complexité est un terme utilisé dans de nombreuses disciplines avec des nuances importantes. Un système est dit complexe lorsque son comportement ne peut pas être décrit seulement à partir de la connaissance de ses composants et de leurs interactions. Il est difficile d’identifier les composants, de définir leur comportement et de démêler les différentes relations entre ces composants. La plupart des systèmes au sein desquels l’action humaine prend place sont complexes. Il faut distinguer complexe de compliqué. Un mécanisme de montre est compliqué, car il comprend des centaines de pièces agencées avec sophistication, mais le mouvement résultant est parfaitement anticipé et maîtrisé par son concepteur. Il peut être décrit à partir de la connaissance de ses composants et de leurs interactions que possèdent ceux qui l’ont conçu. Il n’y a aucune surprise, toute interaction entre composants est connue, maîtrisée et voulue, et la façon dont les composants interagissent pour donner le résultat global est parfaitement connue elle aussi. Mais quelque soit l’état de la montre, un ingénieur sera toujours capable d’expliquer pourquoi telle pièce bouge de telle manière et à quel moment telle aiguille bougera d’un cran. Tout compliqué qu’il soit, le système est parfaitement déterminé. Le mouvement mis en œuvre mille fois donnera exactement le même résultat mille fois. Au contraire, dans un système complexe, il est difficile d’identifier les variables pertinentes et la façon dont elles interagissent entre elles. C’est le cas par exemple de la consommation de drogue: il y a des explications sociologiques, économiques, géopolitiques, etc. On peut multiplier les variables pertinentes à l’infini. Certains la voient comme un problème criminel, d’autres comme un problème de santé publique. Il est donc très difficile d’agir sur un système complexe. Le fait que la « guerre contre la drogue » menée par les pays occidentaux depuis au moins 40 ans, et qui mobilise des moyens énormes, n’ait pas eu d’effet notable, en est la preuve.

La complexité fait qu’il est difficile d’identifier les causes d’un effet donné ou inversement d’identifier les effets d’une cause donnée, et plus généralement d’associer causes et effets. Par exemple, l’identification des causes de la première guerre mondiale continue de diviser les historiens. Idem pour les causes du terrorisme. De même, les conséquences de l’invention d’Internet sont tellement nombreuses qu’elles ne sont pas dénombrables, même sur un secteur donné, d’autant que leurs effets continuent à se développer plus de soixante ans après les premiers pas du réseau. Un système complexe, en outre, ne reproduira jamais deux fois le même comportement : on ne peut pas rejouer le débarquement du 6 juin 1944 plusieurs fois pour prendre les bonnes photos.

Enfin, l’ambiguïté caractérise ce qui est susceptible de recevoir plusieurs interprétations. L’une des conditions de l’action humaine est d’interpréter ce que nous observons dans notre environnement. Il s’agit de lui « donner un sens ». Par exemple, un nombre très important de jeunes en France souhaitent créer leur propre entreprise. Les promoteurs de l’entrepreneuriat s’en réjouissent, notant une évolution profonde des valeurs et des attitudes désormais plus favorable à l’autonomie, à l’entreprise et à la création de richesse. D’autres notent plus sobrement qu’il s’agit peut être paradoxalement d’une fuite de responsabilité: pour beaucoup de ces jeunes qui n’ont de connaissance de l’entrepreneuriat qu’au travers de success stories, être entrepreneur c’est mener la belle vie, n’avoir pas de patron et faire ce que l’on veut. Cette démarche d’interprétation est étroitement liée à l’identité de l’acteur: nous interprétons en fonction de ce que nous sommes. Ce qui est ambigu pour un acteur peut être clair pour un autre, et deux systèmes peuvent être interprétés différemment: Ainsi, les américains interprétaient l’insurrection Viet-Min comme un complot communiste tandis qu’ils auraient pu la voir comme un mouvement nationaliste utilisant le communisme comme langage fédérateur.

Le premier problème est donc que VUCA mélange des concepts très différents, certains étant des caractéristiques propres à l’environnement, d’autres résultant de limites cognitives. Par exemple, la complexité induit nécessairement l’incertitude, mais l’incertitude ne résulte pas toujours de la complexité. L’ambiguïté est une difficulté d’interprétation par un être humain d’une situation donnée alors que la complexité est une propriété inhérente au système considéré. On mélange des choux et des carottes et le problème quand on fait cela, c’est qu’on caractérise mal la nature de ce à quoi on est confronté.

Le second problème est que l’acronyme peut faire penser qu’on est dans un mouvement brownien, un chaos permanent fait de changements très rapides et très fréquents, un brouillard total alors que ce n’est pas vrai. Nous avons vu en effet qu’un environnement peut rester stable pendant très longtemps avant que sa véritable nature ne se manifeste. Un dirigeant familier de VUCA qui constate que son environnement est une mer d’huile pourra être induit en erreur sur la stabilité supposée de cet environnement. La vision du monde induite par VUCA est donc trompeuse. Il est donc souvent brandi de manière anxiogène sans pour autant qu’on explique aux dirigeants ce qu’il faudrait faire, à part « être agile » (ce qui n’a aucun sens en incertitude par exemple) ou bâtir des scénarios (qui sont une forme de prévision déguisée et très souvent démentis pas les faits).

Utilité de VUCA?

Le troisième problème avec VUCA, c’est qu’il n’est pas suffisant pour caractériser la problématique que représente l’environnement. Il est bien entendu exact que des changements soudains se produisent. Le Brexit ou le Printemps Arabe en sont de bons exemples. Mais la focalisation sur VUCA risque de masquer une autre difficulté, celle des ruptures, de nature très différente.

Une rupture est un changement profond de l’environnement dans lequel opère l’organisation. Il peut s’agir d’une rupture technologique, comme l’invention et le développement d’Internet, d’une rupture environnementale, comme le réchauffement climatique, ou encore d’une rupture sociale, comme l’évolution de l’attitude face au travail des jeunes générations.

Le propre d’une rupture est d’être un processus, pas un événement. Ainsi, le low-cost dans le transport aérien est né dans les années 70 et près de cinquante ans après, ses effets continuent à se faire sentir auprès des compagnies aériennes classiques. Malgré de nombreux essais, celles-ci n’ont jamais été en mesure de monter une réponse efficace à cette attaque en raison de ce que le spécialiste de l’innovation Clayton Christensen a appelé le dilemme de l’innovateur. Le modèle d’affaire nécessaire pour mettre en œuvre une offre low-cost s’oppose en plusieurs points au modèle existant des compagnies aériennes classiques. Ce conflit fait que développer une telle offre mettrait en danger leur activité actuelle sans garantie de succès. c’est ce qui explique que bien que connaissant parfaitement la nature du modèle depuis des années, les compagnies aériennes soient restés incapables de réagir, laissant une partie non négligeable des marges du secteur au low cost.

Or le low cost n’est ni volatile, ni incertain, ni complexe, ni ambigu. C’est un processus très simple, qui se déroule lentement, au vu de tous et de tous les acteurs depuis les années 70 et pourtant il continue de disrupter les grandes compagnies aériennes. VUCA échoue donc à capturer le fait majeur qui caractérise l’industrie du transport aérien depuis 50 ans même si, naturellement, le secteur est par ailleurs en proie à l’incertitude. Cela signifie en fait que VUCA décrit finalement beaucoup plus les conséquences d’une rupture que les causes, et que, de ce fait, son utilité est limitée.

Il faut donc se méfier des slogans et des acronymes séduisants, et derrière eux d’une vision peut-être romantique de la stratégie, faite de héros partant à l’assaut de l’incertitude et de la complexité, pour préférer une étude des processus, de ce qui se passe réellement sur le terrain. En somme, une approche modeste de la stratégie qui fait cruellement défaut de nos jours.

Pour en savoir plus sur l’incertitude, lire mon article Entrepreneuriat, risque et incertitude: l’apport de l’économiste Frank Knight.

4 réflexions au sujet de « L’organisation et son environnement: Le problème avec l’acronyme ‘VUCA’ »

  1. Bonjour,
    Voilà qui prouve bien les limites de toutes les théories « à l’emporte pièce », qui ne sont, plus souvent qu’à leur tour, que le fond de commerce de boîtes de consulting…
    J’ajouterais que « volatilité » et « incertitude » ne sont trop souvent que des excuses pour avoir négligé les signaux faible, ce qui est une façon parmi d’autre, pour des dirigeants professionnels, d’organiser leur irresponsabilité.
    Quant à la complexité … je me souviens d’Eliza… C’est un logiciel (freeware) qui doit dater du début des années 80, d’une taille de la classe des 100 k octets (surtout du texte et des « pattern » grammaticaux). Sa fonction ? Psychanalyste …
    Discussion en language naturel, consistant surtout en reformulation de ce que dit le locuteur (comme un « vrai », quoi). Bien des gens s’y sont laissé prendre… Mais comment l’auteur s’est débrouillé, avec des ressources aussi réduite ? Bon, on comprend rapidement que « parlez vous de votre mère » est le résultat d’une temporisation ou d’un comptage d’échanges mais le reste ? Comment choisir la réplique ad hoc ? Vous pouvez passer des mois à vous interroger sur les fonctions (toujours « avancées ») d’intelligence artificielle, voire gloser sur « le réseau de neurones » qui s’y trouve nécessairement.
    Sauf que l’unique critère de choix est « la phrase se termine-t-elle par une voyelle ou une consonne ? »
    Et si certaines « complexités » venaient de ce que la cause réelle n’a jamais été envisagée ? Si Toto ne veut pas manger sa soupe, c’est peut-être parce qu’il n’a pas de cuiller.

  2. Philippe,
    comme d’habitude un excellent papier sur le concept VUCA qui arrive en France, nouvelle vague managérialo-marketing venant de l’autre côté de l’Atlantique, après toutes les autres bâties sur des anglicismes qui les transforment en « tartes à la crème » parfois indigestes!

    Je me mettrais un dièse sur votre bémol concernant VUCA.

    Tout d’abord, en relisant les documents d’origine (voir http://usawc.libanswers.com/faq/84869) et notamment le rapport de Harry Yarger, on peut voir une description de ce monde VUCA qui n’est pas si loin de ce que vous dites, sans forcément rentrer précisément rentrer dans le details des 4 dimensions mais en proposant une « VUCA thinking », rejoignant une autre pensée, celle du « design thinking » ou du « system thinking »:
    « VUCA thinking argues that the strategic environment is volatile. It is subject to rapid and explosive reaction and change, often characterized by violence. Uncertainty also characterizes this environment, which is inherently problematic and unstable. New issues appear, and old problems repeat or reveal themselves in new ways so that past solutions are dubious, and the perceived greater truth vacillates with time. Everything is subject to question and change. This environment is extremely complex. It’s composed of many parts that are intricately related in such a manner that understanding them collectively or separating them distinctly is extremely difficult and often impossible. Sometimes the environment is so complicated or entangled that complete understanding and permanent solutions are improbable. This strategic environment is also characterized by ambiguity. The environment can be interpreted from multiple perspectives with various conclusions that may suggest a variety of equally attractive solutions, some of which will prove to be good and others bad. Certain knowledge is often lacking and intentions may be surmised, but never entirely known. VUCA thinking describes the appearance of the environment without providing a theoretical understanding of it. Since the role of the strategist is ultimately to advocate actions that will lead to desirable outcomes while avoiding undesirable ones, the strategist must understand the nature of the environment in order to exert influence within it ».

    Ensuite, le fait de considérer un environnement comme « une Mer d’huile » est en soi, sélection moi, un signe d’ambiguïté ce qui donne un peu plus de poids à cette dimension. Est-ce une Mer d’huile pour tous les observateurs?

    Enfin, je comprends bien la notion de rupture (merci pour votre MOOC) comme un processus long qui peut échapper à la vision des dirigeants au pire, ou qui crée une paralysie face au dilemme de l’innovateut. Cela peut encore servir d’argument à la dimension d’ambiguïté puisque l’ambiguïté intégre le point de vue d’un observateur qui s’il fait une mauvaise analyse, peut conduire son Entreprise à sa perte.

    En ce qui concerne les parades, l’agilité n’est qu’une des composantes, et de bons consultants ont imaginé des parades VUCA pour parer au monde VUCA.
    Ainsi, les parades peuvent être: Vision Understanding Clarity Agility, considérant la première comme extrêmement importante, car « il n’y a pas de vent favorable à celui qui ne sait pas où aller », et passer son temps à virer de bord ou à empaner à la moindre brise qui tourne, même de manière extrêmement agile, ne vous conduit pas forcément à bon port!
    David Marquet de l’US Navy pourrait en parler mieux que moi!

    Finalement, je ne viderai pas complètement l’eau du bain VUCA, j’enleverai juste la mousse superficielle qui peut rendre simpliste un concept complexe par définition.

    Edouard

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