Innovation: le défi du changement de modèle d’affaire

La transformation d’une entreprise est une opération très complexe, mais elle est encore plus difficile lorsqu’elle implique un changement de modèle d’affaire. Regardons pourquoi à partir d’un exemple simple, celui de Microsoft pour son passage d’un modèle de vente de licence à un modèle de vente d’abonnements.

Microsoft a construit sa puissance économique et financière sur deux produits principaux: Windows, son système d’exploitation, et Office, sa suite bureautique. Historiquement, les deux se sont vendus au travers d’un système de licence soit aux fabricants de PC, qui les installaient en usine, soit aux entreprises et au grand-public qui les installaient eux-mêmes, après l’achat d’un PC.

Dans les années 2000, une licence Office coûte typiquement 250€TTC. D’un point de vue légal, une licence vous donne l’autorisation d’utiliser les logiciels compris dans la suite mais ils restent la propriété de Microsoft. Le grand avantage de ce modèle pour Microsoft est qu’il s’agit d’un modèle à très forte marge: la création de la suite représente un coût fixe très élevé (il faut faire travailler environ 5.000 programmeurs et testeurs pendants plusieurs mois), mais la fabrication d’un produit ne coûte rien (pendant très longtemps c’était un paquet de disquettes, puis ce fut un CD de quelques euros, et maintenant tout est en ligne, ce qui signifie qu’il n’y a plus de coût variable). Pour Microsoft, donc, la vente d’une unité supplémentaire d’Office ne coûte strictement rien (le coût marginal est de zéro en langage économique). Dès que les coûts fixes sont couverts, la marge est de 100%. Compte tenu des volumes, il s’agit d’une activité extrêmement rentable: Ainsi, Office 2010 s’est venu à environ 100 millions d’unités, soit un chiffre d’affaire minimum de 25 milliards de dollars. Dès que vous achetez une licence, le revenu total (250€) va immédiatement dans les caisses de Microsoft.

Après moi le déluge

Mais à partir de 2005 émergent les applications en ligne (« cloud »). Sous la pression de ses concurrents et notamment de Google, qui a introduit un équivalent d’Office entièrement basé sur le Web (Cloud) dès 2006, Microsoft se trouve obligé de proposer, lui aussi, une version « Cloud » d’Office. C’est Office 365, lancé en 2011. Le produit est vendu sous forme d’abonnement annuel pour environ 70€TTC par an.

La difficulté pour Microsoft à l’époque est qu’évidemment il y a cannibalisation entre ses deux offres. Si je souscris à un abonnement Office 365 le 1er janvier 2017, Microsoft gagnera 70€ cette année-là. Si j’achète Office, Microsoft gagnera 250€. Le premier effet d’un basculement du marché vers un modèle d’abonnement est donc une baisse immédiate et massive du chiffre d’affaire (-70%) pour Microsoft. Dans ces conditions, on comprend que la firme de Redmond n’ait pas montré une motivation très forte pour mener ce basculement de manière agressive. Cela explique sans doute pourquoi il lui a fallu attendre 5 ans après Google pour lancer sa propre version. Mais même après le lancement, le produit n’a pas vraiment été poussé initialement. Ce n’est que ces dernières années, et surtout après le départ du PDG Steve Ballmer, que la priorité de l’entreprise a été mise sur le cloud au dépend des ventes de licences.

Une réticence à tous les niveaux de l’organisation

La réticence n’existe pas seulement au niveau de la direction générale. Elle existe à tous les niveaux de l’organisation: imaginez que vous soyez commercial chargé de vendre Office, par exemple aux entreprises. Lorsque vous vendez un pack de, disons, 200 licences Office, et si on suppose une ristourne de 50% pour la quantité, vous réalisez un chiffre d’affaire immédiat de 25.000€, sur lequel vous touchez une belle commission. Si vous passez à l’abonnement, votre chiffre d’affaire sera de seulement 200×35=7.000€. Votre commission baissera naturellement d’autant. Conclusion: vous n’êtes pas vraiment motivé pour le passage à l’abonnement, et vous continuerez à pousser l’achat de licence aussi longtemps que possible, retardant ainsi le passage de Microsoft de la licence à l’abonnement, car tous vos collègues font de même.

Bien-sûr avec l’abonnement, sur le long terme, vous êtes gagnant: l’année prochaine, sans que vous ne fassiez rien, le client vous paiera à nouveau 7.000€. Et à nouveau l’année suivante. Au final, à partir de la 4e année, vous gagnez même plus qu’avec le système de licence: vous avez en fait créé une rente potentiellement infinie de revenu pour vous et pour l’entreprise. Oui mais voilà: c’est dans quatre ans, et quatre ans c’est long. Dans quatre ans, vous ne serez peut-être même plus commercial chez Microsoft. Et puis il n’est pas sûr que Microsoft continue à vous payer une commission pour une vente qui a eu lieu quatre ans avant. A court terme vous êtes certainement perdant, et à long terme nous sommes tous morts pour reprendre la fameuse expression de Keynes (on sait que les individus décotent fortement l’avenir, et plus l’avenir est lointain, plus la décote est forte). On voit ici comment le manque d’alignement entre l’intention stratégique de l’entreprise et l’incitation des collaborateurs sur le terrain peut entraîner l’échec de la stratégie, ou en tout cas sérieusement ralentir sa mise en œuvre. Tout le monde peut être, en principe, d’accord pour passer au nouveau modèle, mais personne ne veut subir le choc du passage.

Mais la difficulté d’un changement de modèle d’affaire comme celui-ci ne concerne pas que les commerciaux, même si c’est souvent le plus évident à observer. En fait, il affecte à peu près toutes les fonctions de l’entreprise. Un abonnement, c’est aussi un changement important de la structure du flux financier de revenu. Par exemple pour les clients, la somme beaucoup plus faible fera que la dépense ne sera plus considérée comme un investissement amortissable, mais comme une dépense de fonctionnement. Le service financier devra gérer la trésorerie différemment, car au lieu d’avoir des revenus immédiats à chaque signature de contrat, le revenu d’un contrat sera étalé dans le temps avec des sommes plus faibles. La nature-même d’un abonnement fera qu’on aura une relation avec le client très différente. Il faudra donc derrière des profils commerciaux différents pour gérer cette relation. Profils nouveaux que la RH devra apprendre à identifier, recruter, intégrer et gérer et qui viendront se mélanger aux profils actuels, affaiblis.

Il y a également un impact au niveau de la distribution. La vente de l’abonnement se fera le plus souvent en direct, depuis le Web, court-circuitant notre réseau traditionnel de distribution (que la vente d’un abonnement au prix de 70€ n’intéresse de toute façon pas), qui se sentira légitimement abandonné par le passage au nouveau modèle. Ce mécontentement du réseau est particulièrement problématique lors de la transition: vous commencez à vendre vos abonnements, ce modèle ne représente encore qu’une toute petite partie de vos revenus, mais vous mécontentez immédiatement vos distributeurs, qui sont encore responsable de la majeur partie de vos revenus actuels. Vous êtes là confrontés au classique dilemme de l’innovateur: Si vous ralentissez le déploiement des abonnements pour calmer le mécontentement des distributeurs, vous risquez de compromettre votre stratégie de transformation. Mais si vous poussez cette stratégie, les distributeurs peuvent cesser de vendre vos licences, voire pour les meilleurs d’entre-eux, passer à la concurrence, avec un effet immédiat et très visible sur votre chiffre d’affaires.

On le voit, derrière ce qui peut n’apparaître que comme un « simple » changement de modèle de prix se cache en fait un bouleversement du modèle d’affaire de l’entreprise, c’est à dire à la fois de sa proposition de valeur et de ses ressources, processus et valeurs (RPV). On ne va plus faire la même chose, plus avec les mêmes profils, plus avec les mêmes critères de succès, et plus avec les mêmes partenaires. C’est potentiellement tout le réseau de valeur de l’entreprise qu’il faut repenser. Et comme si ça ne suffisait pas, à cette difficulté s’ajoute le fameux dilemme, c’est à dire le conflit entre l’ancien modèle, qui assure la majeure partie des revenus et profits aujourd’hui, et le futur modèle, qui est la clé de notre performance future. Tout effort pour l’un risque de compromettre l’autre, et l’entreprise se trouve ainsi dans un déséquilibre permanent pendant tout le temps de la transition. C’est extrêmement complexe, et le fait qu’une entreprise aussi bien gérée que Microsoft ait eu une grande difficulté à faire cette transition l’illustre bien. Il aura fallu rien moins qu’un changement de PDG pour que Microsoft réussisse. Espérons qu’il n’en sera pas de même pour la transition de votre entreprise!

📖 Pour en savoir plus sur le dilemme de l’innovateur, voir mon ouvrage Relevez le défi de l’innovation de rupture

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4 réflexions au sujet de « Innovation: le défi du changement de modèle d’affaire »

  1. Bonjour Philippe
    Merci pour votre blog très utile pour réfléchir à notre propre pratique et au délicat pilotage d’un business.

    Deux facteurs, à mon sens, pour l’expliquer :
    votre discours reste toujours simple et clair, là où les articles universitaires sont parfois « lourds » ;
    votre raisonnement nous entraine vers la priorité (et la dualité) de l’action … et non pas la seule réflexion académique. Ceci d’abord en matière de pilotage stratégique (cf. vos billets sur la stratégie intégrée 2011 et la théorie machiavélienne 2017)…

    C’est pourquoi je me permets de renvoyer régulièrement vers votre blog les étudiants et cadres que j’accompagne dans leur formation au management international . A vous lire !

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