Agir en incertitude: Le renversement de Machiavel

Comment agir en incertitude est une question aussi ancienne que l’action elle-même. Dans le modèle « classique », la décision est un processus qui se déroule comme suit: d’abord on analyse la situation et on se fixe un objectif, ensuite on détermine les options possibles et on en choisit une, celle qui est optimale, puis on passe à l’action pour mettre en œuvre un plan permettant d’atteindre cet objectif. Ce modèle semble tellement évident qu’il est rarement mis en question. Il correspond à une conception dite « prudentielle » de l’action qui vise à éviter d’échouer. Pour cela, il faut analyser le plus possible avant d’agir (l’idée étant que plus on a d’information meilleure la décision sera). Or cette conception est très restrictive, voire contre-productive, en situation d’incertitude. C’est qu’a observé Machiavel qui propose une approche radicalement opposée.

Ecrivant au XVIème siècle Machiavel révolutionne la pensée politique et inaugure l’ère « moderne ». L’originalité de la pensée de Machiavel est étudiée dans un ouvrage passionnant de Thierry Ménissier, grand spécialiste français du florentin, Machiavel ou la politique du centaure. Ménissier commence par ob server que pour Machiavel, « il y a une indétermination fondamentale du devenir, et il faut parler de l’ouverture permanente du temps qui permet à l’homme de saisir dans l’expérience de l’événement qu’il n’est pas pure apparence. » L’avenir étant incertain, et donc indéterminé, il n’est pas connaissable, et aucune analyse, si profonde soit-elle, ne permettra jamais de changer cet état de fait (ou plus exactement de « non-fait »).

Face à cette approche prudentielle, Machiavel propose une approche opposée, celle consistant à agir précisément parce qu’on ne sait pas. Il écrit, dans un passage fondamental qui résume toute sa pensée: « En agissant se dévoilent les partis qui seraient demeurés cachés si l’on n’avait pas agi. » L’action va donc dévoiler des options qu’on ne pouvait pas connaître a priori, sans agir. On agit pour savoir au lieu de savoir pour agir. Par exemple, prendre l’initiative va forcer un autre acteur, jusque-là resté ambigu, à prendre parti. Dans un contexte d’entreprise, lancer un produit imparfait, mais le plus vite possible, va permettre de découvrir des usages inattendus qu’aucune étude de marché, si complète soit-elle, n’aurait pu révéler.

Nicolas Machiavel, théoricien de l’action

Ménissier observe que dans la conception machiavélienne, « l’action se constitue dans la confrontation aux faits (telle est la signification de la thématique de ‘l’occasion’), et surtout, quelle que soit la prudence des gouvernants, ces faits se présentent comme une altérité toujours en surcroît vis-à-vis de la puissance humaine de formalisation. » Le calcul préalable ne permet donc jamais d’envisager tout ce qui peut se passer et la prudence peut, paradoxalement, entraîner une prise de risque plus importante. On y voit là la source des surprises répétées dont sont victimes états comme entreprises.

Agir pour savoir: le renversement de Machiavel

Ce n’est donc pas seulement que l’action permet d’obtenir de l’information qui n’aurait pas été disponible sans action, mais surtout qu’elle permet de dévoiler des options qui seraient demeurées cachées si l’on n’avait pas agi.

Ménissier observe: « Le comte passe donc à l’action afin d’évaluer la situation, car, dit Machiavel, seule la rencontre entre l’événement et son geste lui donnera une idée précise de ce qu’il peut faire. L’inversion avec la conception prudentielle est radicale, puisqu’ici c’est le geste qui instruit la décision. » Il ajoute: « Si l’on interprète cette manière de concevoir l’action dans les termes de l’ontologie, on peut dire que le possible ne se détermine pas par un calcul, ni indépendamment de l’action, mais à partir d’une première prise en charge de l’événement par celle-ci. » Plus loin, il ajoute encore: « Il est nécessaire que le cours des choses soit événement pour une action, avant de savoir si et comment l’on peut agir efficacement – sans quoi la fortune prend l’initiative et impose aux hommes ses options soudaines, imprévisibles et désastreuses. »

On voit qu’au fond l’acteur est amené à gérer deux risques: le risque positif, celui d’échouer en agissant, et le risque négatif, celui de rater une opportunité en n’agissant pas. Le premier correspond à une action prudentielle, le second à une action créatrice. Il y a certes un coût à agir et il convient par l’analyse préalable de le réduire autant que possible, mais il y a également un coût à ne pas agir en ce que des opportunités dont on n’a pas conscience du fait même de l’inaction peuvent être perdues. La prudence a donc également un coût. Or en incertitude, l’analyse est particulièrement difficile et « l’ouverture permanente du temps » multiplie les opportunités cachées car le monde n’est pas figé.  On voit combien la conception machiavélienne est particulièrement pertinente dans ce contexte. Et Ménissier de conclure que dans cette conception, « L’épreuve est donc dévoilement, et sanctionne un certain rapport entre la nature et la vérité. »

L’implication de cette conception machiavélienne est profonde sur le plan de l’ontologie, c’est à dire de la façon dont on conçoit la nature-même de notre environnement et notre rapport à lui. Dans la plupart des conceptions classiques, héritières du positivisme, l’acteur est fondamentalement extérieur à son environnement. Il essaie de le comprendre et d’agir dessus, mais il n’en fait pas partie. Il est symptomatique que les grands modèles stratégiques, dont le fameux « Forces, faiblesses, opportunités et menaces », reposent tous sur cette dichotomie entre un « interne » et un « externe ». Pour Machiavel, au contraire, Ménissier observe que « Puisqu’il est également un agent historique, nul point de vue extérieur à l’histoire n’est offert à l’acteur politique. » L’acteur fait pleinement partie de son environnement, il agit au moins autant au sein de cet environnement que dessus. Il s’agit d’une rupture importante. A ce sujet, Ménissier ajoute: « Le principe de la théorie machiavélienne de l’action repose sur le fait que ce qui advient (la fortune) n’est pas extérieur à la manière dont on agit. » Là encore le dualisme acteur/environnement, et action/façon d’agir disparaissent. Pour Machiavel, il ne s’agit jamais de délaisser le monde contingent où s’exerce la fortuna, mais de demeurer au plus près des phénomènes, puisque le but est de dire « la vérité des faits et des effets »

Il faut insister sur le fait que l’action machiavélienne va au-delà de la simple découverte, du simple dévoilement de « partis demeurés cachés ». En agissant, l’acteur crée aussi des partis, des situations, il ne se contente pas seulement de les dévoiler. Beaucoup plus qu’une action révélatrice ou dévoilante, c’est d’une action créatrice qu’il faut alors parler, notion que l’on retrouve aujourd’hui dans le champ de l’entrepreneuriat avec la théorie de l’effectuation. Avec cette dernière, l’entrepreneur n’agit pas seulement pour savoir, mais pour créer.

Cet article est un extrait adapté de mon ouvrage « Bienvenue en incertitude!« .

L’ouvrage de Thierry Ménissier, Machiavel ou la politique du centaure, est accessible ici. Pour en savoir plus sur l’effectuation, lire mon article introductif ici.

📬 Si vous avez aimé cet article, n’hésitez pas à vous abonner pour être averti des prochains par mail (“Je m’abonne” en haut à droite sur la page d’accueil). Vous pouvez également me suivre sur linkedIn et sur Twitter.

18 réflexions au sujet de « Agir en incertitude: Le renversement de Machiavel »

  1. Principe interessant du « payer pour voir ».

    Dans le domaine du climat et d’autre risques incalculables (dur a faire accepter), il y a des outils intéressants, les « no regret solutions »…
    plutot que de calculer le futur, on accept qu’on en a aucune idée, et tout au plus on le borne à des extrêmes, soit impossible jusqu’a nouvel ordre, soit ingérable et donc sans intérêt à prévoir (une sorte de paradoxe du lampadaire – pour quoi chercher là ou on ne pourra pas récupérer).
    parmi les no-regret solution il y a les économies non coûteuses (fin des gaspillages – encore faut t’il que ca ne coûte pas, ce que certains refusent de voir). Mais la plus grosse source de no-regret solution sont :
    – la connaissance
    – la capacité d’agir.
    savoir de nouvelles choses, sur ce qui est, peut être, ou peut être fait, et savoir faire des choses (sans nécessairement le faire), permet le jour J d’appliquer en panique des stratégies adaptées.

    On paye pour voir, on paye pour pouvoir, et on ne fait rien tant qu’on en a pas besoins.

    Ce qui me désole actuellement ce sont des lois anti-recherche, comme celles tentées contre les gas de schistes qui interdisent même de savoir, ou de progresser et améliorer.
    En guerre bactériologique et chimique on explique bien qu’il faut tester pour pouvoir créer des vaccins et anti-viraux avant la crise, car on ne développe pas un vaccin ou un antidote en 15 jours.

    c’est là que le rôle des scientifiques est essentiels, celui de ne pas être « concerned », engagé pour un futur et prudents, mais irresponsables, infantiles, joueurs, curieux, délirants, pour explorer l’inimaginable.

    mon expérience est que depuis les années 50, ce style de pensé à disparue, remplacé par une forme de délire planiste, conforté par le succès des théories dominante à produire des produits innovants.
    En plus les scientifiques sont trop normaux, limite prolétarisés, domestiqués, suie à la massification des études et l’enchaînement d’une étatisation de la recherche puis des restrictions budgétaires, achevés par l’esprit Luddites et précautioniste qui s’installe. Ils obéissent aux modes, et au final l’inories est que les seuls rebelles aujourd’hui sont à la retraites, et souvent vienne des science appliquées… Vieux chercheurs de l’armée, ingénieurs des labos d’avionneurs,ce sont les seuls à proposer des trucs iconoclastes, à chercher pour voir au delà des théories en cours.

    Noter époque est ironique, avec un progrès évident dans tout les domaines pratiques, une amélioration de l’nevironnement et de la santé, mais aussi une peur de toute forme d’inconnu qui a fait interdire la recherche sur les plus grosses innovations.

    La peur de l’inconnu, poussée à l’extrême est un rrisque existentiel pour l’Humanité. J’espère qu’elle n’est domonante qu’n occident, mais vu la dominance idéologique et financière de l’Occident sur l’Afrique et même l’Asie hors Chine, je vois les ONG et gouvernement imposer nos délires Luddites à des populations dont seuls les élites éduquées peuvent se payer le luxe de cracher dans la soupe.

  2. Est-ce que je fais une grosse erreur en pensant qu’il y a des échos entre cet apport de Machiavel et le constructivisme épistémologique et des méthodes de recherche telle que la recherche-action ?

  3. Bien vu… Et cela montre que non seulement c’est en forgeant qu’il devient forgeron, mais aussi qu’on invente la forge.
    Edison disait qu’une invention c’était « 1% d’inspiration et 99% de transpiration »… Un peu comme « la sculpture, c’est prendre un bloc de marbre et enlever tout ce qui n’est pas de l’art », l’innovation, c’est prendre une idée et en retirer tout ce qui la fait échouer.
    Plus près de nous, le langage « C » qui, avec ses dérivés « objet », représente dans les 80% des développements logiciels actuels (dont, probablement, le logiciel générateur du présent site) doit son nom au fait que ses deux auteurs n’étaient pas satisfaits de leurs précédentes tentatives, nommées respectivement « A » et « B ». S’ils ne s’étaient pas lancés dans ces deux tentatives, jamais ils n’auraient pu faire émerger les grands principes architecturaux qui ont fait le succès du « C » (et aussi d’Unix). Du pur Machiavel, même s’ils en ignoraient probablement les idées.

    D’un autre coté, s’ils avaient été affligés d’un gestionnaire, celui-ci aurait établi un planning pour « A », avec des revues de projet interdisant tout retour en arrière jusqu’à la livraison du « produit », « conforme à la spécification ». Mettre à la poubelle le fruit de plusieurs mois de travail pour n’en garder que des idées (à garder ou à fuir) est tout simplement inconcevable pour certains types d’esprit. Ou alors, dans le cadre d’un accident industriel pour lequel il faut rechercher les coupables. Et certainement pas recommencer quelques mois plus tard… Pas de pot : c’est le genre d’esprit dont on fait des chefs dans nos grandes structures technocratiques.
    J’imagine que Machiavel a du faire d’énormes efforts pour convaincre son Prince de l’intérêt d’une telle démarche. D’ailleurs on ne peut pas dire que c’est celle de ses idées qui a le plus marqué la postérité…

  4. Excellent.. et pour les vies aventurières c est quand même plein d optimisme..
    J aimerais souligner aussi que l « action créatrice » devrait plutôt correspondre au « risque positif » et l « action prudentielle » au « risque négatif », sauf erreur de compréhension de ma part.

  5. Merci pour ce très bon article. Le passage à l’action reste en effet la clé pour ne pas s’enliser dans trop de réflexions improductives voire contre productives ! Mais pas facile dans notre culture française (entre Descartes et principe de précaution…).

    1. Oui vous avez raison, le principe de précaution est l’exemple même de principe prudentiel et on voit à quel point il peut être coûteux. Il nous prive certainement de nombreuses opportunités, mais nous ne le saurons jamais par définition.

  6. Beaucoup de nos approches actuelles qui traitent de la gouvernance et de l’incertitude trouvent leurs racines souvent dans l’histoire. A l’époque la culture était encore très ancrée « concurrence » dans le sens de défense de territoire. Et donc les idées s’opposaient et une seule pouvait survivre. Si on les analyse avec une culture ancrée sur la diversité et l’opportunité, elles peuvent vivre ensemble et répondent avec efficacité en fonction des contextes pour lesquels elles sont adaptées. De temps en temps ne sommes tous pas un peu machiavéliques, dans le bon sens du terme. Merci pour votre article.

  7. Il existe de multiples définitions de l’intelligence collective …. Pour moi, celle que je développe part de la volonté du dirigeant, face à l’incertitude et à la complexité, d’associer des parties prenantes à la co-construction des grandes décisions sur un sujet de son choix (performance, stratégies, gouvernance, innovation, gestion des risques, sécurité, par exemple). Une manière de prendre des décisions éclairées et de montrer son humanisme !

  8. Bonjour et merci pour votre éclairage qui me renvoie au modèle EFFECTUATION et aussi au SYNOPP, qui propose de faire pour voir…
    A bientôt à vous lire. Franck

  9. Une opposition frontale au principe de précaution.
    Ici il faut payer pour voir.
    L’idéologie est ici humaniste, prométhéenne, et l’on ne subit pas un contexte météorologique, mais on sculpte, parfois maladroitement, un futur, que l’on peut ensuite ratraper avec les informations, l’expérience, acquise.

  10. Cher Monsieur,

    Une petite erreur: Machiavel n’écrit pas au XII° siècle. C’est un homme la Renaissance, né en 1469, décédé en 1527.
    Qui plus est, il n’aurait pas pu écrire au XII° siècle, les grands états n’étaient pas encore constitués et la figure du prince gouvernant pas encore focalisée.

    Hugues Chevalier.

Laisser un commentaire