Erreurs de prédiction: Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas – L’exemple de la suprématie japonaise en 1991

« Losing the war with Japan » est un reportage sur la puissance économique croisante du Japon et son impact aux États-Unis diffusé en novembre 1991 par le magazine Frontline, l’équivalent d’Envoyé Spécial de France 2. Le reportage dresse un tableau très sombre de la situation d’alors en faisant un parallèle avec la première guerre d’Irak que les États-Unis viennent de remporter brillamment en quelques jours. L’argument du reportage est que pendant que les États-Unis étaient en Irak pour une vraie guerre, les japonais détruisaient l’industrie américaine par la guerre économique. L’introduction du reportage se termine par un mot d’un chercheur : « La guerre froide est terminée et le Japon a gagné. » Les États-Unis se sont trompés de guerre en quelque sorte. Analyse d’un flop monumental de prédiction.

Il y a trois erreurs fondamentales de prédiction dans ce reportage. La première concerne l’avenir du Japon comme première puissance économique. Indéniablement, la réussite économique du Japon depuis sa défaite militaire en 1945 est impressionnante. Automobile, sidérurgie, électronique, horlogerie, haute fidélité, etc. les secteurs dominés par des entreprises japonaises sont très nombreux. En ruine en 1945, le Japon est devenu en 1991 une puissance économique de tout premier plan. Le pays annonce des plans ambitieux en matière de robotique et d’intelligence artificielle qui font frémir les autres puissances économiques. C’est ce qu’on voit.

Mais au moment même où le reportage prend acte de cette réussite et prévoit la domination inéluctable du Japon, la croissance de ce dernier se casse. C’est ce qu’on ne voit pas… encore. La bourse de Tokyo connaît une baisse très forte et le pays entame une période de stagnation… d’au moins 20 ans! Même si le Japon reste un grand pays industriel, il n’est plus guère leader en rien.

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La seconde erreur de prédiction concerne l’avenir de l’économie américaine. Pendant de la prédiction selon laquelle le Japon a gagné la guerre économique, le pessimisme sur l’économie américaine est très répandu. Le reportage utilise une technique de narration assez subtile, faisant un parallèle entre la guerre d’Irak, qui a permis à l’Amérique de faire la démonstration de ses armes intelligentes, et la guerre économique que le Japon a en quelque sorte gagnée dans son dos. A cette époque, certains pans de l’industrie américaine sont à la peine face aux sociétés japonaises ; c’est notamment le cas dans la sidérurgie, l’industrie manufacturière et bien-sûr l’automobile, avec son spectacle déprimant de licenciements et de fermetures d’usines. L’Amérique connaît à cette époque une récession qui coûtera sa réélection au président George H Bush. Pendant ce temps, fort de leurs succès et les poches pleines de dollars, les japonais rachètent les fleurons de l’économie américaine : studios de cinémas, immeubles prestigieux et œuvres artistiques à des prix vertigineux. Le contraste est douloureux. C’est le système américain lui-même qui semble incapable de rester au niveau des enjeux nouveaux. C’est ce qu’on voit.

Et pourtant, au moment-même où ce constat de déclin est fait, l’économie américaine sort de récession. La Fed date précisément cette sortie de novembre 1991, date de diffusion du reportage. Personne ne le sait alors, mais l’économie américaine se trouve à l’aube d’une période de croissance qui durera jusqu’en 2008 lorsqu’éclatera la crise des sub-primes. Au moment où le déclin paraît évident sont en train de naître les géants de la nouvelle période d’innovation : la révolution Internet. AOL, fondé en 1985, révolutionne les autoroutes de l’information en offrant un accès Internet. Microsoft introduit Windows 95 en 1995 et démocratise l’informatique, puis c’est la création de Netscape et Amazon en 1994, le début de la résurrection d’Apple en 1997 et la création de Google en 1998. Rien de tout cela n’a encore d’effet au moment du reportage, c’est ce qu’on ne voit pas, et seules sont visibles les fermetures d’usines, mais la relève est en cours. Les États-Unis, déjouant tous les pronostics habituels de court-termisme, sont à la pointe de la nouvelle révolution des technologies de l’information, en matériel et en logiciel. Le reportage annonçait le déclin inéluctable, et c’est exactement le contraire qui se produit. L’erreur de prédiction est considérable.

Mais il y en a une troisième, peut-être tout aussi énorme. Le reportage prétend nous expliquer qui a gagné la course à la suprématie économique en analysant la réussite du Japon et la stagnation américaine. Et pas une fois il ne parle de la Chine ! Et pourtant, depuis les réformes de Deng à la fin des années 70, la Chine connaît un développement économique considérable. Elle n’est encore qu’un gigantesque atelier, on ne la « voit » pas encore, mais son impact commence à se faire sentir, et elle s’apprête à jouer un rôle économique majeur. Mais pas un mot dans le reportage. L’erreur de prédiction, par omission cette fois, est considérable, là encore.

L’erreur d’anticipation provient d’abord et avant tout d’une profonde incompréhension de son époque.

Ce reportage, qui pourrait n’être qu’un cas isolé de mauvais journalisme, est en fait très représentatif de la pensée de l’époque. Le constat de l’ascension inéluctable du Japon et du déclin américain (et de l’Occident en général) est en effet très largement partagé à l’époque. Il s’accompagne bien-sûr par de nombreux experts de l’appel à reprendre les caractéristiques du modèle japonais, du moins ce qui en est perçu par ces experts : un pilotage de l’économie par un ministère de l’industrie « éclairé » qui évite le « court-termisme » du capitalisme américain. Aux États-Unis, l’ouvrage Japan as Number One (le Japon comme numéro 1) et sous-titré « Leçons pour les États-Unis » est un best-seller. En France, la journaliste Dominique Nora présente son ouvrage L’étreinte du Samouraï comme « le grand roman des armées du Soleil Levant en marche » dans lequel elle écrit : « le Japon écrase aujourd’hui les sociétés occidentales sur leur propre terrain de la performance économique ». Gilberte Beaux, banquière en vue de l’époque, écrit dans La leçon Japonaise que « Le Japon s’apprête à devenir un géant politique et culturel. » Sa force, en effet, « se mesure en capacité d’organiser, d’informer, de réfléchir et d’agir. » ce dont semble incapable, selon elle, l’Occident.

Ce que soulignent ces exemples, c’est combien l’anticipation repose sur des hypothèses (ou modèles mentaux), certaines de ces hypothèses tenant plus des croyances faussement évidentes et reflets de prismes identitaires et idéologiques. Ce n’est qu’en rendant ces hypothèses et croyances explicites qu’on comprendra mieux son environnement et qu’on évitera les travers les plus évidents de l’exercice d’anticipation, même s’il reste un exercice difficile.

Voir mon article précédent sur le rôle de l’identité de l’observateur: Homogénéité et aveuglement: Ce que Donald Trump nous apprend sur les surprises stratégiques.  Le reportage « Losing the war with Japan » peut-être vu ici.

📖 Cet article est tiré de mon ouvrage Bienvenue en incertitude

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4 réflexions au sujet de « Erreurs de prédiction: Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas – L’exemple de la suprématie japonaise en 1991 »

  1. Il ne faut pas jeter la pierre à « l’illusion de la suprématie japonaise » : ça a fonctionné suffisamment longtemps pour bâtir des carrières de gourous, sur fond de doctes conférences et de bouquins aux démonstrations imparables.
    Puis, les mêmes ou leurs élèves sont passés à d’autres certitudes, dont certaines n’ont pas toujours aussi rentables…
    Ça paye bien, « l’effectuation » ?

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