Innovation: Le mythe des solutions sans problème

La scène se passe à Lyon il y a quelques mois. Je suis invité pour présenter l’effectuation à un groupe d’artistes. L’effectuation à des artistes? Oui, car l’effectuation étant un principe général de création de nouveauté, il existe de nombreux parallèles entre l’entrepreneuriat et l’art, et la session avait pour but d’explorer ces parallèles. Enfin bref… je donne des exemples d’entreprises ayant démarré de manière effectuale (sans idée précise et progressé chemin faisant sur la bases de rencontres inopinées) et j’évoque les débuts de Facebook. Très vite j’ai droit aux classiques « Facebook c’est l’innovation inutile » et le « symbole de la futilité de notre époque. » Bien qu’utilisant très peu Facebook, je ne partage pas du tout cet avis. L’innovation est souvent inutile… au début.

D’une manière générale, il est très commun de dénigrer une nouvelle technologie en expliquant qu’elle est inutile. L’expression consacrée est « Une solution sans problème. » En ce moment, c’est l’internet des objets (IoT – Internet of things) qui fait l’objet de ce jugement. Après tout, à part l’engouement des startups, personne n’a jamais demandé d’IoT, et l’idée d’avoir un grille-pain connecté à son iPhone, passé l’amusement, est tout bonnement ridicule.

On est tenté de donner raison aux sceptiques tant les technologues prennent parfois un malin plaisir à inventer des trucs qui ne servent à rien, dont personne n’a besoin. Avec tous ces gens qui meurent de faim, ne peuvent-ils pas se consacrer à des inventions utiles? Il ne fait aucun doute qu’une large partie de l’intérêt autour de l’IoT traduit une bulle médiatico-financière qui finira par se dégonfler.

Et pourtant, le doigt sur la gâchette, et au moment d’appuyer, je me fais deux réflexions.

1) La première, c’est qu’en matière d’innovation, on ne peut jamais savoir à l’avance à quoi servira ce qu’on invente. Je rappelle toujours que l’échographie, qui a eu un impact considérable sur la santé humaine à partir des années 50, a été inventé en 1911… comme technique de détection des sous-marins allemands. La plupart des choses dont nous ne pouvons aujourd’hui nous passer ont d’abord été dénigrées, et même très violemment attaquées, avant d’être acceptées, puis banalisées: le train, le vélo, la voiture, les livres, le théâtre, la télévision, le téléphone, etc. La liste n’en finit pas de toutes ces choses « inutiles » qui sont devenus indispensables. Dans les années 70, Le Monde avait titré « Laser à quoi? Laser à rien ». Dix ans plus tard, j’avais un lecteur laser dans mon salon. Lorsque Steve Jobs a présenté le premier iPad, tout le monde s’est moqué de lui. J’avais à l’époque fait un sondage dans ma classe de MBA, la cible parfaite pour ce produit, et sur 45 participants, environ 5 avaient indiqué vouloir l’acheter. On sait ce que la suite a donné.

Une solution sans problème... pendant quarante ans
Une solution sans problème… pendant quarante ans

L’histoire de l’innovation montre en effet que cette dernière ne répond pas toujours à une demande. Elle est le produit d’un rêve, d’un fantasme, d’une vision, comme on veut, et elle crée son besoin. L’économiste Joseph Schumpeter, qui l’avait bien compris, disait ainsi: « Il ne suffit pas d’inventer le savon, il faut aussi convaincre les gens de se laver. »

Je ne suis pas spécialiste de l’IoT, donc je ne suis pas à même d’estimer son développement, mais si je regarde autour de moi, je vois déjà des signes très clairs de son évidente utilité: je connais pleins de gens qui ont acheté des prises intelligentes commandées par leur téléphone mobile pour allumer leur maison quand ils sont absents. L’un de mes amis utilise Alexa, le … le comment l’appeler? Le « majordome virtuel » d’Amazon, et ne peut déjà plus s’en passer. J’en déduis, empiriquement, qu’il ne s’écoulera pas longtemps entre le moment où on trouve l’IoT ridicule et celui où on ne pourra plus s’en passer.

On sous-estime aussi le potentiel d’une nouvelle technologie parce qu’on la juge sur ce qu’elle fait, pas sur ce qu’elle pourra faire. C’est ce que le fameux joueur de hockey Wayne Gretzky disait « Don’t skate to the puck, skate to where the puck is going. » Comme avec beaucoup d’autres technologies, et pour paraphraser le slogan génial de la Twingo, « à vous d’inventer la vie qui va avec ».

D’ailleurs, puisque l’intelligence artificielle est à la mode, faut-il rappeler qu’à la fin des années 80, on disait la même chose à son propos? Qu’elle n’irait jamais loin. En 2004, deux experts du MIT ont montré dans un ouvrage sur l’avenir du travail (déjà…), qu’il n’était pas envisageable de substituer l’IA à des tâches humaines complexes, comme… la conduite automobile. Moins de 5 ans après, la Google Car autonome parcourait des centaines de milliers de kilomètres. Et la liste peut se poursuivre.

2) La seconde réflexion, c’est que l’intérêt d’une innovation est subjectif. Lorsque nous jugeons de l’avenir d’une innovation, nous mélangeons souvent notre prédiction et notre préférence. Nous trouvons souvent les innovations stupides et inutiles, comme mes artistes avec Facebook. Elles ne répondent à aucun besoin, si ce n’est la futilité et le narcissisme. Il se trouvait que mes artistes étaient à cette époque passionnés par une exposition de Yoko Ono. Je leur ai simplement demandé: en quoi Yoko Ono est-elle plus utile que Facebook? En quoi cette expo est-elle plus légitime? Ma réponse: en rien, ni Facebook plus utile que Yoko Ono bien-sûr. Les deux sont une parfaite illustration de notre futilité, c’est à dire de ce qui nous rend humains. Assumons ces deux manifestations de notre nature humaine sans aucune honte et sans jugement de valeur.

On peut bien-sûr trouver regrettable, voire ridicule, et c’est mon cas, que des jeunes passent leur journée devant Facebook, mais on ne peut pas ignorer que s’ils y passent tant de temps, c’est qu’il y a une raison et que Facebook leur apporte quelque chose. Le fait que je ne comprenne pas ce « quelque chose » est plus un problème pour moi, si j’essaie d’évaluer le potentiel de Facebook, que pour eux ou pour Facebook.

Cessons donc de dénigrer une innovation simplement parce qu’elle nous répugne, ou parce que nous ne sommes pas capable d’imaginer à quoi elle pourra servir. D’autres s’en chargeront, parce que c’est toujours comme cela que l’innovation a fonctionné et il est assez probable qu’il en sera ainsi pour l’IoT.

Voir mon article précédent à propos de La sous-estimation initiale des innovations de rupture, une erreur classique – à propos de l’impression 3D.

12 réflexions au sujet de « Innovation: Le mythe des solutions sans problème »

  1. Merci Philippe pour cet article et plus généralement de nous aider à réfléchir et de remettre en cause notre statu quo intellectuel.

    Mon sentiment est que nous avons (spécialement en France) un goût immodéré pour la technologie. Or les « Hypes Cycles » du cabinet Gartner Group nous indiquent qu’il existe un décalage temporel entre la frénésie ambiante pour une technologie donnée et de réelles applications business.

    S’agissant de la technologie, une clef selon moi est donc d’être nuancé. Nous sommes tous convaincus du potentiel transformant d’une nouvelle technologie. Pour autant, cette dernière est généralement en moyen/outil pour arriver à ses fins.

    Ce dernier point est pour moi essentiel notamment dans le cadre de la création d’une activité innovante. Je vois encore trop de startups qui font du techno push en implémentant une logique linéaire/causale alors qu’il devrait apprendre à gérer du projet complexe (selon la typologie Cynefin Framework).

    Au plaisir de lire vos futurs articles.

    Stéphane

  2. A propos de faire (et laisser faire) pour comprendre, voici une conférence passionnante de Kevin Spacey en 2013 qui explique comment il pense que laisser faire la créativité de ceux qui comprennent avant leur public est ce qui permet de produire les séries qui connaissent in fine le plus grand succès :

    https://www.youtube.com/watch?v=bGQch6VBu1M

    F.

  3. Créer des besoins… est-ce bien nécessaire? L’effet est désastreux sur bien des civilisations qui n’en avaient au fond pas besoin. Et en crèvent.
    La polynésie il y a 30 ans et maintenant. Rien à voir. Pour le pire et pour le pire. Un peu comme une domotique cloud qui sera HS à la moindre panne du FAI. Gare au « back to basics »…

  4. L’effectuation est un très vieux mot qui reprend le cycle de l’entraîneur en opposition avec celui du professeur.
    Le professeur explique comment la connaissance va générer la décision et comment l’action va amener la recherche de nouvelles connaissances.
    L’entraîneur ou le coach pour le dire en anglais cherche l’efficacité et c’est l’expérience qui va s’exprimer pour augmenter l’efficacité.
    Mais cette opposition n’est qu’apparente et les deux cycles se complètent et surtout se tempèrent.
    La difficulté actuelle c’est que nous avons perdu les contrepouvoirs intellectuels et chacun s’envole dans ses rêves sans automaticité de réveil.
    En économie, la rareté de la monnaie était le frein des envolées lyriques. Mais depuis que l’on fait semblant de croire que la monnaie a remplacé le troc et que l’échange est création objective de richesses, on ne cherche ni l’équilibre ni l’harmonie.
    L’effectuation ne s’oppose pas à l’université, elle la complète en la relativisant et en est complétée par la critique.

    1. Bonjour,
      pour moi, professeur et entraineur ont des fonctions complémentaires.

      La fonction du professeur est de « raccrocher les wagons » par rapport au niveau actuel des connaissances. Des connaissances qui sont le fruit de travaux de centaines, voire de centaines de milliers de personnes, sur une durée de plusieurs siècles. On n’a tout simplement pas le temps, dans une jeunesse humaine, d’atteindre la « pointe », fut-ce dans un seul domaine.
      Ce n’est que quand on approche de cette « pointe » que le professeur doit se transformer en entraineur.
      Réciproquement, l’élève du professeur doit se transformer en partenaire, voire en client de l’entraineur.

      Dans les deux cas, c’est l’efficacité qu’on recherche. Mais demander d’inventer la roue tout seul est une perte de temps et un gâchis d’intelligence. Faire croire qu’il n’existe pas d’autre solution au déplacement que la roue, également

      1. Ces fonctions sont en effet complémentaires mais elles sont surtout la régulation l’une de l’autre. Vous mettez l’entraîneur comme le successeur du professeur alors que pour moi il en est le régulateur.
        La connaissance du professeur ne préexiste pas à l’expérience de l’entraîneur. Les deux cohabitent et se régulent mutuellement. C’est cette double régulation croisée qui a provisoirement disparu aujourd’hui en laissant la place à tous les professeurs Nimbus.

  5. Merci pour ce rappel et le flash-back toujours pertinent.
    l’IoT est encore en phase d’exploration. Il est donc normal d’y trouver un peu de tout, des succès éphémères, des flops, des promesses. La proposition de valeur se cherche… et cherche aussi sa cible.
    On voit frémir des débouchés dans la domotique des années 90 ainsi que dans le domaine industriel (M2M). Il en est de même dans la réalité augmentée qui voit des applications professionnelles tout en nourrissant la lol-economy (= modèles d’affaire de la futilité). Ce n’est pas antinomique.
    Inversement on promettait un potentiel florissant aux micro-ondes dans l’industrie… et elles ont envahi bien plus de cuisines que d’usines. Le Kevlar allait alléger les pneumatiques pour économiser le pétrole. In fine il a sauvé plus de vies que de barils.
    Les chemins empruntés par les innovations sont tout sauf linéaires, la propagation est souvent une aventure sociale voire sociétale.
    A chaque innovation ses early-adopters incompris qui trouvent de la valeur où d’autres ne verront rien d’utile provoquant leur rejet. Heureusement, ça permet de financer l’exploration chaotique.
    Dans le domaine artistique les innovations déclenchent encore plus de passions. Qui se rappelle des disques de Rock cassés par des journalistes devant les caméras 🙂

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