Innovation de rupture: Tout va très bien madame la marquise!

Deux échanges m’ont donné récemment matière à penser sur la capacité presqu’infinie que peut avoir un dirigeant à se mentir à lui-même, et donc aux autres, pour ignorer une réalité désagréable. Le premier échange concerne Amazon, et le second Tesla.

D’abord, Amazon. L’occasion est banale. Intervention chez un client, une très grande entreprise, et j’ai la chance de parler juste avant le PDG. Mon intervention terminée, je lui cède la place. Le thème est l’incertitude. C’est rare d’avoir l’occasion d’écouter un PDG parler de ce sujet et le propos est assez intéressant et plutôt fin. Mais au détour du propos, sans doute pour souligner à quel point les ruptures en cours dans la plupart des industries peuvent être difficiles à gérer car elles donnent lieu à des situations qui semblent n’avoir aucun sens, le PDG déclare « Amazon n’a jamais gagné d’argent. » Sous-entendu, c’est aberrant.

C’est une antienne. Je l’entends sans arrêt. Déjà en 1997, un analyste financier très en vue avait sonné l’alarme pour dire qu’Amazon allait dans le mur. Le pDG d’Amazon pourrait marcher sur l’eau en multipliant les pains, il se trouverait encore des grincheux pour dire « Certes, mais il ne gagne pas d’argent. » Amazon disrupte la grande distribution depuis vingt ans maintenant, mais le fait que l’entreprise ne gagne pas d’argent suffit à nous permettre d’en minimiser l’impact. C’est une grave erreur. Comme Jeff Bezos l’a lui-même dit à de nombreuses reprises, le jour où il veut être bénéficiaire, il baisse d’un chouilla le curseur de ses investissements, et il se retrouve à la tête d’une machine à imprimer de l’argent. Mais voilà, être bénéficiaire il s’en fiche, ça fait longtemps qu’il a dit merde aux analystes, tout concentré qu’il est sur la disruption des marchés visés. Amazon est une machine infernale, un rouleau compresseur qui révolutionne la grande distribution de fond en comble. Il faut être sourd et aveugle, ou alors travailler dans la grande distribution, pour ne pas en prendre conscience. D’ailleurs des profits, il finit par en faire un peu malgré lui si l’on en juge par ses résultats récents. Et pas des minces. Qu’on arrête donc de dire qu’Amazon n’est pas profitable en sous entendant qu’il ne compte pas vraiment. Sinon le réveil risque d’être douloureux.

Ensuite Tesla. La scène se passe dans un programme de formation pour un gros acteur du secteur automobile. Je présente le cas Kodak – Comment une excellente entreprise s’est fait hacher menu par une rupture qu’elle avait vu venir et dont elle savait tout, et pour cause: elle en était à l’origine. Je présente ensuite le cas Nokia, leader mondial en 2008 avec 38% de part de marché, et disparu 5 ans après le lancement de l’iPhone dont elle savait tout, mais qu’elle n’a pas pris au sérieux. Pour Nokia, l’iPhone était sympathique, mais c’était un jouet. De toute façon, c’était bien connu, Apple était habitué à prospérer sur des niches à 2%, donc pourquoi s’inquiéter? Et de toutes façons, un téléphone à écran tactile, on en a un dans nos labos, vous allez voir ce que vous allez voir.

Ce sentiment de chaleur, c'est sûrement le réchauffement climatique...
Ce sentiment de chaleur, c’est sûrement le réchauffement climatique…

On a vu. Nokia zappé en 5 ans. Dans la salle, certains pigent le truc: « Il me semble que si vous remplacez Nokia par nous, et Apple par Tesla, on est exactement dans la même situation ». Mais pas tous. L’un des participants, assez agressif, m’explique que les voitures de Tesla ne sont pas fiables, et que sa production est minuscule; jamais Tesla n’arrivera à faire des grandes séries (aujourd’hui, Tesla produit environ 80.000 véhicules par an). Un autre ajoute: « C’est beaucoup plus compliqué de faire une voiture qu’un téléphone, voyez-vous! »

Effectivement le parallèle avec Nokia est frappant. Plus qu’avec Kodak qui, elle au moins, avait conscience du danger et qui a tout fait pour le contrer. On a d’abord le mépris de l’adversaire: il n’y arrivera jamais. Le fait qu’un amateur complet venu de nulle part arrive, en quelques mois, à produire une voiture en relativement grande série alors qu’on nous explique depuis des années que c’est tellement compliqué que les grands fabricants sont protégés dans leur cartel, ne suscite aucune interrogation.

On a ensuite le syndrome de la dinde: celle qui juge que demain sera toujours comme aujourd’hui (le fermier lui apporte des grains tous les jours, et donc il en sera toujours ainsi; mais un jour il arrive avec un couteau, nous sommes à Noël). Tesla est petit, donc il sera toujours petit. Il a une faible part de marché, donc il en sera toujours ainsi. L’idée qu’il puisse décupler ses capacités de production le jour venu et noyer le marché, comme l’a fait Apple face à Nokia, ne traverse absolument pas l’esprit de mon interlocuteur.

Difficile d’argumenter, d’autant que l’exemple suscite une émotion forte, ce qui prouve qu’on a mis le doigt sur un sujet sensible. Face à ce type de réaction, ma position est toujours la suivante: On ne sait pas si Tesla réussira. On sait qu’il a des problèmes de production, qu’il se fixe des objectifs trop ambitieux, et que l’entreprise est risquée. Mais on sait aussi qu’il est un très bon chef d’entreprise, et qu’il a déjà réussi des choses que tout le monde disait impossible (il dispute également avec succès le marché des fusées et celui de l’énergie-trois d’un coup!).

Tesla, comme Amazon, ont été des paris fous. Amazon est beaucoup plus avancé, nul ne doit douter qu’Amazon sera un des très gros acteurs de la distribution dans le monde. Pour Tesla, le jury est encore indécis mais les réussites sont déjà tout à fait impressionnantes.

On ne peut s’empêcher de penser que les acteurs qui méprisent Amazon et Tesla sont comme la grenouille dans l’eau que l’on porte lentement à ébullition. Comme c’est lent, il n’y a jamais un moment où la grenouille essaie de sortir, trouvant toujours une raison rassurante pour expliquer l’augmentation de température, et elle finit ébouillantée.

Ne soyez pas la grenouille d’Amazon ni de Tesla. Il est vraiment déraisonnable de ne pas les prendre au sérieux, de dire, comme je l’ai entendu dans une autre industrie « Le parallèle de Kodak ou Nokia avec nous ne tient pas ». C’est simplement trop risqué. A bon entendeur…

Voir mon article sur Elon Musk, PDG de Tesla: Elon Musk, la révolution technologique ou la possibilité de l’optimisme et Elon Musk, de retour sur terre? Sur la rupture de Tesla dans le domaine de l’électricité, voir: La ‘parité divine’ ou la rupture qui menace les géants de l’énergie électrique

A propos de la notion de rupture et des travaux pionniers de Clayton Christensen sur la question, voir mon ouvrage « Relevez le défi de l’innovation de rupture« .

31 réflexions au sujet de « Innovation de rupture: Tout va très bien madame la marquise! »

  1. Si Sarenza a été racheté par Casino, ce n’est pas pour rien. Carrefour est dans les grandes manœuvres. Le commerce de demain devra s’appuyer sur 2 pieds: du physique et du numérique. Amazon a pour ça inauguré son 1er magasin snacking à New-York. Il va bientôt maîtriser toute la chaîne.
    Plus généralement ce comportement d’autruche me fait penser à celui des accidents de la vie et ce célèbre poncif: « ça n’arrive qu’aux autres »

  2. La tactique de Tesla est tout à fait classique : « écrémer » le marché en vendant très cher un symbole de statut. Comme l’avait fait HP en son temps avec ses calculettes. Peu importe que ce ne soit pas au point (encore que tuer ses clients avec des robots de conduite qui ne fonctionnent pas soit une faute de goût) : dans un certain milieu, c’est la voiture qu’il FAUT avoir. Ainsi, quand des batteries satisfaisantes seront au point, Tesla aura un capital de crédibilité. À condition de ne pas s’endormir, mais ce n’est pas le genre de Musk. Naturellement, s’il doit passer la main à un « brillant gestionnaire », l’aventure risque de mal finir…

    Les critères d’une batterie « satisfaisante » ?
    D’abord, le nombre de cycles partiels charge-décharge, rendant viable la récupération d’énergie (le franchissement de ce cap sera facile à détecter : toutes les voitures seront 4 x 4, éventuellement avec 1 moteur par roue) : d’énormes progrès sont nécessaires dans ce domaine
    Et ensuite, l’abandon du lithium, trop rare pour que le prix baisse de manière importante : potassium, sodium, aluminium… la recherche est en cours (et les clients de Tesla la financent abondamment).
    Par contre, « le » chiffre qui est cité dans la presse (la densité de puissance) n’est plus si important que cela, vu les performances actuelles : si le nombre ce cycles cesse d’être le point bloquant, en embarquant, par exemple, une petite turbine à gaz, on peut recharger la batterie tous les 10 km. Une petite batterie, donc. L’avenir est à l’hybride, mais un hybride qui n’aura pas grand chose à voir avec le mode opératoire des hybrides actuels.
    Et Tesla se prépare à cueillir cet avenir quand il pointera le bout de son nez. Petit progrès par petit progrès. Client friqué par client friqué.

    Par contre, pour les batteries « immobilières » (afin de se débarrasser des compteurs et des poteaux de l’EDF), c’est bien la densité de puissance qui importe (avec la même problématique de « changement de chimie »). C’est toujours comme cela en technologie : avec le succès vient la segmentation. Intel a inventé la mémoire RAM dynamique, mais serait bien peu à l’aise pour en fabriquer de nos jours avec sa « techno pour processeurs ».

  3. Bonjour,
    Tesla est une escroquerie qui repose sur les subventions.
    JP Morgan a montré récemment que les voitures Tesla émettaient plus de CO2 que des voitures thermiques classiques.
    On note aussi qu’à Hong Kong les ventes se sont effondrées dès que les subventions ont été arrêtées.
    Quant aux objectifs de vente de Tesla, ils épuiseraient une bonne partie du lithium accessible sur terre, ce qui aura fait exploser les prix bien avant.
    Tesla est l’archétype même de la bulle dans laquelle sont certaines entreprises de la silicon valley.
    Même Elon Musk s’étonne publiquement de la valorisation boursière de sa société … qui produit 3 voitures et demi et est aussi grosse que certaines sociétés qui en produisent des millions, du grand n’importe quoi.
    Cdlt.

  4. deux grands modèles de « gratuité-faible rendement » différents dans leur finalité :
    . économique : une dissémination pour se constituer une situation monopolistique ou oligopolistique forte, la promesse « c’est gratuit et ca le restera toujours » agrégeant toujours plus le marché jusqu’à une masse critique de non-retour qui permet, moyennant une légère micro-facturation de générer des micro-revenus massifs ;
    . philosophique : une intention quasi fanatique de devenir un élément ambiant de la réalité humaine jusqu’à être incontournable sans jamais avoir généré autre chose que son équilibre dépenses/recettes, pour pouvoir réécrire la dite réalité humaine.
    Si le 1er est aisément identifiable et soumis à un possible revirement de désaffection au moment crucial, il convient de ne sous-estimer aucun des deux./.

  5. Merci encore pour cet article qui montre bien les résistances au changement que nous pouvons rencontrer tous les jours. J’ajouterai, dans le domaine automobile, que Tesla n’est que la partie émergée de l’iceberg qui va déferler sur nous rapidement. Il suffit de jeter un oeil sur les sociétés comme BYD, BAIC, JAC et autres, entreprises chinoises qui fabriquent des voitures électriques avec des marques complètement inconnues en Europe. La technologie ? Ils avancent vite : il suffit pour s’en rendre compte de regarder cette superbe vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=mY5lAzgggn4. Et oui, NIO est une marque chinoise !!! En France, BYD commence à nous vendre des bus électriques… Nos constructeurs font malheureusement la sourde oreille ou jouent les aveugles.

  6. Voici donc ici la millième expression de déni, et le mille-unième aussi ! Elles sont classiques et semblent vraiment hors du temps mais je les aime bien. Comme Philippe, je ne me lasse pas du « Amazon ne gagne même pas d’argent ». Mais aujourd’hui, le truc vraiment à la mode, c’est le « vous allez voir comment ca va tout disrupter dans notre industrie ! » énoncés entre deux petits fours par le « révolutionnaire » du groupe, celui qui a lu Taleb et Chistensen dans le cadre du MBA que lui paie son employeur pour en faire un « killer ».
    Ma phrase fétiche de l’année 2017: « Celui qui comprend sans agir n’a pas un gros avantage sur celui qui ne comprend pas ».

  7. Peut-être qu’une autre force de ces entreprises disruptives est d’avoir des dirigeants fondateurs impliqués sur le long terme, connaissant fatalement les rouages de leur « bébé » et les produits, donc capables de prendre des décisions averties.
    Les autres sont tellement englués dans des process de décision lourds, mis en place par des dirigeants de passage (quelques années au plus) afin de se donner l’illusion de contrôler une entreprise à laquelle ils ne comprennent en réalité rien… et encore moins ce qu’elle produit… s’obstinant chacun leur tour à remettre une nouvelle pelletée de sable dans les rouages au lieu de les huiler…
    Vous parlez de Nokia, il n’en reste que l’infrastructure réseau désormais, mais je suis au regret de vous informer que la pomme sur la tête de 2007 ne les a toujours pas fait réaliser l’existence de la gravité universelle.
    Et dure sera encore la (re-)chute…
    Cette société n’a en fait plus que le rachat des concurrents (avec le trésor de guerre résultant de l’enfumage de Microsoft), dans un but manifeste d’éviction de la concurrence (en éjectant ses produits à peine sorti de R&D), pour imposer les siens (peinant à arriver au niveau de la génération précédente à cause de mauvais choix architecturaux, chasse gardée des territoires du nord)!

      1. Cela n’a rien d’intriguant: Racheter un concurrent pour rentrer sur le marché US… dégager son LTE tout neuf qui avait été sélectionné par les 2 plus gros opérateurs locaux (et concu avec la prise en compte de leurs contraintes) pour imposer le sien, encore en plein accouchement aux forceps à cause de mauvais choix multiples. Dont, au coeur du système, le SoC typé réseau farci de problèmes de conception car concu par un débutant du genre et non un des 2 spécialistes.
        Naturellement, les tests clients se passent très mal. Avec le risque réel
        de se faire ejecter d’un marché qui avait pourtant été gagné.

  8. Merci une fois de plus pour partager ces réactions d’aveuglement ou de distorsion de la réalité. En 200, le CEO de Blockbuster avait refuser la proposition de rachat de Netflix.
    La self-cannibalisation fait tellement mal que certain préfèrent fermer les yeux et rester en position de proies en pensant que les changements sont toujours linéaires, et se rassurant avec un time-in-role assez court pour leur éviter d’être parmi les premiers ébouillantés.
    Revoir le film « 127 heures ».

  9. Une autre industrie bien impactée par Amazon est l’informatique. Avec l’offre AWS, Amazon casse tous les anciens monopoles: serveurs, salles machines, etc

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