Quand l’aveuglement est volontaire: Autisme stratégique et refus de comprendre l’adversaire

J’évoquais dans un article précédent la façon dont la classe politique américaine s’est fait surprendre par Donald Trump, véritable rupture dans le monde politique. Cette surprise, comme beaucoup d’autres, est entièrement auto-construite. Elle est le produit d’un aveuglement collectif face à l’évolution de la population et de son ressenti. J’attribuais cet aveuglement au manque de diversité de la classe politique américaine, qui en fréquentant les mêmes écoles et en lisant les mêmes journaux s’est progressivement coupée du reste de la population et a construit une représentation du monde qui ne correspond plus à la réalité. Mais l’aveuglement a d’autres sources, et peut, étonnamment, être volontaire.

L’aveuglement peut en effet résulter directement d’une volonté de ne pas comprendre son environnement. C’est ce qu’explique un article tout à fait intéressant de Gilles Kepel et Bernard Rougier, paru dans Libération et intitulé « Le roi est nu ». L’article montre comment l’Université française a refusé d’essayer de comprendre la montée du terrorisme islamique. Un fait parmi d’autres le souligne : la fermeture par Sciences-Po du programme spécialisé sur ces questions en décembre 2010, le mois où le tunisien Mohamed Bouazizi s’est immolé par le feu et a déclenché le « Printemps Arabe »; Selon Kepel et Rougier, avec cette fermeture « ont été éradiqués des pans entiers de la connaissance et notamment la capacité des jeunes chercheurs à lire dans l’original arabe la littérature de propagande salafiste et jihadiste. »

La recherche sur le terrorisme
La recherche sur le terrorisme

Le refus de comprendre un adversaire, et plus généralement un phénomène qui nous préoccupe, ou devrait nous préoccuper, n’est hélas pas nouveau. Dans mon ouvrage sur les surprises stratégiques dont la CIA a été victime, j’ai montré comment cela expliquait la crise des missiles de Cuba, notamment. Encore aujourd’hui, la CIA, qui a été totalement prise au dépourvu par la tentative des soviétiques en octobre 1962 d’installer secrètement des missiles à Cuba pour menacer les Etats-Unis, considère qu’il s’agissait-là d’un acte aberrant, d’une erreur dont la CIA ne peut être comptable, qu’on ne pouvait donc pas lui demander d’anticiper. Dans cette affaire, la CIA a en particulier échoué à comprendre la motivation profonde et la personnalité instable du leader soviétique, Nikita Khrouchtchev. Le résultat? Le monde est passé très près d’une guerre nucléaire. Dans l’ouvrage, nous traçons cette incapacité à comprendre à une construction identitaire et culturelle de l’agence qui exclut la prise en compte d’éléments humains dans la décision. En conclusion: ce qui nous surprend dépend de qui nous sommes. L’adversaire n’est pas compris en grande partie parce qu’on refuse d’essayer de le comprendre, et on refuse d’essayer de le comprendre parce qu’on estime que ce n’est pas nécessaire. En outre, l’adversaire nous répugne souvent, nous nous sentons trop loin de lui. Pourquoi aller sur le terrain quand un bon satellite nous prend des photos magnifiques? On retrouve le concept d’autisme stratégique, employé par le spécialiste de la stratégie Edward Luttwak.

J’ai moi-même été confronté à ce refus de comprendre. Faisant cours à des militaires sur le thème de la surprise stratégique, j’évoquais les surprises qu’avaient représentées les attaques de Charlie Hebdo et du Bataclan, et la nécessité de mieux comprendre les assaillants si on voulait en éviter de nouvelles. La réponse de l’un des participants? Pas besoin de s’embêter avec ça. Il suffit de bombarder Daesh, et le problème sera résolu. Certes, ce fut lancé sur le ton de la boutade, mais il y avait un fond de sincérité: une volonté presque désespérée de croire qu’il pouvait y avoir une solution simple à un problème complexe. Qu’on n’avait pas besoin de faire l’effort de comprendre, qu’il suffisait d’avoir le courage de lancer nos avions. Essayer de comprendre serait même un aveu de faiblesse, « un truc de filles », comme me le disait un participants dans un autre séminaire, civil celui-là. Le refus de comprendre, alimenté par l’arrogance, est partout. Rien ne traduit mieux cette étroitesse d’esprit revendiquée que la déclaration de Manuel Valls: « Comprendre, c’est déjà excuser »  ou que le tweet de Jean-Christophe Cambadelis, dirigeant du parti au pouvoir quand-même, attribuant le terrorisme au manque de mixité sociale à Molenbeek. Vieux modèle mental appliqué à une réalité nouvelle, meilleure recette d’aveuglement.

Cette paresse intellectuelle est fréquente, et elle existe aussi dans l’entreprise. Le management moderne met tellement en avant l’impératif d’action que celle-ci focalise toute l’attention des acteurs. Dans mes formations, j’ai toujours du mal à convaincre les participants qu’il faut toujours se garder d’agir trop vite, qu’il faut d’abord se poser pour comprendre, examiner ses modèles mentaux (croyances profondes) et qu’après seulement on peut agir, ou parfois décider de ne pas agir.

Kepel et Rougier évoquent aussi dans leur article la peur des chercheurs sur ces questions d’être accusés d’islamophobie. Ils ont bien raison: Nous sommes après tout le pays aux nombreuses lois mémorielles restreignant la liberté d’expression votées au nom de la lutte contre le racisme. Au final, ces lois n’ont pas du tout réduit le racisme, mais elles ont a minima réduit notre capacité de penser le monde pour le comprendre en nous interdisant d’évoquer des hypothèses, de chercher certaines pistes et même de recueillir certaines données. Elles participent de ce mécanisme infernal que nous développons nous-même pour nous aveugler. Elles rendent la prochaine catastrophe plus probable, et son coût plus élevé. Notons également que l’évolution des critères d’évaluation des chercheurs découragent les recherches de fond, qui prennent du temps, au profit d’articles écrits rapidement, surfant sur l’air du temps. Le système de mesure de la performance de la recherche, fameuse technologie invisible chère à Michel Berry, contribue lui aussi à nous rendre aveugle. Quand un chercheur est évalué tous les ans sur les articles qu’il publie, il cesse de prendre du temps pour comprendre un phénomène en profondeur, démarche qui aboutirait à un résultat seulement après plusieurs années.

En regardant ces mécanismes d’aveuglement que nous mettons en place, on ne peut s’empêcher de rappeler le mot de Toynbee, dans son histoire des civilisations: « Nous ne déclinons pas parce que les barbares nous attaquent; Les barbares nous attaquent parce que nous déclinons. » Dit autrement, c’est en nous-même qu’il faut rechercher les causes de notre affaiblissement, au premier rang desquelles figure l’aveuglement volontaire. Financer la recherche pour comprendre améliorerait plus la sécurité des français que mettre des soldats dans les rues.

Réduire la menace terroriste n’est pas chose facile. Cela prendra du temps. Mais une chose est sûre: sans se donner les moyens, et le droit, de penser parfois l’impensable, il ne fera que prospérer. Préparez-vous à de nouvelles surprises.

L’article de Gilles Kepel et Bernard Rougier dans Libération: « Radicalisation » et « islamisation »: Le Roi est nu. Voir mon article sur Donald Trump: « Homogénéité et aveuglement: ce que Donald Trump nous apprend sur les surprises stratégiques. » Mon ouvrage sur les surprises stratégiques: « Constructing Cassandra: Reframing intelligence failure at the CIA, 1947-2001« 

13 réflexions au sujet de « Quand l’aveuglement est volontaire: Autisme stratégique et refus de comprendre l’adversaire »

  1. C’est quand même hilarant de voir Képel expliquer pourquoi on ne comprend pas la montée du terrorisme islamique, lui qui ne cesse de prouver qu’il n’y comprend plus rien depuis un moment déjà…

  2. Dans le style article sur l’aveuglement et source qui devrait vous hérisser les poils (prorusse à tendance conspi, mais parfois bien sourcé – à analyser avec les même pincettes que Libé pour éviter l’enfumage) :

    http://lesakerfrancophone.fr/le-syndrome-tolstoievsky
    Le problème, avec l’approche occidentale de la Russie, n’est pas tant dans le manque de volonté de comprendre que dans l’excès de volonté de ne rien savoir.

    L’article est incendiaire mais contient de douloureuses observations.

    L’une d’elle est sur notre enfermement linguistique, traduit en « talent pour les langues » prêté à tout les non-occidentaux (slaves, africains – mais étrangement pas les asiatiques)

    Pour m’informer j’ai du maitriser google translation, même ayant vaincu le déterminisme franco-francais de ma génération, cette haine cultivée du traitre anglophone, et ayant appris l’anglais comme langue véhiculaire comme on vend son âme pour avoir accès à une chaine porno (pour moi c’était l’informatique naissante et les jeux de rôles).

    Suédois, Chinois,Italien, Japonais, russe (et ukrainien :> ), norvégien, finnois, néerlandais, c’est ce que je n’aurais pas pu comprendre sans Google Translation, et sans ceux qui prêtent leur talent linguistique à la communauté.
    Et je n’imagine même pas avoir pu chercher ce que j’ai trouvé, sans avoir maitrisé le globish Internet, ni avoir eu accès à un internet sur 19200kb/s en 1992.

    Le premier aveuglement est linguistique.
    Internet lui est une fenêtre, mais encore faut t’il l’ouvrir.

  3. Mon grain de sel… @Jeanne vient de le rappeler et je me permets d’enfoncer le clou à propos de l’emploi du mot autisme : cessons en effet de l’utiliser à mauvais escient (…alors que ce sont bien des mômes qui ont — au contraire — envie de communiquer…).
    Aveuglement me semble plus pertinent…

  4. Je suis d’accord avec cet article du point de vue politique d’autant qu’il illustre de manière parfaite l’aveuglement de la société française face à l’autisme au point d’utiliser ce mot dans un sens complètement contraire à ce qu’il signifie. L’autisme étant une différence neurologique et en rien ni un aveuglement volontaire ni une déficience en quoi que ce soit. En est pour preuve le nombre d’autistes invisibles dans la société à force d’efforts gigantesques pris sur leurs ressources vitales pour la comprendre et s’y confondre au point de vous en être invisibles ou peut-être est-ce simplement que vous refusez de les voir.

  5. Tout à fait en accord avec le texte de Philippe, nous sommes aveugles à notre propre violence. S’il est simple de constater la violence gestuelle directe ou par un artifice , nous en oublions celle qui se cache souvent derrière des mots qui ont pour nom: développement, progrès, confort …. et parfois même amour. Ce sont ces mots qui nous aveuglent alors qu’ils étouffent les singularités de l’autre et aussi les nôtres, nous faisant oublier par fainéantise toute coresponsabilité dans la violence visible aussi bien en notre sein que dans celle venue d’ailleurs. Épiphénomène de violences bien plus sournoises, tant, qu’elles en sont presque devenues indicibles.

  6. Je n’ai lu qu’un seul livre de Kepel : « Jihad. Expansion et déclin de l’islamisme » de 2000, celui ou il annonce le déclin de l’islamisme. A l’heure actuelle, Gilles Kepel est toujours un expert invité dans tous les médias. Je me demande qui fait preuve d’aveuglement.

  7. D’accord avec votre analyse sur le mépris de nos « adversaires », Emmanuel, mais votre convocation de la Bible pour inciter les gens à changer de comportement a quelque chose d’inquiétant à notre époque, car comme vous le savez, on fait tout dire aux écrits dits sacrés en les utilisant pour justifier toutes sortes d’actes. D’accord, on peut utiliser un texte à des fins douteux sans le lire, mais surtout on lit en filtrant. Dans mon pays d’origine (les Etats-Unis), les amateurs de fusils sont nombreux à se réclamer de la Bible, nombreux à s’aveugler sur les menaces extérieures, et seront nombreux à l’église dimanche prochain pour célébrer la passion…

    Par contre, Philippe, ta solution (la recherche) ne sera valable que quand le partage de connaissances sera vraiment rentré dans nos moeurs, tu ne crois pas? On ne partage même pas aisément entre disciplines, ne parlons pas de conversation élargie.

    1. Tout à fait d’accord avec vous Betty. La bible (et les textes sacrés en général) sont beaucoup trop utilisés par ceux qui ne le devraient pas.
      J’ajoute qu’ils sont tout autant négligés par ceux qui pourraient en profiter vraiment. En fait, c’est un peu comme un couteau, que l’on pourrait utiliser pour faire le bien ou le mal.

      Si on veut changer les choses, il n’y a pas vraiment d’alternative à étudier tout ça nous même, et à chercher le bien que l’on peut en extraire.

  8. Paresse intellectuelle, certes. Mais cet aveuglement résulte aussi d’un double péché d’orgueil !

    D’une part, l’orgueil de croire que notre ennemi est un « sous homme », tellement loin de nous « civilisés », qu’il n’y a rien à comprendre chez lui. Il agit par pure bêtise, parce qu’il n’est rien. Il ne cherche qu’a détruire, parce qu’il INCARNE le rien. Il n’est même pas « le mal », que l’on détruit par le bien. On le réduit au « rien », que l’on ne peut détruire que par la force.

    D’autre part, l’orgueil de croire justement que notre force – physique pour les militaires, autorité dans les entreprises – est telle qu’elle peut nous permettre de venir à bout de tous les problèmes, pour peu que l’on frappe ou agisse suffisamment fort. Que l’on soit « suffisamment volontaire » – souvenez-vous d’un politique qui voulait « aller chercher la croissance avec les dents ».

    Il suffit d’avoir eu une seule fois un nouveau né en pleurs dans les bras pour réaliser à quel point notre force et notre volonté sont inutiles. Quand bien même on pourrait le tuer d’une seule main, ce n’est pas comme ça que l’on réglera le problème.

    Dire cela n’est pas tomber dans l’angélisme. Clarifions : ce n’est pas en faisant des câlins aux terroristes qu’ils changeront. En revanche, comprendre comment ils sont restés dans leur immaturité totale, réfléchir en quoi nos décisions passées ont pu participer à les mener la ou ils en sont, voila qui pourrait nous aider.

    Et si on refuse de le faire aujourd’hui, ce n’est pas que par paresse. C’est surtout par orgueil. Parce que faire ça serait « un truc de filles ». Parce que reconnaître qu’on a pu jouer un rôle dans l’émergence du problème serait quelque chose d’insupportable pour nous, vis à vis des autres, mais surtout vis à vis de nous mêmes.

    Ce n’est pas un hasard que ces choses se passent aujourd’hui, alors que la connaissance de la bible se perd. Quand bien même les décideurs « modernes » ont tous lu Sun Tzu et Machiavel qui donnent des pistes intéressantes sur le traitement des ennemis. Rien dans ce domaine n’arrive à la cheville de la bible : Aime tes ennemis, vois le Christ en eux, regarde les en frères, convertis les.

    Puisque c’est d’actualité (la semaine Sainte débute aujourd’hui), pourquoi pas relire le récit de la passion, pour voir comment celui qui à si largement triomphé de ses bourreaux – et du mal – s’y est pris ? N’ayez crainte. Si lire Sun Tzu ne vous à pas fait devenir chinois, lire la passion ne vous fera pas devenir ce que vous ne souhaitez pas. ça se passe ici : http://www.croire.com/Definitions/Fetes-religieuses/Vendredi-saint/Recit-de-la-Passion-selon-saint-Matthieu

Laisser un commentaire