Candy Crush et prix du litre de lait: Halte au sophisme économique

La crise de l’agriculture française est l’une de ces occasions de psychodrames nationaux dont notre pays a le secret. Mais son vrai secret, à notre pays, c’est le sophisme économique. Ainsi donc pouvait-on lire une agricultrice se plaindre en disant: « Le consommateur n’a plus la réalité du coût des choses. Il va acheter des vies de Candy Crush (un jeu sur téléphone mobile, ndlr) à 99 centimes et ne va pas mettre 40 centimes dans un litre de lait ». Démontons le sophisme économique…

Cette déclaration, reprise par tous les humanistes agraires que compte (encore) notre pays, est stupéfiante. Quel imbécile ce consommateur! Il devrait quand-même savoir que le lait a plus de valeur qu’une vie Candy Crush! Mais au fait… qui décide de la valeur des choses? Notre agricultrice, ou l’idiot de consommateur?

Cette notion de valeur a torturé les meilleurs esprits depuis l’antiquité jusqu’à l’époque moderne, et visiblement elle n’est pas tranchée pour tout le monde. Pendant longtemps, les économistes ont défendu l’idée que les produits ont une valeur intrinsèque. L’or a plus de valeur que l’eau. Ensuite l’idée a été de dire que la valeur d’un produit correspond à la quantité de travail nécessaire à sa production (grande contribution du marxisme à l’ineptie de la pensée économique). Problème: cela amenait inévitablement à des non-sens: si A met deux fois plus de temps à fabriquer un violon que B, il devrait gagner deux fois plus.

Puis peu à peu a émergé l’idée qu’il n’y a pas de valeur intrinsèque, mais qu’au contraire la valeur dépend de ce qu’est prêt à payer celui qui l’achète. Autrement dit, si je vis en Dordogne et que je veux offrir une bague à ma petite amie, l’or vaut plus que l’eau. Si je suis perdu dans le désert, tout l’or du monde ne vaudra pas une bouteille d’eau. La valeur est relative à l’utilité du produit, et le consommateur classe les produits selon ses préférences. Ces préférences varient d’un individu à l’autre, et pour un même individu en fonction, notamment, des circonstances.

Dès lors, on voit bien l’ineptie du raisonnement sur Candy Crush derrière son apparent bon sens. Non, il n’y a aucune raison pour qu’un litre de lait vaille plus qu’une vie Candy Crush, aussi débile soit ce jeu. Il est parfaitement défendable qu’un consommateur préfère dépenser son argent sur lui plutôt que d’acheter du lait. Il n’y a en particulier aucune raison morale: car on voit bien que derrière le sophisme économique se cache un argument pervers: certains produits seraient nobles (le lait, produit de nos terroirs) tandis que d’autres ne le seraient pas (des jeux! pensez donc! et produits par une société étrangère en plus!)

Comme l’écrivait l’économiste Carl Menger: « la valeur n’est pas inhérente aux marchandises, elle n’est pas une propriété renfermée, mais simplement l’importance que nous attribuons à la satisfaction de nos besoins, notre vie et bien-être, et par conséquent nous reportons sur des biens économiques comme les causes exclusives de la satisfaction de nos besoins. » (Carl Menger – Principles of Economics, chapitre III, la théorie de la valeur)

N’en déplaise à notre agricultrice, libre aux consommateurs d’acheter ce qu’ils veulent, et si elle ne gagne pas assez d’argent en vendant son lait, elle n’a qu’à changer de métier. Les consommateurs ne sont pas là pour subventionner son style de vie, et elle n’a aucun droit moral à un prix minimum. Je sais de quoi je parle et j’ai connu la même expérience avec ma première entreprise: les clients n’achetaient pas assez de mes produits et pas assez chers, j’ai fermé boutique. Je ne suis pas allé saccager le stand du ministère des finances et je n’ai pas reproché à ces clients de préférer acheter de la bière plutôt que mes produits.

Source de la citation sur Candy Crush ici. Pour approfondir la question de la valeur, on pourra lire l’article de Contrepoints (d’où est cité Carl Menger) « La nature de la valeur« .

16 réflexions au sujet de « Candy Crush et prix du litre de lait: Halte au sophisme économique »

  1. @manu : « Les consommateurs ne « choisissent » pas d’acheter à un prix, ils l’acceptent ou non. (..) à condition que les 20 centimes de plus soient reversés au producteur. »
    Hé bien, si, ils ont ce choix : ca s’appelle le commerce équitable. Et ils le font peu …. (j’ai milité pour ça à une époque).
    Vous allez peut-être me dire que tout les produits ne sont pas vendus en équitable mais ça confirme : si le commerce équitable avait répondu à un souhait des consommateurs, tous les produits seraient vendus comme ça ….
    Après, la question de comment en sortir a, elle, du sens (et peut impliquer une intervention de l’état, sous forme d’aménagement de l’économie ou du maintien d’un tissu agricole).

    Mais, là, l’agricultrice reproche au consommateur son inculture alors que ce n’est pas la réalité ..

    Bigben

  2. Ce n’est pas par ce que « Aristoteles dixit » qu’Aristote a raison, particulièrement en matière d’économie, domaine dans lequel il a dit bien des incohérences. Incohérences qui plombent encore notre culture économique. Laissons donc Aristote à l’économie grecque de l’Antiquité, qui n’a pas de rapport avec la notre, pas les mêmes fondements conceptuels comme pratiques. Ce n’est pas avec ce passé là, vielle lune moribonde, que les agriculteurs vont retrouver un équilibre financier.
    Hugues Chevalier.

  3. Les consommateurs ne « choisissent » pas d’acheter à un prix, ils l’acceptent ou non. Ils n’ont pas de marge de négociation individuelle. Il ne peuvent pas demander à la caisse de payer leur lait 60 cents à condition que les 20 centimes de plus soient reversés au producteur.
    La seule alternative actuelle du consommateur est d’acheter directement au producteur, ou d’acheter du lait ‘commerce équitable’ (qui n’existe pas pour le moment – à inventer ?).

    Le prix trop bas ici, est la conséquence de la sur-abondance de l’offre.

    En somme vous avez raison, dans un marché libre et non faussé, les seules manières de revenir à des prix correspondant aux coût de production sont soit :
    – Baisse des coûts de production. (plus de productivité, exploitations plus grandes etc…)
    – Diminution de l’offre. (fermeture des exploitations les plus vulnérables ou réorientation de la production vers un autre marché plus rémunérateur (par ex : vente directe)).
    Ce qui signifie que les exploitants qui n’arrivent pas à équilibrer leurs comptes doivent soit sortir du modèle économique actuel (mais peuvent ils légalement le faire ?), soit vendre (consolidation), soit fermer boutique (ce que vous avez fait pour votre entreprise).

    Je pense que la plupart des consommateurs accepteraient de payer leur lait plus cher (si c’était le prix du marché), et de la même façon accepteraient de payer leurs vies de candy crush à 40 centimes. C’est donc une fausse question.

    Au delà de ça, Monsieur Silberzahn, je trouve votre dernière phrase assez méprisante. Peut on réellement comparer votre situation à celle des fermiers ?
    Sachant ce que vous enseignez, je serai prêt à parier que vous aviez raisonné dès le départ en terme de « perte acceptable », ce qui vous a permit de ne pas vous retrouver piégé dans votre affaire et de prendre la décision de fermer à temps.
    Je serait prêt également à parier qu’une grande partie de ceux qui cassent se sont laissés piégés (par leur dettes) et la fermeture de leur exploitation ne résoudrait pas du tout leur problème (cela signifierai en fait un déclassement social total. Plus de ferme (qui est souvent également leur maison, mais toujours les dettes).

    Un animal qui se sent piégé et ne peut plus fuir peut réagir de deux façons :
    – La prostration.
    – L’attaque.

    Laquelle de ces attitudes préconiseriez vous aux fermiers piégés ?

    1. Merci de cette contribution et de cette analyse. Pour répondre à votre dernière question: loin de moi l’idée de mépriser les agriculteurs. Mais je n’ai pas à offrir de solution à des gens qui se sont mis tous seuls dans leur situation. Se lancer dans une exploitation agricole est leur décision, pas la mienne. S’ils se sont laissé piéger c’est regrettable, mais c’est leur fait, pas le mien. Il s’agit bien souvent de décisions sentimentales, loin de toute rationalité économique. Je n’ai pas à payer pour ces décisions.

  4. Citation d’un article de Patrick Viveret (paru le 9 juillet 2009 dans « Terre Sauvage ») :
    « Notre société de marché est très différente d’une simple économie de marché. Le passage de l’une à l’autre consiste en la transformation négative d’une société où ce qui avait de la valeur n’avait pas de prix en une société où ce qui n’a pas de prix n’a pas de valeur ».

    1. Merci – mais au-delà de l’effet de style, c’est bien évidemment faux. Il est faux de prétendre que nous vivons dans une société où ce qui n’a pas de prix n’a pas de valeur. Il s’agit au contraire de déterminer ce qui est du domaine marchand et qui doit obéir aux mécanismes de prix, et qui est hors de ce domaine (des gestes « citoyens » par exemple). Mais il s’agit aussi de ne pas être dupe que de nombreuses corporations essaient de faire porter le coût de leur existence sur le reste de la société au nom d’un supposé droit moral à l’existence. Il n’existe aucun droit moral à être producteur de lait avec un prix garanti.

  5. Rhétorique brillante mais mesquine, très mal venue ici; le contexte éthique contredit les arguties d’une rationalité limitée; étriquée . Excellente version d’un économisme coupé du tissu vital qui le nourrit. Distraction versus raison de vivre. L’innovation requiert aussi « un lait nourricier » qui donne envie de créer. Bref, je suis choquée par la brutalité ignorante des propos, en dépit de l’intelligence logico-verbale du rédacteur. Tant pis pour mes pauvres métaphores. 600 suicides d’agriculteurs en 2015; ils auraient dû changer de métier? Un métier n’est-il qu’une affaire « d’affaires », au risque de la crétinisation des clients ?Aristote avait raison hélas : quand la chrématistique spéculative l’emporte sur l’économie domestique créatrice de lien'(s) , la philia chère au Stagirite…

  6. Autant je te rejoins sur le principe absurde d’une échelle de valeur absolue – qui en l’espèce se veut morale – des produits, marchandises, services, …

    Autant ta conclusion que si l’agricultrice ne gagne pas assez d’argent en vendant son lait donc elle doit arrêter est un raccourci un peu rapide. Il existe aujourd’hui entre le lieu de production et le lieu de vente au consommateur final tout un tas d’intermédiaire qui, en l’état et parce qu’ils permettent une diffusion avec des volumes « importants », qui sont en capacité de jouer sur les prix producteurs (à la baisse pour, du point de vue de ces intermédiaires, réduire leur coûts) et le prix de vente (à la hausse, pour augmenter un peu plus les marges). Les agriculteurs ne sont pas, individuellement, toujours en position de force. Cette réalité existe, telle quelle, aujourd’hui. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de solutions.

    A l’instar du dilemme de l’innovateur, ces producteurs d’aujourd’hui, pour mieux gagner leur vie, doivent innover/pivoter en matière de distribution. Mais il n’est pas évident de renoncer à un business model lorsque ton tryptique RPV (ressources/process/valeurs) est déjà établi – même s’il est déficitaire. De la prise de conscience de ce dilemme et des alternatives possibles viendront les solutions de cette agricultrice, mais surtout de tous les agriculteurs qui, ensemble, en auront pris conscience et seront en mesure, effectualement, de (re)construire un nouveau tryptique RPV avec leurs réseaux, leurs parties prenantes, …

    1. Merci Guillaume. Tu as raison mais au final l’argument demeure: Personne n’oblige un agriculteur à devenir agriculteur, et personne ne l’oblige à produire du lait. C’est son choix, qu’il l’assume. Si le lait est un mauvais business, comme il semble bien qu’il le soit, alors il ne faut pas y aller. Tu as également raison sur le fait que l’enjeu aujourd’hui est pour les agriculteurs de sortir des produits à faible valeur ajoutée en allant vers d’autres offres. Beaucoup le font. On parle beaucoup de ceux qui ne l’ont pas fait, et qui du coup réclame des subventions. Parlons en effet de ceux qui innovent et réussissent à nous vendre des produits à forte valeur ajoutée. Bravo à eux!

  7. Arrêtons d’opposer la lol-economy à l’économie réelle, elle explosera probablement en vol d’ici quelques mois/années.
    Pendant ce temps, certains agriculteurs ont décidé de (re)devenir les patrons de leur ferme, observant les usages et adaptant leur offre à la demande (bio, circuits courts). D’autres surendettés continuent de pousser une offre indifférenciée et subventionnée sur des marchés de masse enclins aux retournements de tendances. « Le Système n’est pas « méchant », il est dépassé. » disait Bernard Werber (Le livre du voyage)
    Pendant ce temps-là, le jambon pata negra bellota se vend plusieurs centaines d’euros le kilo, ça en fait des litres de lait !
    Demandons-donc à l’Etat d’éduquer le consommateur, sait-on jamais en période électorale…

    1. Merci Claude. Entièrement d’accord. Mais de grâce, ne demandons rien à l’état qui, par ses subventions enferme les agriculteurs dans une économie de subsistance.

      1. Pour le coup de main de l’Etat, c’était ironique 🙂

  8. Ça me fait penser à ce qui s’est passé avec les commerces de proximité il y a quelques années dans pas mal de zones rurales. Ces commerces offraient un service « visiblement » défaillant en comparaison à ce qu’offraient les grandes surfaces (choix, prix). Alors le consommateur roi (et qui a toujours raison) a pris l’habitude d’aller dans les grandes surfaces. Alors le commerce local a disparu. Et le consommateur roi a fini par comprendre que c’était quand même bien pratique de pouvoir se dépanner avec l’épicerie ou la station service du coin, plutôt que de devoir faire 15 kilomètres pour son pain, sa viande ou son paquet de pâtes. Sans oublier que le dimanche matin, les grandes surfaces sont fermées. Et il se dit alors qu’il aurait peut-être dû faire l’effort de faire tourner ses commerces locaux, quitte à payer un peu plus cher de temps en temps…

    1. Bien vu: belle illustration de la capacité d’adaptation du système dès lors qu’on le laisse fonctionner. Certains acceptent de payer plus cher, d’autres continuent d’aller au supermarché.

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