Ceci n’est pas un lab: de l’importance du vocabulaire pour l’innovation

Je ne partage pas nécessairement l’avis de ceux qui estiment que le langage modèle la pensée et donc la réalité, mais il y a un domaine dans lequel la question est d’importance, c’est celui de l’innovation. J’ai écrit à plusieurs reprises sur les difficultés que rencontraient les responsables de l’innovation au sein de leurs organisations. L’une d’entre elles tient sans doute à la façon dont ils se décrivent, et donc peut-être dont ils conçoivent leur action…

Faut-il parler d’innovation par exemple? Le problème avec l’innovation c’est un peu comme avec la stratégie: on le met à toutes les sauces et on peut lui faire dire n’importe quoi. Tout changement devient de l’innovation.

Mais il y a un autre mot qui, à mon sens, peut faire plus de mal que de bien, c’est celui de « lab ».

Les labs sont à la mode. On ne compte plus les entreprises qui ouvrent leur lab, avec une variation sur le nom qui lui est donné: iLab, xx-lab si l’entreprise s’appelle xx, etc. Ces ouvertures se font à grand renfort de publicité, ce qui en soit devrait être un facteur de prudence et de méfiance. Si l’ouverture d’un lab est stratégique, qu’a besoin le monde extérieur d’en connaître les moindres détails? En général, ce qui est considéré comme vraiment stratégique pour une organisation fait plutôt l’objet d’une grande discrétion. Là, au contraire, on ouvre en fanfare, on fait visiter, on écrit des articles, on communique.

Mais le problème avec les labs n’est pas qu’ils soient souvent un objet de communication, une sorte de réponse fourre-tout permettant aux entreprises paralysées par les ruptures de leur environnement de dire « vous voyez, on innove, on fait même des trucs avec tous les mots à la mode auxquels on ne comprend rien ». Et hop, directement dans le rapport annuel.

Le problème est celui du mot « lab ». L’idée bien-sûr est qu’au sein de ces « tiers-lieux » se créent de nouvelles pratiques de l’innovation, d’où le côté expérimentation, et le mot lab. Mais dans l’esprit commun, et surtout celui du manager, le lab, c’est le puit sans fond dans lequel on investit et dont jamais rien ne sort. Combien de labs se créent avec un mandat explicite de produire quelque chose? Combien d’entre eux réfléchissent activement à leurs liens avec le reste de l’organisation pour qu’il y ait réellement un impact sur la capacité d’innovation de celle-ci? Mes échanges récents avec certains créateurs de lab montrent qu’ils sont vivement conscients de l’enjeu, mais mon argument est qu’ils sont desservis par le nom-même de leur espace. Le mot lab fait partie du champ sémantique de l’expérimentation gratuite comme, en France, le mot « innovation » fait souvent référence à un grand projet technologique de type TGV ou nucléaire pas forcément rentables.

En conclusion, je me demande si un innovateur ne devrait pas complètement changer de vocabulaire. C’est en tout cas ce que j’ai recommandé à l’un d’entre-eux récemment: Ne plus parler d’innovation, mais de nouvelles activités. Ne pas être responsable de l’innovation, mais responsable des activités nouvelles. Ne pas être une cellule innovation, mais une cellule nouvelles activités, etc. Ne plus parler de lab, mais d’incubateur, ou d’autre chose tourné vers l’action économique, et insister sur la production tangible par le lab. Il faut en ce domaine appliquer la stratégie de Thomas Edison qui estimait qu’un innovateur devait toujours avancer masqué: apporter de la nouveauté mais savoir l’envelopper dans de l’ancien. Ici l’ancien, c’est le vocabulaire managérial, car celui-ci est tourné vers l’action. En gros, il faut parler d’entrepreneuriat (ou d’intrapreneuriat) plutôt que d’innovation.

Sans cela, sans cette capacité à composer avec la réalité managériale à la fois dans les mots et dans l’esprit, il adviendra des labs ce qu’il advient généralement des entités innovation: après un fort intérêt, une disparition inéluctable.

Pour en savoir plus sur la question, voir mon article Créer une entité innovation dans votre entreprise, une fausse bonne idée? Voir également Quatre conseils à un jeune responsable innovation.

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19 réflexions au sujet de « Ceci n’est pas un lab: de l’importance du vocabulaire pour l’innovation »

  1. Merci pour le partage. Je ne pense que c’est un problème que de sémantique! En parlant Entrepreneuriat ou Intrapreneuriat nous aurons le même écart avec le réalité managériale: Ils parlerons chef de projet au lieu d’entrepreneurs. Et je ne développe pas le problème que pose l’autonomie, la prise de risque pour le management.
    Maintenant j’aurais tendance à aller dans votre sens et n’utiliser que ces deux mots ne me gênerait pas. Par contre nommer lab un lieu où l’on expérimente où est le problème? Pour moi le sens des mots dérivent du sens de la mission et ça c’est le problème. On traite le symptôme et non pas la maladie.
    La sur communication sur ces initiatives qui sont souvent difficilement supportés en interne est a mon sens représentative de la schizophrénie de l’entreprise qui souvent désire cet état d’esprit mais sans remise en question de l’existant. Ensuite ll y a une autre explication les leader de ces démarches cherchent par fois de l’écho à l’extérieur pour deux raisons: se faire connaitre de son écosystème et aussi chercher la légitimité par l’extérieur car « nul est prophète en son pays ».

    Mais si le coup de gueule fait avancer les choses, merci encore.

  2. Bonjour,

    Effectivement, nous avons très peur de ces « buzzwords », et en temps que membre d’une association regroupant certaines des initiatives françaises dans le domaine, je peux témoigner qu’il y a beaucoup de ça.

    Mais il me semble que les objectifs et comportements sont très différents selon si l’initiative est « top-down » ou « bottom-up ». Et j’espère qu’il en sera de même pour la survie de ces dispositifs ! En effet, nous percevons dans notre lab des changements significatifs dans le cadre de la collaboration, et l’effacement de problématiques que nous essayions de traiter depuis de nombreuses années.

    L’intégration aux processus habituels de l’entreprise sera sans doute clé comme vous le dites, et c’est actuellement un de nos sujets principaux, avec les KPI.

    Bonne journée,
    Jean-Louis, responsable du « xxLab » du Groupe SEB

  3. Une réflexion sur les « labs » mutualisés serait complémentaire. Vous évoquez ici les labs internes, déjà déconnectés de l’activité de l’entreprise. Que penser des lieux externes, des tiers lieux (où l’on rencontre des tiers), qui communiquent sur la fertilisation, le croisement de personnes de culture et d’appartenance diverses ? Sont-ils encore un peu plus déconnectés, un pur espace de jeux ou au contraire , en sortant d’une organisation fondamentalement larguée sur les questions d’innovation, sont-ils capable d’initier des activités nouvelles ?

  4. Bonsoir,

    je rejoins globalement votre article. En tant qu’acteurs de création de Labs d’innovation pour les grands groupes, il nous paraît fondamental de les considérer comme une infrastructure au sein d’un processus global de création de business.
    Ce processus repose, toutefois souvents sur un préalable de changement culturel. En cela, les « labs » (dont le nom est effectivement souvent très trompeur) sont d’excellents outils de prise de conscience et d’accompagnement du changement.
    Au-delà de cette dimension, l’évolution récente montre qu’innover n’est plus innovant et qu’il s’agit d’un métier comme un autre. Dans cette logique, tout métier dispose de ses processus, ses outils, ses compétences et s’inscrit dans le workflow de création de valeur. Les labs sont simplement des préfigurations de nouvelles formes de collaboration. Je ne pense pas qu’il soit pertinent de critiquer les labs en général. C’est comme critiquer les entrepôts logistiques ou les salles de réunion. La question est de savoir si le lab est bien inscrit dans un processus global et surtout dans une roadmap de changement plus ample. On peut alors le considérer comme une première étape.
    Prenez une société composée de 100% d’ingénieurs. Avoir des UX, des Designers de services, des Ethnographes, des business modelers, des data scientists, des prototypeurs geeks, etc… c’est pas simple. Il faut leur donner des espaces d’expression, les protéger suffisamment longtemps pour leur donner les chances de faire leurs preuves, etc…
    Il y a donc de nombreuses utilités aux Labs, qui, s’ils sont considérés comme un outil de valorisation des egos (mon copain en a 1 donc moi aussi), vont vite disparaître de la carte de l’organisation, mais s’ils sont un outil d’exploration stratégique, ont tout leur sens.

    Bravo pour votre blog.
    Paul

  5. Au delà du Lab qui est mis en avant, se cache la forêt des modes managériales dans les entreprises et qui provoque au final un grand désengagement (il devient urgent d’attendre la prochaine « révolution du patron »). Jack Welch et son implémentation forcenée de 6 sigma constitue une autre illustration de ces effets de mode qui, à grande échelle, font ressembler les managers aux moutons de Panurge.

    Sur les directeurs de l’innovation leur mort est annoncée. Les hackatons ne servent déjà plus qu’à donner une image « cool » auprès des futurs recrutés. Les Lab (création plus récente) devraient encore tenir 3 à 5 ans (en fonction de la capacité des entreprises à maintenir de telles danseuses). Le vrai sujet n’est pas l’organisation mais la culture… qui en effet passe par les mots.

    Merci pour la citation d’Edison. Rappelons que ce dernier avait organisé son espace de travail en 3 parties : une bibliothèque centrale, un Lab (en fait un atelier) permettant de maquetter les idées sans délai et enfin une équipe d’ingénierie organisée en lignée de produits (les activités nouvelles !). Mais lui, en tant que dirigeant faisait de la conception innovante… pas de la communication ! (J’ai vu récemment passer une interview d’Elon Musk disant qu’il passait 70% de son temps sur des questions de conception (design) et d’ingénierie, Apple est structuré pour passer les projets en revue de conception tous les 2 mois à raison d’une revue par semaine le lundi, sachant que du temps de Steve Job la revue pouvait aller très loin dans la conception…).

    Combien de dirigeants parmi ceux qui lancent des initiatives innovation aujourd’hui sont capables de passer au moins une journée par mois à parler conception (offre, produit, service, usages, chaine de valeur, écosystème, modèle d’affaire, normes, métiers,…) avec leurs équipes ?

    1. Merci, excellente question en effet: « Combien de dirigeants parmi ceux qui lancent des initiatives innovation aujourd’hui sont capables de passer au moins une journée par mois à parler conception? »

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