La création de nouveaux marchés comme conséquence involontaire de l’action des entrepreneurs?

L’Effectuation, logique des entrepreneurs, explique que ceux-ci ne démarrent en général pas avec une vision claire de leur futur marché, ou que s’ils le font, celle-ci change considérablement au cours du processus de développement du projet. Autrement dit, et pour reprendre l’expression de l’économiste Friedrich Hayek, le marché final, ainsi que l’entreprise et le produit créés, sont la conséquence de l’action humaine, mais pas de son intention. Examinons cette question plus en détail.

L’idée selon laquelle le marché final, l’entreprise et le produit créés – et plus généralement les artefacts sociaux produits par le processus entrepreneurial – sont la conséquence de l’action humaine repose sur le postulat qu’un marché n’existe pas a priori, attendant d’être « découvert » par un entrepreneur. On est loin de la vision des économistes selon laquelle les marchés émergent spontanément comme simple support de la rencontre entre l’offre et la demande. Un marché est une institution qui doit être créée pour exister. Et celui qui le crée, c’est l’entrepreneur (au sens le plus large). Sans lui, pas de marché. L’automobile a été inventée en 1765 et pourtant il a fallu attendre 150 ans pour qu’elle devienne un marché. Cela ne s’est fait que lorsque les inventeurs (comme Cugnot) ont cédé la place aux entrepreneurs (comme Henry Ford). Il en va de même pour le produit et l’entreprise. Ces artefacts sont donc bien le résultat, la conséquence, de l’action entrepreneuriale.

Là où ça devient intéressant c’est lorsque l’Effectuation observe que ces artefacts dans leur forme aboutie ne sont que très rarement envisagés, imaginés, voire voulus comme tels au départ. Par exemple, Lisa Schoen, qui a fondé avec son mari la première entreprise de location de véhicules utilitaires aux Etats-Unis et qui, 70 après, est toujours leader de son marché, remarquait « Les premières semaines, nous n’avions même pas conscience d’avoir démarré un business. » Ils prêtaient des remorques à leurs amis, puis aux amis de leurs amis, et c’est seulement au bout d’un moment qu’ils se sont dit « Eh, mais nous pourrions être payés pour faire ça! » De même, on peut multiplier les exemples d’entrepreneurs ayant commencé avec une idée parfaitement banale avant d’aboutir, parfois longtemps après, à la formule qui a fait leur succès. Dit autrement, il n’y a souvent pas au début d’intention de concevoir les artefacts auxquels les entrepreneurs aboutiront au final. Ils sont donc la conséquence involontaire de l’action de ces derniers.

Cet aspect involontaire et cette incapacité d’exprimer une vision correcte de l’état final s’expliquent par la rationalité limitée de l’être humain, un concept développé par Herbert Simon. Compte tenu de la complexité de l’environnement, il est impossible d’imaginer toutes les solutions possibles à un problème donné.

Toutefois, cela ne signifie pas que les entrepreneurs agissent sans but et que leur action soit simplement chaotique et purement spontanée. La vision de Hayek a été critiquée par Murray Rothbard, un autre économiste de l’Ecole Autrichienne, selon lequel il ne peut y avoir d’action sans intention. L’Effectuation offre une réconciliation possible de ces deux visions dans la mesure où elle montre que l’entrepreneur développe son projet en suscitant l’engagement d’un nombre croissant de parties prenantes dans celui-ci. Cet engagement, surtout au début, prend la forme d’une co-création de l’artefact. L’exemple le plus simple de cette co-création est le travail avec un des premiers clients: L’entrepreneur vient voir un client potentiel avec un prototype A1 de son produit. Le client lui dit « Ca me paraît bien, mais j’aimerais que vous changiez les caractéristiques x, y et z. » Ce à quoi l’entrepreneur répond: « OK, mais si vous m’en prenez dix. » Une fois l’accord passé, l’entrepreneur se met au travail et aboutit au produit A2. Dit autrement, l’entrepreneur et le client se sont mis d’accord pour produire A2, qui n’a pu exister que grâce à cette co-création. Il n’existait auparavant ni dans l’esprit de l’entrepreneur (puisqu’il était parti sur A1), ni dans celui du client (qui ne savait pas ce qu’il était possible de faire). On voit comment l’intention (c’est à dire le but) émerge de l’engagement réciproque des deux parties, entrepreneur et client. Mais cette intention se rapporte non pas à un problème global, une vision (comme « créer le premier loueur de remorque américain »), mais plutôt à un problème local, qui peut être tout à fait mineur et ponctuel (par exemple, pour Schoen, c’était de trouver une remorque pour son déménagement). En outre, contrairement à la vision telle qu’elle est habituellement présentée, cette intention est ancrée dans la réalité; en l’occurrence elle est seulement partagée par l’entrepreneur et son client.

Ensuite, l’entrepreneur répète l’opération avec d’autres clients et parties prenantes (par exemple, obtenir d’un distributeur qu’il mette son produit à son catalogue). Chacune de ces actions unitaires procède évidemment d’une intention et poursuit un objectif donné, mais limité à l’environnement « local » de l’entrepreneur (dans le temps et dans l’espace). Leur accumulation donne, via une série d’artefacts intermédiaires, les artefacts finaux et résout un problème global (impact social). Il y a réconciliation progressive, via ce phénomène, entre l’approche locale et la conclusion globale.

On peut résumer la problématique comme suit:

  • L’artefact final (produit, entreprise, marché) est la conséquence de l’action entrepreneuriale (c’est dire de l’entrepreneur et des parties prenantes à son projet).
  • Il ne résulte pas d’une intention initiale globale;
  • Il est le produit d’une série d’actions ayant, chacune d’elles, une intention locale.

On comprend ainsi pourquoi on peut écrire que les artefacts entrepreneuriaux sont la conséquence de l’action des entrepreneurs, mais pas de leur intention, sans pour autant accréditer l’idée d’une marche au hasard.

Sur la nature des opportunités entrepreneuriales, lire mon article « Qu’est-ce qu’un marché?« .

11 réflexions au sujet de « La création de nouveaux marchés comme conséquence involontaire de l’action des entrepreneurs? »

  1. Il me semble que l’artefact final peut ou ne pas résulter d’une intention initiale globale. Les deux sont possibles et l’effectuation ne dit pas que l’on ne peut pas démarrer sans intention. En l’absence d’intention, celle-ci émerge dès le premier engagement d’une partie prenante, donc lors de la première boucle effectuale. En cas d’intention initiale globale définissant un espace des possibles le travail de l’entrepreneur vise à rechercher les occurrences possibles au sein de l’espace que définit l’intention. Cet espace est révisable vers le haut s’il ne disposait pas de l’intention globale ou vers le bas s’il en disposait d’une afin de la spécifier. Résoudre un problème est déjà un but. A ce problème est associé un espace et l’espace de la solution à ce problème peut être un sur ensemble voire un sous-ensemble de l’espace du problème initial. Voir Focal : http://fr.slideshare.net/InnovateurT/algorithme-focal

  2. Je suis confus. Je m’emmêle avec les notions de « contrainte » et de « but » : pourquoi appeler « contrainte » un objectif pourtant clair pour l’entrepreneur : « trouver une solution pour gérer les déchets plastiques sur les plages » ?
    J’ai peut-être manqué quelque chose dans la démarche. ou bien est-ce « juste  » une question de nature terminologique ?

    En fait, j’ai vraiment beaucoup de mal avec le point de départ de l’effectuation : les « goals » de l’effectuation représentent en fait « les champs des possibles  » de l’entrepreneur lorsqu’il mobilise ses ressources (= ce qu’il est capable de faire), n’est-ce pas ?
    Mais honnêtement, avez-vous déjà vu des entrepreneurs qui ne savent absolument pas vers quelle voie s’orienter, et qui vont définir complètement leur chemin grâce aux rencontres avec leurs parties prenantes ? Peut-on d’ailleurs dans ce cas encore les appeler « entrepreneurs » ?

    Les entrepreneurs que j’ai rencontrés avaient toujours un objectif : « je suis chercheur et j’ai développé telle invention : je veux la développer et la vendre », ou bien pour se rapprocher davantage de l’effectuation, « je suis intéressé par tel sujet, j’ai plein de compétences liées, mais ne sais pas trop comment faire »… Même dans ce dernier cas, l’objectif de l’entrepreneur est clair : « entreprendre dans tel secteur » (secteur ou sujet bien définis)
    Un autre cas : prenons un porteur de projet qui veut tout faire pour limiter l’exode rural des jeunes de son village, et développer l’emploi dans son village. Tout au plus, connaît-il ses ressources propres… Son objectif est bien de « limiter l’exode rural des jeunes et créer de l’emploi »….
    Sans cet objectif, ou cette « vision », comment peut-il :
    1) identifier des parties prenantes qui vont – ou non- partager sa vision ?
    2) Veiller à ce que le projet (qui sera développé en co-création avec les parties prenantes) ne dévie pas de sa vocation « sociale » ? (notion d’indicateurs); Si des indicateurs « de vision » ne sont pas fixés, comment la poursuivre ?

  3. Que dîtes-vous, alors, d’introduire le terme de « vision » pour définir les contraintes/le cadre de départ : terme suffisamment large, mais en même temps limitatif, de telle sorte que les objectifs peuvent encore être définis ultérieurement au sein de ce cadre ?

    1. Pourquoi pas mais le terme de vision est quand-même en général utilisé pour décrire un objectif relativement précis, ce qui est contraire à ce qu’observe l’effectuation. Par ailleurs son peut commencer avec une vision et finir complètement ailleurs. Au pire, la vision nous enferme et nous empêche de faire évoluer le projet dans des directions contraires à cette vision (ce qui m’est arrivé).

  4. bonjour
    merci pour cet article.
    j’ai tout de même une interrogation qui porte sur la dernière partie de votre article : « l’artefact final ne résulte pas d’une intention initiale globale »;

    Si j’ai bien compris, l’artefact final a été élaboré en considérant une intention locale, même si à l’issue de la démarche, cet artéfact peut venir répondre à des enjeux plus globaux (qui dépassent l’environnement propre de l’entrepreneur).
    MAIS la prise en compte des enjeux globaux ne peut-il pas être un point de départ à la démarche de co-création ? (même si celle-ci s’inscrit, dans un premier temps, dans une « expérimentation » locale ?)
    Prenons un exemple :
    Un entrepreneur d’un pays en transition est accablé par les problèmes liés aux déchets plastiques qui jonchent les plages de son pays.
    Il veut réunir les parties prenantes autour de cette question (dont les organismes de l’Etat central). Ceux-ci vont fixer avec lui des objectifs d’ordre global : « réduire la quantité de déchets plastiques qui jonchent les plages, et mettre en place des filières de valorisaition créatrices d’emploi ». C’est en quelque sorte ce qui va constituer le point focal tout au long de la démarche, et délimiter un « cadre de travail ». Cet objectif sera décliné en intention plus locale dans un premier temps, puisqu’il s’agira d’imaginer une solution locale dans un premier temps. Dans cet exemple, les parties prenantes « locales » seront bien guidées par une intention initiale globale, non ?

    1. Bonjour Guido
      Merci pour ce commentaire tout à fait intéressant. Vous mettez le doigt sur un point extrêmement important. Prenons donc l’insatisfaction de l’entrepreneur pour les déchets plastiques comme point de départ. Ce scandale est un déclencheur, au sens de l’effectuation. Un individu trouve une situation scandaleuse, cela génère une idée: faire quelque chose pour régler le problème des déchets en plastique. Ce n’est pas techniquement un but, mais plutôt une contrainte qu’il va poser sur son travail avec les parties prenantes. Ce travail, sans but réel au début, sera néanmoins conduit dans le contexte du règlement du problème des déchets plastiques (contrainte définie, ou pré-engagement).
      Personne n’agit sans but, mais effectivement les buts au début sont très locaux. Assez rapidement ceux-ci émergent dans un contexte. Au fur et à mesure du développement ces contraintes augmentent ce qui fait qu’au final on termine avec un but spécifique… qui est atteint en même temps qu’il est défini.
      On progresse?
      Bien à vous
      PhS

  5. Bonjour et merci de l’interrogation parfaitement justifiée de ce titre.

    Elle soulève la difficile résolution de ce que j’appelle « l’adéquation redoutable ». A savoir, l’adéquation entre trois domaines: technologie(s)-produit-marché. L’idéal est de penser les trois en même temps lorsqu’on développe un projet de rupture. L’erreur majeure est de penser d’abord technologie ou de penser d’abord produit. En conséquence, on subit un phénomène psychique: la focalisation assortie de fascination pour la merveille technologique ou pour un produit que l’on trouve « génial ». Et l’on a oublié le marché, c’est à dire le client qui décide en final de l’achat. Personne n’est à l’abri de ce type de tunnel mental: Pascal et sa machine à calculer, Edison, Nokia et son premier smartphone, et il est même arrivé à Steve Jobs de se laisser égarer sur de « magnifiques produits » qu’il a du abandonner, faute d’acheteurs. Moi aussi, et malgré l’expérience, il m’est aussi arrivé dans mes activités de Private Equity de me laisser emporter par le produit d’une start-up que je trouvais extraordinaire et pour lequel je n’ai pas trouvé d’investisseur.
    La question (principale?) posée finalement à tout inventeur est d’abord: le marché? Dans le cas d’un produit de rupture, s’adressant à un marché virtuel, les études de marché ne sont d’aucune utilité. Il faut procéder autrement, ce qui requiert un gros effort de réalisme: se positionner à la place du client. Ou pour copier la tactique classique des services spéciaux: se mettre à la place de l’adversaire. Ou encore, se faire accompagner d’un client « essayeur » ou client référent. C’est ce qu’a fait S.Jobs pour l’Iphone: il a pensé client (ce qui peut être utile à celui-ci) avant de penser technologie et produit.
    A cette condition, l’innovation peut résulter d’une intention initiale globale et aboutir au résultat auquel on souhaite arriver.
    Bien cordialement.
    Hugues Chevalier.

  6. Bonjour Pascal,

    Merci de cet article qui rappelle qu’en innovation, nous ne prenons jamais le chemin que nous avions imaginé, et nous n’aboutissons jamais à l’endroit où nous avions cru que nous arriverions. A l’appui de votre réflexion, il y a un exemple historique assez étonnant.

    En mai 1878, Thomas Edison écrit un article où il propose une liste d’utilisations possibles pour le phonographe qu’il vient de breveter (North American Review, n° 262, vol. 126). Les trois premières utilisations qu’il énonce sont : premièrement, l’enregistrement des correspondances ; deuxièmement, les livres audio, notamment pour les aveugles ; troisièmement, l’apprentissage en général, et celui de l’élocution, en particulier.

    En lisant l’article, on comprend que Thomas Edison donne cette liste à titre indicatif car, dans son esprit, les choses sont claires. Le phonographe va remplacer les correspondances écrites. The main utility of the phonograph, however, being for the purpose of letter-writing and other forms of dictation, the design is made with a view to its utility for that purpose (La principale application du phonographe, cependant, étant la correspondance écrite et toutes les autres formes de prise de notes, le design a été conçu en vue de remplir ce but).

    Il suffit de dicter son message, explique-t-il longuement, de placer l’enregistrement dans un courrier, et votre correspondant recevra le message de la bouche même de celui qui l’a envoyé. Le fait de reconnaître la voix permet d’authentifier l’envoi. L’enregistrement permettra de garder un double de la correspondance. Plus besoin de clerc ou de sténographe qui note et rédige le message, et c’est pour Thomas Edison une garantie du secret de l’échange.

    C’est ainsi que le phonographe fut commercialisé pour la première fois en 1887 comme un dictaphone professionnel. Très rapidement, il fallut se rendre à l’évidence, ce produit était un échec commercial.

    C’est alors que Thomas Edison se tourna vers la seconde application qui lui paraissait la plus prometteuse : les poupées phonographiques, c’est-à-dire parlantes. On trouve dans la littérature des illustrations de la fabrique de poupées qu’il avait mise en place dans l’un de ses ateliers de Menlo Park, dans l’État du New Jersey, aux États-Unis. On y voit des ingénieurs affairés sur des poupées au dos manquant, au corps rempli de circuiterie mécanique et de clefs. Encore une fois, ce produit fut un échec commercial.

    Dans le même temps où Edison tentait laborieusement de vendre des dictaphones et des poupées parlantes, d’autres entrepreneurs créaient des juke-boxes avec son phonographe. Ils équipaient l’appareil d’une fente. On y introduisait une pièce de monnaie et l’objet se mettait à jouer un morceau de musique populaire. Par contraste, cette utilisation connut un succès commercial à la fois immédiat et considérable. Il s’en trouva bientôt dans tous les saloons des États-Unis d’Amérique.

    Thomas Edison croyait avoir fait un dictaphone. Il avait inventé le juke-box. Mais cet objet, il ne le voyait pas. Il se refusait même de le voir. Il fallut attendre 20 ans pour qu’il admette son erreur.

    Ce sont aussi les mots de l’écrivain Iouri Nikolaïevitch Tynianov : « L’intention de l’auteur n’est que le ferment de l’œuvre. »

    Très cordialement, MIguel Aubouy.

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