Ne passez pas à l’échelle… trop vite ou le danger de l’impératif de croissance

L’une des erreurs cardinales de l’innovation en général et de l’entrepreneuriat en particulier est de chercher à passer à l’échelle trop vite. Dans la plupart des cas, cela condamne le projet à l’échec. Regardons d’où vient cet impératif et pourquoi il est dangereux.

Le dogme du passage à l’échelle rapide a deux origines. Pour les entreprises existantes, il résulte d’un impératif de taille lié au besoin de croissance. Une entreprise qui fait 1 million d’euros de chiffre d’affaire doit, si elle veut croître de 10%, trouver un marché dont la taille est de 100.000 euros. Une grande entreprise qui fait 100 millions d’euros de chiffre d’affaire doit trouver, pour le même taux de croissance, un marché de dix millions d’euros. Une entreprise qui fait dix milliards de chiffre d’affaire devra, elle, trouver un marché de 1 milliard d’euros. Or un nouveau marché créé par une rupture commence toujours très petit. Plus la taille de l’entreprise est grande, moins elle sera motivée par ces petits marchés, et plus elle poussera pour que les projets innovants atteignent très vite une taille suffisante pour contribuer de façon significative à leur croissance visée.

La seconde origine du dogme est la croyance selon laquelle le développement d’un projet d’innovation est linéaire. Or, et cela semble une évidence mais qu’il faut rappeler sans cesse, tous les nouveaux marchés commencent par être très petits. Et non seulement cela, mais ils ont également tendance à le rester assez longtemps. Il y a donc une discontinuité fondamentale dans la naissance d’une innovation: il y a un temps d’incubation incompressible avant que la croissance ne soit possible.

Pour comprendre pourquoi, il faut revenir au processus d’innovation. Dans un article précédent, j’illustrais ce processus au travers de l’exemple des kits photoélectriques pour l’Afrique. Je montrais qu’innover, c’est constituer un réseau de valeur rassemblant entre autres fournisseurs, clients, et partenaires ayant intérêt à l’innovation. C’est vrai quel que soit le domaine, et notamment pour les startups du Web.

Bien souvent on peut avoir l’impression que parce qu’il est sur Internet, un projet peut être entièrement virtuel: il suffit de monter le site, de faire beaucoup de publicité et voilà, la dynamique est lancée. Or il n’en est rien. AirBnB, le site de partage d’appartement, a ainsi pu démarrer parce que ses fondateurs sont allés démarcher, un à un, les propriétaires d’appartement. Un à un! ça paraît peu gratifiant pour un entrepreneur du Net, mais ce contact avec les propriétaires leur ont appris plein de choses sur ce qui allait marcher et ce qui n’allait pas marcher. Frédéric Mazzella, fondateur de BlaBlaCar, a commencé en effectuant lui-même du covoiturage et en passant énormément de temps avec les premiers membres de son réseau naissant pour bien comprendre ce qui les motivait. Rien ne remplace ces contacts approfondis avec les premiers clients d’un projet entrepreneurial car ils apportent une information qu’aucune étude de marché ne révélerait jamais, et il ne faut pas hésiter à y investir énormément de temps et d’énergie, et éviter absolument de le sous-traiter.

Attention, cela ne signifie pas, comme on le voit parfois, qu’il faut considérer qu’un projet d’innovation ne peut être mesuré, qu’on peut le laisser se développer sans lui imposer de résultats. Cela signifie simplement qu’il se mesure de manière différente. En l’occurrence, on surveillera principalement l’acquisition de nouvelles parties prenantes, évaluées en fonction de la nature du projet (dans le cas de AirBnB, les parties prenantes critiques étaient les offreurs d’appartement).

On comprend mieux pourquoi la phase initiale d’un projet est longue, et pourquoi elle ne produit pas vraiment de chiffre d’affaire pendant un certain temps. La progression est essentiellement qualitative: très peu de clients, mais un affinage de l’offre sur la base de l’expérience avec les premiers clients. Essayer de la raccourcir, c’est bâtir le projet sur du sable.

C’est l’une des raisons de l’échec des projets d’innovation des grandes entreprises: ayant besoin de générer un chiffre d’affaire important pour contribuer à leur croissance, celles-ci auront tendance à pousser l’innovation en donnant au projet des objectifs très ambitieux pour atteindre la vitesse de croisière le plus vite possible. C’est oublier que la première phase est une phase de construction sociale qui se développe de manière organique, et plus les objectifs seront ambitieux, plus les responsables du projet auront tendance à brûler les étapes pour aller plus vite à l’échec final.

Au final, un projet d’innovation doit démarrer lentement, en étant, pour reprendre l’expression de Clayton Christensen, patient pour le chiffre d’affaire, mais impatient pour le bénéfice: la viabilité du projet, c’est à dire la capacité à montrer que ce qu’il offre intéresse des gens qui sont prêts à payer pour cela, importe plus que la croissance de ce nombre de gens dans la phase initiale. C’est seulement après, lorsque les différents éléments du modèle d’affaire auront été déterminés et que l’acquisition de parties prenantes prend de l’ampleur, que les feux peuvent être poussés.

Cet article est inspiré de l’excellent article de Paul Graham (Y Combinator) ici. Pour en savoir plus sur l’effectuation, voir mon article introductif ici.

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4 réflexions au sujet de « Ne passez pas à l’échelle… trop vite ou le danger de l’impératif de croissance »

  1. Comme tout cela est vrai ! On peut seulement regretter que les business angels et le capital-risque ne le comprennent pas et exigent un chiffre d’affaire excessif, malgré des garanties répétées de BPI, pour contribuer à l’amorçage qui peut effectivement être assez long pour les raisons que vous indiquez. I parait que cela s’appelle  » la vallée de la mort »….
    Si vous en connaissez qui l’on compris merci de me mettre en contact !!

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