Innovation de rupture: L’importance de prendre en compte la réaction de l’acteur en place

La théorie de la rupture proposée par Clayton Christensen énonce que les acteurs en place réussissent face aux nouveaux entrants en situation d’innovation incrémentale (ou continue), et échouent en situation de rupture. Le corollaire est que si un nouvel entrant attaque un acteur établi sur son terrain, il a de bonne chances d’échouer. Il existe des exceptions à cette théorie qu’il est intéressant d’étudier.

Le premier exemple est celui de l’iPhone face à Nokia, cas que j’évoquais dans un article précédent. En apparence, l’iPhone attaque Nokia frontalement: smartphone contre smartphone, mêmes critères de performance, un jeu auquel Apple avait tout à perdre. Toutefois, une analyse plus en détail montre qu’en fait Apple était en décalage par rapport au critère dominant de performance du marché. Sur le plan des caractéristiques techniques, l’iPhone était inférieur (il n’avait pas de 3G par exemple) alors que les Nokia étaient au sommet de la technologie. En revanche, Apple dominait sur un critère qui n’avait pas eu grande importance jusque-là: la facilité d’utilisation et l’interface utilisateur (celle de Nokia était catastrophique). On était donc bien en situation de rupture avec une entrée sur des critères différents de performance. mais on peut arguer du fait que cela ne marquait quand-même pas une grande différence. Ce qui a fait vraiment la différence, c’est la réaction, ou plutôt l’absence de réaction, de Nokia, face à l’iPhone. Il est bien connu que Nokia a tout de suite dédaigné l’iPhone et ne l’a pas pris au sérieux. Le temps que Nokia prenne conscience du danger, il était trop tard. En réagissant plus vite, l’entreprise finlandaise n’aurait sans doute pas pu empêcher Apple d’entrer sur le marché, mais elle aurait pu mieux protéger sa position. En situation de rupture, il est donc utile de faire quelque chose qui semble s’avoir aucun sens pour vos concurrents. Introduire un téléphone haut de gamme qui n’est pas compatible 3G ne semblait effectivement avoir aucun sens pour Nokia et nombre d’analystes. L’iPhone n’était pas un téléphone « sérieux » pour les spécialistes, c’est caractéristique des innovations de ruptures qui sont déficientes sur les critères dominants de performance.

Le second exemple concerne le navigateur Internet Firefox. J’ai écrit en 2005 un article au titre prémonitoire: « Pourquoi Firefox n’a aucune chance » et qui m’a valu quelques critiques peu amènes. Bon, Firefox a aujourd’hui pratiquement disparu mais pas complètement pour les raisons que j’expliquais. M’appuyant sur la théorie de la rupture, j’expliquais que Firefox était une attaque frontale contre Microsoft, et que donc le challenger n’avait guère de chance de succès car il suffisait que Microsoft réagisse pour rattraper son retard. Il suffisait, mais ce que je ne pouvais imaginer, c’était que Microsoft ne réagirait pas. Quand on connaît la bataille homérique qu’a lancé Microsoft pour écraser Nestscape, l’absence de réaction était stupéfiante. Elle est due à une distraction, un manque d’intérêt, à plein de choses, mais elle est stupéfiante. Donc, sans réaction de Microsoft, dont le navigateur était vraiment devenu mauvais, et tirant parti de l’hostilité que le géant de Redmond suscitait à l’époque (aujourd’hui c’est plutôt de l’indifférence), Firefox a prospéré et s’est imposé comme un acteur de poids. Depuis, Google et Safari sont arrivés et Firefox a décliné, mais c’est une autre histoire.

Ce que montrent ces deux exemples c’est que la théorie de la rupture n’est pas mécanique: elle donne les conditions dans lesquelles certains mécanismes vont opérer, mais il est important de bien inclure d’autres conditions et facteurs, et notamment les raisons qui pourraient pousser un acteur établi à ne pas réagir à une attaque sur son terrain.

Voir mon article sur la façon dont les technologies de ruptures sont dédaignées par les acteurs en place à leur apparition La sous-estimation des innovations de rupture. Voir l’article original « Pourquoi Firefox n’a aucune chance » et la suite, « Pourquoi Firefox avait, quand-même, une chance« .

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