Dilemme de l’innovateur: Le mauvais procès fait à Clayton Christensen

Rien de tel qu’une bonne controverse dans le monde universitaire. La plupart d’entre-elles n’ont aucun intérêt pratique – on se souvient que la querelle sur le sexe des anges. Mais ce n’est pas le cas de toutes, et la remise en cause de la théorie du dilemme de l’innovateur face à l’innovation de rupture proposée par le chercheur Clayton Christensen, professeur à Harvard et spécialiste de l’innovation que je cite régulièrement sur ce blog, en fait partie. Rappelons ce qu’est la théorie, examinons les reproches et montrons que si la théorie a des limites, ces reproches ne sont pas fondés.

En quelques mots, la théorie de la rupture énonce que les entreprises réussissent en mettant au point un modèle d’affaire performant. Ce modèle comprend une proposition de valeur et un mécanisme de profit, qui pour fonctionner nécessitent un ensemble de ressources, de processus et de critères de performance (valeurs) particuliers. L’apparition d’une rupture nécessite, pour en tirer parti, de mettre au point un modèle différent. Cette mise au point est facile pour un nouvel entrant, qui part de zéro, mais elle est très difficile pour l’acteur en place car cela remet en cause son modèle actuel. C’est ce conflit de modèle d’affaire qui rend l’innovation de rupture difficile pour les acteurs en place.

Les travaux de Christensen ont suscité un très grand intérêt depuis ses débuts à la fin des années 90 car ils semblent bien expliquer beaucoup de phénomènes incompréhensibles, comme notamment le fait que les acteurs en place échouent même, et en fait surtout, s’ils sont bien gérés. La théorie a également une valeur prédictive: c’est ainsi qu’Intel, à la lecture de ces travaux, a pris conscience de la nécessité de réinvestir l’entrée de gamme, ce qui a donné sa ligne de processeurs Celeron.

Dans un article paru dans le New-Yorker et qui n’a pas manqué d’attirer l’attention, Jill Lepore, une historienne elle aussi professeur à Harvard, a cependant sévèrement remis en cause les travaux de Christensen. Selon elle, la rupture est une théorie « fondée sur une profonde anxiété à propos d’un échec financier, une peur apocalyptique de dévastation globale, et des preuves fragiles ».

Prenant son chapeau d’historienne, Lepore observe que la notion de progrès (évolution positive des choses) est très récente dans l’histoire, mais qu’elle a été très critiquée dès le début du XXème siècle. La réapparition de l’innovation comme un concept positif date des travaux de Schumpeter, mais la critique demeure. Remplacer « progrès » par « innovation » permet selon elle d’éviter ce débat de fond. C’est très certainement intéressant et il est indéniable que l’innovation porte en elle une dimension idéologique qu’il est intéressant de connaître et d’explorer. Mais on voit mal en quoi cela se rapporte aux travaux de Christensen. En effet, sa théorie se contente de décrire un phénomène en essayant de le formaliser pour offrir une valeur prédictive et devenir ainsi un outil du décideur. Cela est valable quel que soit ce que l’on pense du phénomène lui-même. Est-ce qu’on accuse un observateur de complicité avec le phénomène observé? Un criminologue de complicité du crime qu’il étudie? Christensen n’a jamais dit que l’apparition d’Internet ou du low-cost était une bonne chose en elle-même. Cela peut faire l’objet d’une discussion mais ce n’est pas son propos. Son propos est de comprendre pourquoi les acteurs en place, comme les journaux ou les éditeurs de musique, ont du mal à réagir à cette apparition, et ce depuis presque trente ans. Partant, la rupture n’est ni optimiste, ni pessimiste comme théorie. Et l’innovation se distingue bien de la notion de progrès: l’innovation financière est souvent un progrès, parfois une calamité comme l’a montré la crise de 2008. Mais là encore, ce n’est pas le propos de Christensen.

Lepore s’amuse également du fait que beaucoup de « disrupteurs » ont plus tard échoué. Mais là encore le procès est injuste: la théorie de Christensen ne consiste pas à donner une recette assurée de succès. On peut réussir à tirer parti d’une rupture et échouer plus tard pour des raisons propres: mauvais management, manque de ressources, mauvais choix stratégiques, etc. Dit autrement, la rupture n’est pas l’alpha et l’oméga du management, et fort heureusement. La théorie de la rupture consiste « seulement » (mais c’est déjà beaucoup) à énoncer les conditions dans lesquelles un nouvel entrant aura tendance à réussir face à un acteur en place, sans préjuger de ce qui se passera après car d’autres facteurs entrent en jeu. Plus spécifiquement, la rupture énonce les conditions nécessaires au succès (comme par exemple l’isolation de l’innovation dans une entité autonome) mais n’oublie pas de noter que ces conditions ne sont pas suffisantes: on peut naturellement ensuite échouer, et les quelques exemples d’échecs choisis à dessein par Lepore ne montrent rien d’autre. Ainsi Nestlé a très tôt isolé Nespresso dans une entité séparée mais a mis quand-même une bonne dizaine d’années avant de réussir.

Elle met également en cause la méthodologie: elle estime en effet que la théorie est basée sur quelques cas biens choisis pour défendre le propos. Là encore ce n’est pas exact: si les travaux originaux reposaient en effet sur l’étude approfondie de deux industries très différentes, les disques durs et les engins de travaux, ils ont ensuite été reproduits sur des dizaines d’autres depuis par une myriade de chercheurs (qu’elle traite dédaigneusement de camelots). C’est le principe même d’une recherche empirique, quelque chose que Christensen a très bien décrit dans un article remarquable du Journal of Product Innovation Management en 2006.

L’existence de cet article, écrit en réponse aux critiques d’autres chercheurs, montre par ailleurs que Lepore a tort de prétendre que la théorie de la rupture est une fausse évidence qui n’a jamais fait l’objet d’une tentative sérieuse de critique. Au contraire, depuis les premiers travaux de Christensen en 1997, les critiques ont été très nombreuses. Ses travaux ont été publiés dans des revues à comité de lecture qui n’ont pas vraiment la réputation d’être complaisants.

Dans l’article du JPIM, Christensen prend bien soin, comme il l’a toujours fait, de préciser que la rupture est une théorie, c’est à dire une construction qu’il faut confronter aux études empiriques et améliorer en fonction des résultats de cette confrontation. Une théorie, c’est un processus qui se déroule dans le temps. Cette théorie a donc évolué. J’ai évoqué dans un article précédent une évolution importante qu’avait connue cette théorie: initialement, Christensen avait défini la rupture en termes de technologie. Mais il avait plus tard observé qu’une rupture peut se produire sans nouvelle technologie (par exemple le low-cost dans le transport aérien) et inversement qu’une nouvelle technologie n’est pas forcément une rupture pour un acteur en place (par exemple la téléphonie mobile pour un opérateur de téléphonie fixe). Il a donc reformulé la théorie à partir d’un conflit de modèle d’affaire.

A cet égard il est d’ailleurs intéressant de noter que la plupart des critiques de Lepore sur la théorie de Christensen sont basées sur la lecture de son premier ouvrage, paru en 1998, comme si rien ne s’était passé depuis, passant totalement sous silence l’évolution de la théorie (même si elle en cite les ouvrages): elle persiste à parle de « technologie de rupture » alors que, comme nous venons de le voir, Christensen s’est rapidement éloigné de ce terme. Si elle s’appuyait sur ses travaux récents, sa critique s’en trouverait bien affaiblie.

Lepore s’attaque ensuite au vif du sujet, à savoir la capacité de la théorie à prédire un résultat. Elle s’amuse d’une prédiction malheureuse de Christensen en 2007 sur l’échec probable… de l’iPhone. C’est un cas intéressant: J’ai moi-même toujours trouvé cette prédiction étonnante (je travaillais dans la téléphonie mobile donc j’ai vécu l’arrivée de l’iPhone de l’intérieur en quelque sorte). L’argument de Christensen était que l’iPhone attaquait Nokia par le haut et qu’il ne pouvait donc réussir (la théorie de la rupture énonce qu’il faut attaquer par le bas et remonter en fonctionnalités). Or ce n’est pas exact: l’iPhone attaquait bien par le bas sur les critères dominants de l’époque: il était techniquement inférieur aux smartphones Nokia de l’époque (il n’avait pas de 3G par exemple, ce qui était considéré comme ridicule par les experts). Mais, et cela est conforme à la théorie de la rupture, il était sur-performant sur un critère qui jusque-là n’avait pas vraiment eu d’importance: la facilité d’utilisation. Or pour un public qui était sur-servi en fonctions techniques, la facilité d’utilisation était devenue primordiale. Ce que l’exemple de l’iPhone suggère n’est donc pas la fausseté de la théorie de la rupture, mais plutôt la difficulté de son auteur à bien saisir les subtilités du domaine auquel il l’applique. On lui pardonnera bien volontiers…

De manière plus sérieuse, l’objet d’une théorie n’est pas de prédire le futur, et en particulier pas dans le domaine du management. Il est bien plus prosaïquement de mettre en lumière des mécanismes qui déterminent ce futur, sans oublier que d’autres mécanismes sont à l’oeuvre. Le lancement de l’iPhone est donc bien conforme à la théorie, mais d’autres facteurs ont joué, comme la non-réponse de Nokia qui a très longtemps considéré l’iPhone comme une blague.

Dernier point, Lepore remet également en question la recommandation-phare de Christensen de loger l’innovation de rupture dans une entité autonome (pour la protéger du modèle d’affaire dominant). Selon elle, il s’agit de donner un espace aux innovateurs, de leur demander de développer une innovation radicale sans jamais avoir besoin d’être bénéficiaires, ce qui évidemment est dangereux. On retrouve là l’impératif d’océan bleu évoqué très souvent. Or là encore c’est faux, au contraire: dans plusieurs de ses ouvrages, Christensen insiste sur la nécessité de démarrer petit, et d’être patient avec le chiffre d’affaire (ne pas croître trop vite), mais impatient avec le bénéfice (être rentables très vite). On est bien loin de l’idée de laisser les clés à un groupe de barbares pour qu’ils s’amusent.

Au final, la critique de Lepore ne nous aide pas vraiment: Elle traduit une incompréhension de l’innovation et de l’entrepreneuriat, elle prête à Christensen une ambition qu’il n’a pas, celle de tout expliquer, réussites comme échecs, et reproche à sa théorie ce qu’aucune théorie ne peut réussir: tout prévoir.

Il est indéniable que la théorie a besoin de se développer. Par exemple, j’évoquais récemment la question de savoir pourquoi la rupture par le bas ne fonctionne pas dans certains cas. Pour cela, et comme l’écrivait Christensen dans l’article du JPIM que j’évoquais plus haut, il faut sans arrêt la confronter à de nouveaux cas, en particulier ceux où elle ne fonctionne pas, et se demander comment la modifier pour que le cas puisse être expliqué. C’est ce à quoi je m’attache dans mes travaux avec les entreprises, et c’est plus utile que de pointer les défauts méthodologiques des travaux initiaux de Christensen.

Pour en savoir plus sur la théorie de la rupture, et sur ce que Christensen appelle le dilemme de l’innovateur, voir mon ouvrage « Relevez le défi de l’innovation de rupture« .

3 réflexions au sujet de « Dilemme de l’innovateur: Le mauvais procès fait à Clayton Christensen »

  1. Ce que l’on peut en tout cas avérer, c’est que la théorie de la rupture, telle que formulée a vieilli sur plusieurs points. L’idée par exemple d’incuber à part ce qui touche à une innovation réelle / radicale du modèle d’affaire actuel d’une industrie, est toujours d’actualité, mais bien loin d’être une panacée.

    Une autre critique intéressante, serait de comprendre que quand Christensen parle d’innovation, il parle surtout d’ingénierie et de produits. Je dis bien « surtout » et pas exclusivement. Mais nous voyons de plus en plus à quel point les innovations sont écosystémiques et non plus simplement dans une chaîne de valeur linéaire, où la notion de part de marché a encore un sens. Les choses se sont complexifiées depuis 30 ans.

  2. Lorsque certains chercheurs n’ont rien à dire ils contrent ce que les autres avancent; Comme nous sommes dans le champs de la recherche il est toujours plus simple de trouver les contre exemples que de trouver de réel bons arguments. Laissons cette Mme Lepore à ses essais d’attirer l’attention sur elle afin de ne pas tomber dans l’oubli. J’avais déjà lu la reponse de Christensen qui allait dans votre sens. Les personnes un peu sensés et réfléchies auront la même conclusion que vous et moi…. C’est encore pire que la discussion sur le sexe des anges, dans ce cas précis c’est une soi disant scientifique qui étudie les zones d’ombres d’une méthode à ces débuts pour dire qu’elle n’est pas valable…. L’art de se décréditer soi même. J’espère que les futurs amphis de Mme Lepore seront remplis à la hauteur de sa réflexion.

    1. Comme l’indique le début du billet, c’est plutôt bien qu’il y ait des critiques. Comme la mise en oeuvre et la reproduction d’expériences est généralement impossible dans les domaines de l’économie ou de la gestion, il faut des critiques pour faire progresser les théories scientifiques. L’article de Mme Lepore est intéressant sur l’aspect « suivi » de certaines des entreprises installées qui ont subi le phénomène de rupture lié aux nouveaux entrants théorisé par Christensen et citées par ce dernier en exemple. Si certaines d’entre elles sont toujours là et en position de leader, cela doit interroger puisqu’elles sont , en théorie, en faible capacité de réagir. C’est également empirique !

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