Innovation: Les « Gletkin », ces carriéristes qui vous tuent de l’intérieur

Je discutais récemment avec un entrepreneur dont la startup est désormais en forte croissance et qui a déjà atteint la centaine d’employés. L’un de ses principaux soucis, me disait-il, est d’arriver à conserver une culture entrepreneuriale et à éviter que celle-ci ne se dilue, ce qui ne va pas de soi quand les recrutements se succèdent à bon rythme. Rien n’est plus important en effet: on dit souvent que le poisson pourrit par la tête, mais ce n’est pas toujours vrai. Souvent, il pourrit par les pieds, de l’intérieur, un syndrome que j’ai bien envie d’appeler syndrome de Gletkin. Voyons en quoi cela consiste.

Gletkin est le commissaire politique qui interroge le camarade Roubachoff dans le zéro et l’infini, le célèbre roman d’Arthur Koestler. Roubachoff est un révolutionnaire aguerri. Il fait partie de la vieille garde, celle qui a connu l’opposition, renversé le Tsar et créé le nouveau régime soviétique en 1917. Lors des purges des années 30, il est arrêté et condamné comme traître. Gletkin, lui, était à peine né lors de la révolution. Il est arrivé après, quand le régime avait définitivement écrasé toutes les oppositions et s’était solidement installé, après les périodes troubles des débuts. Il n’a que faire de la vieille garde, se montre impitoyable face à Roubachoff, et se moque du passé. Seul le présent l’intéresse. Il considère que son devoir est de défendre la révolution, ou plus précisément le régime qui en est issu. Le pouvoir, sans rapport avec ses propres mérites, que lui donne ce régime lui permet d’être impitoyable dans la poursuite de sa mission.

On va t’apprendre les bonnes règles du management

Il en va ainsi des entreprises. A leur création elles sont animées d’un esprit entrepreneurial partagé par l’équipe créatrice et les premiers employés. Une culture se développe, diffuse et implicite, mais souvent très forte. C’est l’époque pionnière, subversive. L’entreprise est le challenger; elle disrupte son marché et s’oppose à l’establishment, aux « costumes-cravates »; elle est une et indivisible, composée de rebelles qui auraient du mal à trouver leur place dans le système. L’action de chacun est facilement reliée à celle de l’ensemble.

Puis l’entreprise grandit, elle doit recruter. Si la croissance est forte, le recrutement est important et il est d’autant plus difficile de maintenir la culture originelle. Le lien avec l’ensemble, et surtout celui avec le passé se perdent. Souvent cette perte est rationalisée: il faut en effet passer d’une culture entrepreneuriale à une culture managériale! L’entreprise rejoint l’establishment, ce qui au fond est le rêve secret de tout rebelle. Peu à peu, les petits Gletkin en costume cravate (ou en jean Armani) font leur apparition un peu partout. Jeunes diplômés, bardés de certitudes et de modèles cartésiens, ils jettent un regard peu amène sur les errements entrepreneuriaux du début, persuadés que eux apportent -enfin!- de vraies méthodes de gestion. C’est la période de rationalisation. L’entreprise devient bien gérée. Les petits Gletkin se sentent investis d’une mission. Ils sont fiers de rejoindre une entreprise prestigieuse, qui fait désormais partie de l’establishment, qui grossit rapidement et leur offre un pouvoir important malgré leur jeune âge. Ça fera bien sur leur CV, beaucoup mieux qu’une banque ou un cabinet de conseil.

Comme l’écrit Jon Evans dans son article sur la Silicon Valley, « Aujourd’hui, nous sommes l’establishment. (…) les gens qui auraient été des banquiers d’investissement ou des dirigeants de GE ont rappliqué pour rejoindre ce nouvel établissement et l’homogénéiser. Les enfants de l’establishment qui se lancent dans la technologie prennent les poses de la subversion, tout en restant fondamentalement conformistes. » Et il ajoute: « En devenant l’establishment, elle devient plus sclérotique, plus réticente à expérimenter, plus réticente à essayer de nouvelles choses étranges et à prendre des risques, et plus encline à donner plus d’argent aux mêmes genres de personnes pour faire le même genre de choses. Ce n’est pas ce qui se passe dans un âge d’or. C’est au mieux la consolidation et au pire une stagnation. »

Sans lien avec les origines de l’entreprise, éloignés de son histoire et de sa culture initiale, qui ne les intéressent de toute façon pas, ils abusent rapidement de ce pouvoir qui leur est donné. Cet abus prend plusieurs formes: mépris des clients (leurs plaintes sont éludées: l’entreprise marche bien après tout), arrogance, mauvais traitement des « petits » fournisseurs, etc. Mais surtout des habitudes d’establishment. La routine, le management rationnel, les modes opératoires standardisés, la prédictabilité. En pleine croissance, l’entreprise ne prend pas conscience que les petits Gletkin minent rapidement son succès en l’isolant de son écosystème et créent les conditions de son déclin. Dit autrement, le poisson ne pourrit pas que par la tête, et mon entrepreneur a bien raison de consacrer une partie importante de son énergie à conserver la culture entrepreneuriale d’origine.

Sur la question du déclin organisationnel, voir mon article: « La disparition de la capacité créative comme cause du déclin des organisations. » Voir également « Quand ses « talents » empêchent l’entreprise d’innover« .

Article mis à jour juillet 2017. Voir l’article de Jon Evans « How to kill a golden age« .

📬 Si vous avez aimé cet article, n’hésitez pas à vous abonner pour être averti des prochains par mail (“Je m’abonne” en haut à droite sur la page d’accueil). Vous pouvez également me suivre sur linkedIn et sur Twitter.

24 réflexions au sujet de « Innovation: Les « Gletkin », ces carriéristes qui vous tuent de l’intérieur »

  1. Je voudrais compléter ce billet par une réflexion sur la satisfaction d’appartenance à un groupe. Celle-ci en effet dépendrait de la taille du dit-groupe. Je me réfère pour ça à l’article « Before There Was Management » de Mary Poppendieck traduit par Fabrice Aimetti (http://goo.gl/dK9vRR). Ainsi les start-up se trouvent souvent en situation plus favorable de part leur taille de groupe pour avancer en mode chasseur. La croissance « anarchique » des effectifs participe de fait à une dilution de la culture même si elle peut être ralentie par la mise en place et la diffusion d’une vision commune. Mais il est bon de regarder comment le design de l’organisation peut contribuer à préserver cet esprit de groupe avec des équipes de 5 à 8, regroupées en services de 50 eux-même rassemblés en départements de 150. La bipédie et l’esprit de clan acquis au Néandertalien nous collerait-elle toujours à la peau ?

    1. Toujours des réactions intéressantes sur ce fil!

      C’est une des grandes questions que je me pose: Comment garder cet état d’esprit de groupe, de « clan », qui permet tant d’agilité dans le communication, dans l’initiative et donc dans le positionnement, quand on à 100 ou 200 personnes? Je n’ai pour l’instant qu’entendu parler de l’holacratie et me demandais si ça faisait partie des solutions. On pourrait aussi garder limités la taille des équipes et multiplier les lieux (travailler en « studio » et mode client-fournisseur). Mais à ce moment là, au revoir aux économies d’échelle. Bref, une bien grande question (encore une….)

  2. Il est clair que les jeunes diplômés ont majoritairement quittés l’école avec un excès de confiance en soi, due sans doute au diplôme tant attendu, et qui leur a valu des félicitations bien méritées. Ce sentiment peut très vite se développer en contact avec le monde professionnel, avec le décalage plus au moins important entre les connaissances fraîchement acquises (mises à jour) et les méthodes employées à l’entreprise (par des collègues certes un peu éloignés des nouvelles tendances).
    Ceci dit, pour moi, la responsabilité est tout a fait celle des recruteurs, qui avec un peu de bon sens peuvent remédier à ce genre de problème:
    Éviter la « consanguinité », en diversifiant les origines académiques des profils.
    Ne pas hésiter à agrémenter les équipes avec des profils atypiques, qui peuvent s’avèrer efficaces, mais aussi très humbles.
    Donner plus d’importance à la personnalité des candidats, plutôt qu’un « cahier de charges » préétabli.
    Valoriser les candidats qui ont connu un ou plusieurs échecs, et qui ont suffisamment de recul pour en tirer des enseignements.

  3. L’essentiel pour garder le projet d’entreprise prégnant quelle que soit la taille de la société, c’est de piloter l’entreprise par la vision. La vision donne le sens, la cohérence, est la clé de la différenciation et de la création de valeur. Elle est rédigée au tout début par les fondateurs de l’entreprise puis est retravaillée régulièrement par l’ensemble des collaborateurs, pour qu’ils s’en sentent les co-créateurs et les ambassadeurs. Les Gletkin s’auto exclueront ou viendront apporter du neuf en cohérence avec la vision.

  4. C’est important de valoriser, pérenniser, conserver les éléments clés de réussite de la fondation d’une entreprise. Certes l’entreprise, comme un arbre, gagne à rester reliée à ses racines (son histoire) mais a aussi intérêt à rester ouvertes à d’autres « valeurs » qui correspondront bien aux autres phases de son développement. Quelques fois une phase de développement et de structuration confortera un modèle fondateur et quelques fois elle le remettra utilement en question. Tout est question de compétence et de respect des valeurs pour tirer le meilleur parti de la valeur déjà créée. Si de nombreux « Jeunes diplômés, bardés de certitudes et de modèles cartésiens, … persuadés qu’ils apportent de vraies méthodes de gestion » font perdre de la valeur à l’entreprise qu’ils sont censés « mieux » gérés c’est qu’ils sont incompétents ou pas respectueux de la valeur de l’entreprise. C’est vrai qu’on en rencontre beaucoup (je suis formateur en management) mais il n’y a pas de fatalité et l’entrepreneur peut être vigilant sur la culture des nouveaux profils complémentaires. Pas vigilant comme un commissaire politique ni conservateur de LA CULTURE FONDATRICE mais promoteur d’un enrichissement croisé entre les anciens et les nouveaux à propos de leur histoire, leurs valeurs, leurs objectifs et leurs profils. Rien de figé ni de frontal ne permettra à une entreprise de réguler de façon la plus optimale possible ses incontournables étapes de croissances et de maturation. Les « anciens » comme les « nouveaux » auront tous à gagner à se comprendre.
    (Version 2 corrigée par l’auteur)

  5. En droite ligne avec les expériences de Tony Hsieh, de ses premières entreprises jusqu’à Zappos, telles que résumées dans « l’entreprise du bonheur ».
    Tony Hsieh aurait réussi, avec Zappos, à garder l’identité et les valeurs qui l’ont faite naître malgré une croissance assez fulgurante.
    Il reste une question: comment se garder de ce pourrissement par les pieds? Les méthodes actuelles de recrutement sont loin de tester et mettre en avant l’adéquation du candidat aux valeurs et à l’identité de l’entreprise.
    Des pistes?

    1. Merci pour cet excellent exemple. C’est très dur de maintenir cet esprit, cela nécessite une implication de la direction au plus haut niveau. Le pire est de déléguer les RH à des RH si ceux-ci sont déconnectés des opérations.

  6. Pourquoi généraliser et stigmatiser les jeunes diplômes ?!
    Les moins jeunes sont-ils moins arrogants ou bardés de certitudes et de modèles cartésiens ?

      1. Vous avez raison mais d’un autre coté, c’est peut-être parce que pendant le recrutement on a tendance à privilégier uniquement l’école et le diplôme et non le mérite et la connaissance. Le problème n’est pas vraiment les jeunes diplômés (où il y a un taux de chômage élevé) mais la mentalité des recruteurs de lesdites entreprises.

  7. Okay dans un sens mais totalement en désaccord dans l’autre. Imaginer un seul instant que la culture des débuts va (ou peut être même devrait) perdurer avec l’expansion salariale est la première erreur, et pas des moindre, puisque c’est la dessus que se base tout le raisonnement. Combien de startups se perdent juste car elles essaient coûte que coûte de préserver la culture des débuts, alors que la société à depuis changé ontologiquement de statut plusieurs fois ? Parfois c’est les entrepreneurs qui se prennent pour les commissaires politiques et qui dépensent plus d’énergie pour atteindre l’objectif inatteignable d’une ambiance idéale imaginaire et largement fantasmée qui n’existera plus que pour s’assurer du fonctionnement perenne de ce qui est passé du statut de startups à celui de société traditionnelle. Les patrons de startups font souvent cette erreur qui les confine à rester des patrons de startups pendant que les startups se transformeront sous leurs yeux appeurés.

    1. Merci – c’est un argument que j’entends souvent, et quand je vois ce que les boîtes « bien gérées » deviennent, je me dis qu’elle y perdent plus que n’y gagnent. Je ne crois pas du tout que la croissance soit incompatible avec la préservation de la culture d’origine. Mais c’est un défi, et on rationalise souvent ce dédain de la culture initiale, à tort.

      1. Mhhm je suis assez partagée. Regardez Google par exemple et le fameux « Don’t be evil », quand on voit le règne de terreur qu’ils sont en train d’instaurer auprès des entreprises, on peut se poser la question : Ont-ils toujours la même culture d’entreprise qu’à leur début malgré tous leurs efforts ? Je n’ai pas la réponse, mais la question se pose..

Laisser un commentaire