« Ne déjeunez jamais seul » et autres slogans stupides qui tuent l’innovation

Je suis récemment tombé sur l’article d’un consultant en gestion de carrière intitulé « Ne déjeunez jamais seul ». Bon avis en effet: pourquoi perdre du temps à déjeuner seul alors que le déjeuner offre une opportunité de nouer des contacts utiles à sa carrière? Et l’auteur d’ajouter qu’il faut surtout éviter les déjeuners gastronomiques: un sandwich rapidement enfilé, de l’eau, et hop, on networke! Et de préciser que si on enlève les vacances, cela fait tout de même 250 opportunités de rencontrer des gens. 250 personnes nouvelles par an, imaginez!

Ce type d’article est fréquent dans la littérature du management. L’idée sous-jacente est que tout ce qui n’est pas action est inutile. Déjeuner seul est une perte de temps parce quand on est seul, on ne fait rien. Et rien faire c’est mal. Je constate souvent, dans les entretiens de sélection des étudiants, à quel point ceux-ci sont déjà formatés dans cette pensée. En lisant leur CV, on est frappé par la volonté de montrer que tout a un sens, que tout est planifié pour leur réussite professionnelle, que rien n’est gratuit dans leur vie. On arrive à m’expliquer qu’on joue au ping-pong depuis l’âge de 5 ans parce ce que ça permet de développer la concentration et l’agilité. Lorsque je demande à ces candidats parfaitement organisés s’il leur arrive de faire quelque chose juste pour le plaisir, ils me regardent toujours interloqués. J’aurais pu leur demander de se déshabiller, l’effet aurait été le même.

Un futur cadre performant peut-il se permettre de faire quelque chose de gratuit, d’inutile, juste pour le plaisir? On est proche de la faute morale. Or sans même s’attarder sur le jugement de valeur très discutable selon lequel ne rien faire c’est mal (Ô Montaigne), il y a derrière cette pensée un grande naïveté. C’est avoir une vision très mécaniste de la vie: le ping-pong est bon pour l’agilité, donc je fais du ping-pong. C’est cette obsession de l’utilité systématique, de la production objectivement mesurable qui tue nos entreprises. Vous voulez faire l’essai? Ouvrez un journal et lisez-le à 3h de l’après-midi au milieu de votre open space, et attendez les réactions de vos collègues et supérieurs, elles ne tarderont pas. Toutes les recherches sur l’innovation montrent cependant l’importance de temps morts, de réflexions, de calme durant lesquels on se pose des questions, on revisite des décisions prises à la hâte, on change de perspective.

Tous les grands leaders ont systématiquement alterné des phases d’action et des phases de réflexion, et rien n’est plus propice à cela qu’un déjeuner seul, au calme. Même d’un point de vue strictement utilitaire, ne rien faire peut s’avérer extrêmement utile aussi bien pour l’imagination que pour la sagesse. Steve Jobs l’a bien montré lorsqu’il évoque les cours de calligraphie qu’il a pris à l’université. De la calligraphie! Sans rencontrer personne d’utile! Voilà qui effraierait notre networkeur fou! Il conclut: rien n’avait moins de chance d’être utile à l’avenir à ce moment. Dix ans après Jobs s’est servi de ce qu’il avait appris pour créer l’interface graphique du Macintosh.

En outre, l’auteur de l’article ne nous dit pas comment ce networkeur fait pour rencontrer des gens, et encore moins comment il sait qui est utile à rencontrer et qui ne l’est pas. Ça, on ne le sait qu’après. Or on rencontre des gens souvent par hasard, en faisant des choses inutiles. Un entrepreneur me racontait récemment qu’ayant un trou dans son agenda au cours d’une conférence, il est allé se poster dans le hall de l’hôtel pour flâner et prendre un peu de recul sur ses affaires, et qu’il y a fait des rencontres intéressantes. Il flâne d’abord, et éventuellement fait des rencontres. Le risque avec notre networkeur fou qui enchaîne 250 repas sur le pouce est simplement de mourir épuisé prématurément, de n’avoir jamais contribué à rien, de n’avoir noué que des contacts superficiels sans lendemain et d’avoir passé au final sa vie à mal manger avec des inconnus. Ce networkeur est un loser qui n’a rien compris ni à la vie des affaires, ni à la vie elle-même.

Si vous le rencontrez, évitez-le et concentrez-vous sur votre quenelle de brochet aux écrevisses en pensant à vos prochaines vacances. Vous passerez un bon moment, c’est important en soi, et qui sait, vos réflexions seront peut-être utiles l’après-midi, ou dans un an. Ou peut-être jamais.

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24 réflexions au sujet de « « Ne déjeunez jamais seul » et autres slogans stupides qui tuent l’innovation »

  1. Déjeuner seul permet de se concentrer sur ce qu’on mange, de manger plus consciemment, peut-être plus lentement, de mieux assimiler la nourriture, donc de mieux la digérer, donc de faire du bien au corps son équilibre (moins d’acidité, moins de fatigue) et donc à l’esprit, et finalement, peut-être, être plus performant 🙂 Mais que je déteste cette approche : cela permet simplement de bien et mieux vivre 🙂

  2. Merci pour ce nouveau point de vue. Je baigne dans l’écosysteme startup depuis moins d’un an et je le confronte à mes expériences professionnelles passées. Encore étudiante, je peux avancer qu’on est complètement formatté par l’idée qu’il faut être le plus compétitif possible. La peur de la non proactivité et d’être dépassé par la saturation du marché de l’emploi sont notre pain quotidien. C’est un cercle vicieux, les recruteurs pour la plupart s’y prêtent complètement car il y a beaucoup de demande et qu’il faut forcément les meilleurs.
    Je suis arrivée avec l’idée qu’il était plus qu’utile voire même nécesaire de networker surtout quand on veut créer son projet. Aujourd’hui startupper, mon opinion n’a pas changé et j’ai d’autres raisons. Mais pour le coup, j’y prends vraiment du plaisir et c’est ce qui me fait tripper véritablement. Sinon je ne le ferai pas. Et les premiers conseils qu’on nous donne finalement, c’est de faire des breaks et de prendre le temps de la réflexion.

  3. Et oui Philippe !! ne pas déjeuner seul .. !! pour ce qui est des CV et de « l’obligation » de donner du sens !! je suis d’accord !! c’est la raison pour laquelle je choque lorsque j’indique que je suis sophrologue praticien, clown analyste, bientot certifiée « effectuation » et en plus faisant une nouvelle formation de « créateur styliste » .. !! pour autant ça élargit sacrément ma connaissance des différents environnements et approche !! et je m’en sers tous les jours en tant que consultante en créativité, compétences et innovation !! mais ça choque !!

  4. « Dix ans après Jobs s’est servi de ce qu’il avait appris pour créer l’interface graphique du Macintosh. »
    Plutôt
    « Dix ans après Jobs s’est servi de ce qu’il avait appris pour recréer l’interface graphique découverte chez Xerox, pour le Macintosh. »

    1. Ce n’est pas exact. Si vous connaissez l’histoire du Mac (et du Lisa qui l’a précédé en 1982) vous savez qu’il y a eu un énorme travail sur l’interface et sur la souris par rapport au Star de Xerox.

  5. @Betty, je vous retournerais la question : d’où viennent, à votre avis, les « théories » enseignées dans les écoles de management (et autres « grandes » écoles) en France et que l’on applique comme un modèle unique (ou des moutons) dans les grandes entreprises ?

    @Philippe : votre point de vue rejoint finalement celui que nombre de pédiatres et de « psys » rappellent aux parents : laissez vos enfants s’ennuyer de temps en temps, car ce sont ces temps d’inactivité, de vacuité qui permettent aux enfants de développer leur imagination, leur créativité !

    Au passage, je suggère à Philippe le sujet d’un prochain billet : quid des vertus de la sieste en matière d’innovation ? 😉

  6. Bien vu, Philippe. Y a quelques années voire décennies, lors d’un entretien, je n’avais pas hésité à dire mon employeur – qui avait noté un blanc d’un an et demi dans mon CV, que je n’avais pas foutu grand-chose pendant ce laps de temps à part des petits jobs alimentaires et que cette pause involontaire m’avait fait du bien. Heureusement, il était suffisamment ouvert pour apprécier une telle réponse.

  7. J’abonde sur votre article!
    J’avais l’impression d’être un ovni dans mes méthodes et ma vision concernant l’approche à l’activité professionnelle.
    Prendre le temps de se poser et lâcher prise sans rien faire, rdv avec moi-même dans mon calendar, séances de travail « au vert » avec mon équipe, couper les we avec des activités n’ayant surtout rien à voir avec le job, s’arréter un moment sans ne rien planifier à la fin d’un projet afin de se recharcher, etc.

  8. Bien vu, Hubert. Les candidats apprennent vite à répondre “utile”. Je ne sais pas d’où vient l’obsession de l’utilité systématique chez vous les Français, mais elle est cohérente avec une vision linéaire du progrès et l’accent sur le mérite par le travail individuel que j’ai appris aux USA dans ma jeunesse. L’industrie du self-improvement propulse les gourous comme Keith Ferrazzi, auteur de « Never Eat Alone », au rang de star là-bas.
    Dernière remarque : Même si vous avez raison sur le fond, Philippe, les propos dans « Never Eat Alone » sont beaucoup plus nuancés que la remarque sur les 250 personnes ferait croire, et s’adressent à un certain public qui ne fait pas assez attention à l’aspect social des affaires.

  9. Tout objectiver ? N’y a-t-il pas ici un biais qui nous pousse à tout objectiver ? Si les étudiants en sont à objectiver même leurs passe-temps, c’est parce que la compétition a désormais lieux partout. Le ping pong qui développe l’agilité, c’est typique d’une réponse qu’on fait lors d’un entretien d’embauche, c’est typique de l’exercice même du CV qui vise à tout objectiver dans le but de se vendre soi-même. Ca ne veut surtout pas dire que c’est vrai ou pensé une seule seconde. C’est l’exercice qui réclame cela.

    Entièrement d’accord donc sur l’obsession de l’utilité systématique… Mais d’où vient-elle ?

  10. Le simple fait de lire ce livre est la contradiction même du sujet de ce livre …. Les écoles de management éduquent/forment elles ? La question se pose malheureusement.

  11. “Travaillez seul. Vous serez capable de concevoir les produits les plus extraordinaires, les design et les caractéristiques les plus révolutionnaires si vous travaillez par vous-même. Pas en comité, pas en équipe.” Steve Wozniak .
    Il faut aussi faire connaître ce qu’on fait mais je doute effectivement que des relations superficielles avec 250 personnes par an résolvent le problème !

  12. Excellent !
    Je retrouve l’état d’esprit de Pierre-Yves Gomez dans « Le Travail Invisible ».

    Malheureusement, comme vous le dîtes très bien, en la matière, le poids hiérarchique est terrible pour les salariés et ne permet pas de sortir de ce modèle de « l’utilité systématique ».

    Heureusement, pour les entrepreneurs qui parviennent à dépasser la pression sociale, la rencontre « inutile » est souvent source d’opportunités qu’aucune intelligence, aucune planification, n’auraient pu permettre. J’en ai des dizaines d’anecdotes personnelles à ce sujet…

  13. Entièrement d’accord … Prenons du temps ! Attendons aussi les citrons…ils sont si bons !
    Bien à vous…

    Sylvain

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