Parfois, il vaut mieux ne pas faire de stratégie…

Dans mon ouvrage « Constructing Cassandra », nous racontons comment une employée de la CIA a remis en question des années d’analyses scientifiques sur la solidité du régime soviétique simplement en passant une semaine à vivre la vie d’une femme soviétique normale. Il en va de même pour les entreprises: On peut souvent juger de l’état réel d’une entreprise en l’observant sur le terrain, par le petit bout de la lorgnette. Cela permet de relativiser ce qu’en disent par ailleurs les experts et les analystes dans les média et surtout la stratégie affiché de l’entreprise. En voici deux exemples.

Le premier est Carrefour. On le sait, Carrefour ne va pas très bien et vient de changer de PDG après une période particulièrement difficile. Il se trouve que c’est là que je fais mes courses chaque semaine, donc les mésaventures de cette entreprise m’intéressent au-delà simplement de mes raisons professionnelles de chercheur en gestion. C’est pour cela que j’ai déjà évoqué ce sujet, et notamment le flop du concept Planet inauguré en septembre 2010 dans le magasin d’Ecully (voir mon article ici sur Planet). J’avais constaté l’étiolement puis la disparition effective du concept sur le terrain, alors-même que les experts discutaient encore de sa viabilité et j’avais trouvé cela édifiant. Depuis la nomination du nouveau PDG (en avril dernier je crois), juré promis, tout va bien. Sauf que je n’en suis pas convaincu. Là encore je me base simplement sur ma visite hebdomadaire.

Tenez jeudi dernier donc. Le magasin était tout décoré car c’est le 50e anniversaire de Carrefour. Toutes les équipes étaient affairées à préparer des stands, posters et tapis rouges pour fêter l’événement. On nous annonçait même un concours de photo: vous pouviez tenez-vous bien vous faire prendre en photo avec votre bébé et la plus belle photo gagnerait un bon d’achat de 50€. J’étais impressionné par la sophistication du marketing de l’enseigne. Quelle audace! Quelle capacité à miser sur l’intelligence de ses clients! Mais bon, je n’y connais rien en marketing après tout, ça fait peut-être vendre du jambon. Or donc que les équipes s’affairaient à monter le spectacle, je constatais que je ne pouvais pas acheter de lait: le rayon n’avait pas été garni avec le lait que j’achète d’habitude. Je ne pouvais pas, pour la même raison, acheter quelques autres articles relativement basiques, mais essentiels, c’est bien pour cela que je viens chez Carrefour. Si je résume donc: une entreprise va mal et au lieu de faire son travail correctement, elle distrait ses employés dans des opérations de marketing débile dont la plupart de ses clients n’ont que faire. Un échange impromptu avec un employé surmené me confirme que tout le monde a la tête ailleurs que dans les rayons. Que demandent ses clients à Carrefour? De faire son travail: des rayons bien achalandés avec des produits de bonne qualité pas trop cher et pas de queue aux caisses. Voilà, l’épicerie ce n’est pas très compliqué. Nul besoin de plan stratégique, juste bien faire son travail, mais apparemment ce n’est pas si facile que ça. Cela m’a rappelé une expression que nous avions forgée avec mes associés quand nous travaillions pour de grandes entreprises: nous observions souvent que les gens y étaient « trop occupés pour faire leur travail ». Combien y a-t-il d’entreprises dont les employés sont trop occupés pour faire leur travail?

Le deuxième exemple est assez similaire, il concerne une grande entreprise française que je ne nommerai pas. Celle-ci m’a demandé de venir l’aider à réfléchir à sa stratégie pour les années à venir. Là encore l’entreprise va mal. Bousculée par l’arrivée d’un nouveau concurrent qu’elle n’avait pas vu venir (surprise stratégique, ma spécialité), elle ne s’en est toujours pas remise. Bien sûr nous avons parlé stratégie, mais je leur ai également fait observer qu’un petit parcours avec leur service client m’avait révélé un dysfonctionnement majeur (le technicien m’explique que les commerciaux de l’entreprise sont nuls), confirmé par une petite étude sur le Web. J’insiste: un travail sur le terrain qui m’a pris, au plus, trente minutes. La discussion impromptue avec l’équipe a effectivement mis en lumière une organisation sclérosée, compartimentée, rigidifiée par les années de réussite précédentes. Je leur ai donc dit: c’est bien beau de parler de stratégie, mais si vous commenciez d’abord par bien faire votre travail? Beaucoup d’entreprises gagnent bien leur vie simplement en faisant bien leur travail. Pas d’innovation de rupture, pas de grande stratégie, pas de vision, rien de tout ça. Juste faire leur travail. Commencez par ça, les clients vous en seront reconnaissants, et vous aurez déjà, pour reprendre une notion de stratégie, un avantage concurrentiel majeur.

12 réflexions au sujet de « Parfois, il vaut mieux ne pas faire de stratégie… »

  1. Je souscris totalement au constat de la confusion qui est faite entre activités, occupation et travail qui revient à ne pas se poser la question de ce(ux) qui crée de la valeur ou la performance. Je vous engage à élargir cette réflexion bien au delà des entreprises pour voir comment ce mal ronge des administrations(même régaliennes). C’est une maladie qui affecte plus particulièrement les organisations de grande taille sans distinction de nature publique ou privée. Est-ce un mal français ou plus général, je ne sais…

  2. Excellent. J’apprecie touours ce genre d’article tellement simple qu’il est en fait subversif ! Ne pas faire de strategie est un bon slogan ! Pour ceux qui veulent absolument parler de strategie dans leur organisation, vous pouvez aussi qualifier cela de strategie de focalisation sur le coeur de metier, ca fait tres bien quand c’est dit comme ca !

  3. Bonsoir,

    achalandé, ça veut dire « pourvu en chalands », donc en clients. Cela n’a rien à voir avec le nombre de références en rayon. Je suis désespéré de voir ce contresens encombrer les articles. Impardonnable de la part d’un professionnel.
    Cordialement,

    1. Dont acte, merci pour votre vigilance et surtout votre ton bienveillant. J’espère que ce n’est pas la seule chose que vous retiendrez de l’article, mais ça sera déjà pas mal.
      Bien à vous
      PhS (je signe, moi)

  4. Bonjour,
    Je partage totalement cet article que je crois volontiers provocateur et caricatural, car sans cela, les réactions sont inexistantes.
    Lorsque j’observe mon entreprise je retrouve les mêmes carences, de grands débats sur la stratégie avec de grands plans à 5 ans alors qu’une simple visite dans l’atelier illustre un mal bien plus profond. C’est donc bien stratégie ET corrections des dysfonctionnements majeurs, l’un ne va pas sans l’autre et surtout, la meilleure des stratégies sans les actions de base n’atteindra jamais son but.

  5. Bonjour,
    je suis tout a fait d’accord avec votre article, bien qu’il ne faille pas généraliser, il me semble cependant que cet « effet de coloration séquentiel permanent » manque de sens. Le manque d’expérience client est là dès plus parlant. Toute chose étant égale par ailleurs, on oublie encore une fois l’essentiel, ce que viens juste faire là le client.

  6. Bonjour,

    Je trouve votre article particulièrement reducteur… Comme vous le dites vous voyez les choses « par le petit bout de la lorgnette », et vous ne pouvez pas en tirez des enseignements mais que des généralités (curieux pour un professeur)!

    Si vous creusez un peu il s’agit moins d’une remise en cause d’une stratégie que, par exemple, d’un modèle économique. En effet, les Hypers Carrefour ne sont pas gérés comme des PME et bénéficient de mécaniques promotionnelles puissantes et massives car ils font partie d’un groupe intégré qui le permet.

    A Écully, beaucoup ne viennent certainement pas chercher la bonne affaire mais le lait bio qu’on prend par habitude. En revanche, tous les consommateurs ne se ressemblent pas… Et beaucoup sont très sensibles aux belles promotions que Carrefour a mis en place pour son 50eme anniversaire !

    J’ai du mal a voir le lien entre la stratégie de Carrefour et un rayon mal tenu. Intermarché gagne régulièrement des parts de marchés : celui à coté de chez moi n’a pas de crème a bronzé l’été ! Il a juste l’avantage d’être a coté. Plus une question de format que de « stratégie ».

    Le raccourci entre une bouteille de lait et la stratégie d’un groupe est facile. Ne tirez pas trop vite sur l’ambulance. Je ne travaille pas chez Carrefour, et je suis sur que sont plus féroce concurrent ne se permettrait pas d’écrire un tel article.

    1. Bonjour
      Vous avez raison mais ce raccourci est précisément mon propos: j’estime que ces dysfonctionnements sont des symptômes d’un problème plus profond. Et ce que je peux connaître de Carrefour (je n’ai pas d’information ‘privée’) ainsi que des échanges avec les employés me confirment dans cette analyse.
      PhS.

      1. Je comprends l’intention et l’illustration… D’accord pour dire que la satisfaction client doit être au coeur des valeurs des entreprises et donc de leurs projets de transformation. Pas seulement dans la grande distribution d’ailleurs : le thème est omniprésent dans beaucoup de stratégies d’entreprise.

        Seulement Carrefour a des millions de consommateurs très différents. Certains qui ne sont pas dans les CSP + comme vous et moi sont très sensibles aux promotions que vous semblez dévaloriser complètement. Coté offre, les dirigeants se sont fixés comme défi de faire une révolution culturelle (précisément sur le retour aux bases du commerce, dont fait partie la promo) au sein du premier employeur privé de France… Difficile d’y arriver en 3 mois! George Plassat s’est d’ailleurs fixé 3 ans il me semble.

        Différents modèles économiques ont le vent en poupe à différentes periodes. Il sera intéressant de voir comment les différents types d’enseignes s’adaptent a l’avènement du m-commerce.

        Sachez aussi que la croissance récente des enseignes indépendantes est tirée en grosse partie par le Drive. Modèle pour l’instant peu ou pas rentable. Bien sur, les adhérents Leclerc (millionnaires) peuvent encaisser plus facilement le coup (ou le coût) que les actionnaires Carrefour!

        Bref. Sans être aussi véhément qu’hier… Je maintiens pour ma part que si il est pertinent de résumer le commerce a une bouteille de lait, il est trop facile de mettre au pilori l’enseigne qui va mal (ou moins bien que les autres). Il y a d’autres rayons vides ailleurs, et pour de bien diverses raisons.

  7. Pour qu’une entreprise face bien son travail il faut que tout un chacun puisse faire bien le sien propre. Or des qu’une structure hierarchique a plus de deux niveaux, c’est foutu. Ceux qui font reellement le travail savent de quoi ils ont besoin, et surtout COMMENT bien faire le travail. Et bien ces vrais travailleurs ne sont pas ecoutes, la hierarchie sait toujours mieux qu’eux comment faire bien le travail et en plus ils doivent rendre des comptes sur des resultats fait de la mauvaise maniere qui leur est imposee.

  8. Bel article dont je partage le contenu dans ses grandes lignes, … avec une réserve. Pour la direction de l’entreprise, la gouvernance et le management des hommes sont plus complexes. Ce n’est pas « bien faire le travail » ou « stratégie », c’est bien faire le travail … et stratégie, ce n’est pas vision ou stratégie … c’est vision et stratégie, avec de la cohérence entre ces différents sujets, tout en sachant faire simple et lisible pour tous les acteurs. En quelques mots : approche systémique, intelligence collective, maïeutique, co-construction, émergence, …
    Cdlt.

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