Les grandes écoles de commerce et le dogme de la recherche: Ne pas se tromper de question

Un article récent de EducPros écrit par Jean-Claude Lewandowski évoquait les questions que se posent certaines écoles de commerce quant à la pertinence d’un modèle de plus en plus orienté vers la recherche. La FNEGE repose la question dans son rapport en 2017. Je me suis déjà fait l’écho des limites du modèle actuel dans un article précédent. Mais il me semble qu’il ne faut pas poser le débat en termes de recherche/non recherche, car tout établissement supérieur devrait faire une forme de recherche, mais plutôt se demander quelle recherche on veut.

Il n’est pas nouveau que le monde des écoles de commerce s’interroge sur son modèle. L’orientation vers la recherche, et en particulier la recherche scientifique, date des années 60 et du rapport de la Ford Foundation qui avait dénoncé la pauvreté intellectuelle de l’enseignement de gestion de l’époque, essentiellement constitué de bonne histoires et de techniques et dispensé par des praticiens en fin de carrière. Ce rapport avait été très écouté car la Ford Foundation était l’une des plus importantes organisations de financement, à une époque où le privé prenait peu à peu la place du public. Depuis, les écoles de commerce ont sérieusement renforcé leur recherche et placé celle-ci au cœur de leur stratégie tant et si bien qu’elle devient le principal critère de recrutement et de promotion. C’est cette situation qui est régulièrement dénoncée, car cette mise en avant de la recherche entraîne nécessairement un passage de la pédagogie au second plan. Un bon papier devient plus important pour la carrière d’un chercheur qu’un bon enseignement.

Toutefois, il ne faut pas se tromper de problème. Le diagnostic initial de la Ford Foundation était exact: une école de commerce, si elle veut être plus que simplement une école d’enseignement technique avec des matières telles que la comptabilité de base ou le secrétariat, doit nécessairement faire de la recherche. C’est d’ailleurs une nécessité pour tout enseignement supérieur qui doit à la fois produire et enseigner le savoir. La question n’est donc pas à poser en termes de recherche ou non recherche: tout enseignant devrait également être un chercheur comme tout chercheur devrait enseigner; il n’est pas de bon enseignant qui ne théorise son savoir et l’alimente par une recherche permanente comme il n’est pas de bon chercheur qui ne confronte son savoir à ceux qui l’utilisent. La question doit plutôt être posée en termes de quelle recherche on veut. Trop souvent la recherche menée dans les écoles est abstraite, basée sur des modèles très éloignés de la réalité, et ou la (soi-disante) rigueur scientifique est plus importance que la pertinence. En ce sens, la recherche en management moderne est menacée du même syndrome que la scolastique à la fin du moyen-âge: une éblouissante puissance intellectuelle consacrée à ne rien produire d’intéressant, ni en théorie, ni en pratique.

Quelle recherche veut-on donc? La réponse est à donner en termes de diversité. Il faut qu’une partie de la recherche continue à être théorique. Il arrive souvent qu’une recherche dont tout le monde pense qu’elle ne sert à rien devienne très utile de manière inattendue. La rigueur « scientifique » a également son utilité lorsqu’elle réussit, à la Popper, à infirmer des croyances bien établie. Mais elle doit être accompagnée d’une recherche plus empirique, axée sur le terrain, vouée à réponse à la demande sociale au sens large. A quoi servirait une recherche qui ne s’intéresserait pas aux problèmes que rencontra la société dans laquelle elle se développe, société qui, accessoirement, la finance en grande partie? Il faut que cette recherche soit reconnue, y compris au sein des écoles dans la constitutions des carrières.

A cette aune, les réflexions en cours dans plusieurs grandes écoles sur la création d’un corps professoral différencié, un chercheur, un enseignant, vont exactement à l’opposé de ce qu’il faudrait faire. Recréer un CNRS fermé dans sa tour d’ivoire et complété d’une armée de praticiens serait la pire des choses. Prendre soin de constituer des facultés diverses, composées de théoriciens et de chercheurs ‘intégrateurs’, faisant le lien, dans les deux sens, entre théorie et pratique, permettrait aux écoles, dans le contexte actuel, de constituer un avantage concurrentiel sur le long terme. Sauront-elles le faire? On peut hélas en douter tant les pressions à se conformer à la norme dominante sont fortes, même si de plus en plus de gens s’accordent à penser que cette norme conduit les écoles dans le mur. L’histoire est pleine d’institutions qui, au sommet de leur art, n’ont pas vu qu’elles étaient devenues inutiles socialement, et qui ont péri en conséquence, sans personne pour les regretter.

Voir mon article sur la grande rupture qui menace les écoles de commerce. Sur l’évolution des écoles de commerce suite aux rapports de la Ford Foundation et de la Carnegie Foundation, voir mon article « La transformation sociale des écoles de commerce américaines« .

Juillet 2017: Voir le rapport de la FNEGE qui s’interroge sur la limite du tout-recherche mais continue de poser le débat en termes de recherche/pas recherche ici.

22 réflexions au sujet de « Les grandes écoles de commerce et le dogme de la recherche: Ne pas se tromper de question »

  1. Le but premier de la recherche, et le modèle « teacher-scholar » importé d’Amérique, ont été dévoyés par les écoles de commerce de rang médiocre (celles en-dehors du top 10), qui demandent aux enseignants-chercheurs d’enseigner dans un domaine qui ne correspond pas à leur recherche – et dans lequel ils ne peuvent même pas se targuer d’être praticiens. Exemple : un enseignant qui fait de la recherche dans le Marketing Digital, et à qui son pôle demandera d’enseigner un cours de Marketing Opérationnel… voire de Négo. Dans ce cas très (trop) commun, les élèves se retrouvent donc face à un enseignant qui ne s’y connaît guère plus qu’eux, et le louable modèle selon lequel l’enseignant-chercheur partage avec ses apprenants les toutes dernières découvertes de la spécialité enseignée se retrouve le bec dans l’eau. Dans l’enseignement du commerce, tout se débloquera lorsqu’un entrepreneur de renom (Niel ou un autre) créera un 42 pour l’enseignement de la gestion. Le système actuel tombera alors comme un jeu de dominos… Reparlons-en dans 5 ans.
    Zeil (auteur de la BD « Sup de Cons »)

    1. Il est effectivement extrêmement rare d’enseigner dans son domaine de spécialité. Plus vous êtes spécialisé, moins vous avez de gens à qui enseigner.
      Mais je ne suis pas sûr que tout s’effondrera comme vous le prédisez: 42 marche parce que c’est un enseignement technique, directement utilisable et facilement mesurable. Ce que vendent les écoles de commerce, même les médiocres, c’est du prestige, c’est du « ici c’est pas la fac ». Et ça, ça marchera encore longtemps hélas.

  2. Très bon billet, qui a mon avis s’applique à tous les établissements d’enseignement supérieur en France. Même les universités sont sur ce modèle…

    Il est normal que la France ait des têtes de ponts comme HEC ou l’ESSEC. Mais, comme vous le dites si bien, toutes les écoles ne peuvent être sur ce modèle. De même pour les universités. Il est normal pour la France d’avoir Orsay ou Paris 6, mais toutes les universités de province ne doivent pas faire la course aux classements.

    La plus value des « petites » écoles/universités est bien plus de faire progresser leurs étudiants, de les élever, de leur apporter des compétences qui leur seront utiles pour trouver un métier et s’insérer dans la société. Une plus value qui ne passe pas par des « publications », mais par un travail pédagogique adapté, souvent personnalisé, à plein temps.

    Malheureusement, à l’heure actuelle, l’enseignant qui s’investit pour ses étudiant sacrifie sa carrière…

  3. La place de la recherche au sein des écoles de management doit pas prendre la place au détriment de l’enseignement. Au contraire, je pense qu’un chercheur peut-être un très bon enseignant. Un ajustement, un équilibre peut-être trouvé . Merci encore pour cet article très intéressant. Cordialement.

  4. Je partage votre analyse Philippe, sur la nature de l’enseignement supérieur et sur l’importance de prendre le recul de la théorisation tout en gardant l’oeil sur les préoccupations sociétales. En revanche je serais moins pessimiste que vous sur la capacité des écoles à mener ce type de recherche et à gérer des corps professoraux divers mais progressant dans l’interaction. Certaines le font déjà, et tous n’ont pas fait le choix de scinder leur corps professoral en deux, encourageant les liens et la collaboration entre des profs plutôt chercheurs, des profs plutôt pédagogues et des profs plutôt proches des entreprises. Et ce type de recherche et de collaboration est tout fait valorisé par des accréditations de type AACSB…

    1. Merci Sophie. Encore une fois, c’est précisément la distinction entre prof chercheurs et profs pédagogues que je regrette. Dans l’enseignement supérieur, selon moi, tout prof devrait être chercheur car nous devons être à l’avant de la création de savoir, et qu’à mon sens on n’enseigne pas bien si l’on ne cherche pas, et vice versa. L’exigence de recherche est donc justifiée, mais la distinction doit donc se faire sur la nature de la recherche. Certains seront plus dans l’abstrait et le quantitatif, c’est utile, d’autres dans l’appliqué et le synthétique.

  5. la question soulevée est directement liée au pouvoir et à la puissance des normes EQUIS, FCSB et compagnie, qui poussent les écoles à faire parfois n’importe quoi d’un point de vue pédagogique, juste pour monter dans les classements. C’est peut-être là aussi qu’il faudra réfléchir.

    1. D’accord, mais à ce moment-là, que répondez-vous à Philippe qui nous rappelle que les écoles qui ne jouent pas le jeu des classements signent leur arrêt de mort plus ou moins rapidement?

  6. Oui, les extrêmes résolvent rarement les problèmes, ils font partie du problème. Je me demande si le problème n’est pas aussi dans les mentalités. Les chercheurs en management visent souvent à mettre la théorie au service des praticiens en observant et en intervenant sur le terrain, mais comment est-ce que les praticiens peuvent s’en rendre compte, tant que le monde académique leur semble loin de leurs préoccupations? Le rapprochement entre les 2 mondes n’est pas pour demain.

  7. Hi, Philippe.
    Je trouve votre analyse pertinente, comme d’habitude, mais je suis surprise de vous voir vous contenter de la conclusion que les institutions risquent fort de continuer à « céder aux pressions à se conformer à des normes dominantes ». C’est vrai, d’accord, mais l’intérêt de votre propos est qu’il nous incite à identifier les paramètres sur lesquels les institutions peuvent agir pour que la pédagogie et la recherche alliant la théorie à la pratique soient plus reconnues. Sachant par exemple qu’à l’origine de ces pressions dominantes, il y a le système des classements internationaux qui ignorent la qualité pédagogique et privilégient la recherche fondamentale sur le modèle des sciences « dures », ne devrait-on pas encourager une réflexion au niveau international sur des critères propres aux écoles de commerce basés sur l’innovation et la qualité pédagogie ainsi que sur la recherche interdisciplinaire et qualitative?

    1. Ah désolé de vous décevoir mais je suis assez pessimiste sur la capacité des institutions à évoluer tant qu’une crise majeure ne les frappera pas. Sortir des classements est quasi impossible, c’est l’assurance d’une mort immédiate sans avantage tangible avant longtemps. Mais y rester est l’assurance d’une mort lente. Je crois en revanche possible l’émergence de certaines écoles de second niveau qui se décideront à faire le saut. Ce sont elles qui gagneront.

      1. Sur les classements et l’initiative de Xavier Niel, l’évolution annoncée du classement de l’Etudiant est d’ailleurs intéressante. Pour ce que j’en ai compris, le classement en lui-même disparaît, à la faveur d’un outil en ligne qui permettra aux candidats d’identifier la meilleure école pour eux. La question est : quelle place la recherche occupera-t-elle dans cet outil ? Et comment sera-t-elle prise en compte ? (critères, pondération, etc.). Si l’on rejoint les analyses de Philippe et de Christophe Bénavent, ou des autres commentateurs ici (Jean-Pierre Nioche, Betty Beeler), alors le manque d’opérationnalisation de la recherche peut favoriser des écoles qui n’en feraient pas mais qui seraient uniquement axées sur des savoirs purement actionnables (cf 42, pour boucler l’argument). Pour autant, ce sont deux extrêmes dont je pense qu’une combinaison serait plus pertinente, à la fois pour les écoles, les profs ou les étudiants. Choc de cultures (d’où la difficulté potentielle à gérer plusieurs profils de chercheurs), mais considérable enrichissement mutuel pour quiconque souhaiterait en bénéficier ! 🙂

  8. Bonjour,
    je vous invite à regarder les résultats du projet prestence (ANR) qui traite en partie de ce phénomène (un des domaines étudié est la gestion).

  9. Tout à fait d’accord avec ton analyse, Philippe. Mais faire cohabiter harmonieusement les différents profils d’enseignants-chercheurs dans une communauté enseignante est d’une grande difficulté.

    Loïc pointe un besoin criant : nous manquons d’analyse de cas d’écoles ayant réussi à échapper aux déterminismes du secteur. Pourtant il y a de nombreuses possibilités de diversification, et pas seulement le low cost : métiers, secteurs, style pégagogique, aire géographique, etc.

    1. Merci Jean-Pierre – Je ne vois pas pourquoi ce serait difficile mais je peux le concevoir. Je partage également l’analyse du manque de cas. Christensen en mentionne quelques-uns. Je crois profondément qu’il y a une attente chez les étudiants, et chez les entreprises, pour créer quelque chose de différent. 42, l’école de Xavier Niel, en est un exemple.

  10. Merci Philippe à nouveau pour cet article. Je vous rejoins pleinement sur la totalité. La création de deux « corps » au sein des écoles est, à mon avis, une erreur énorme : 1°) elle voudra vite dire (c’est d’ailleurs déjà le cas…) que les enseignants sont des personnes qui ne savent pas / ne peuvent pas / ne veulent pas faire de recherche; 2°) que les chercheurs ne peuvent pas / doivent pas / savent pas enseigner, notamment car ils sont trop coupés des réalités. Ce qui paraît à certains comme un deal gagnant/gagnant à court terme (trop court terme…), car ils vont pouvoir se focaliser sur ce qui les intéresse, menace considérablement nos institutions, et notre capacité à avoir un impact sur la société. Je me permettrai de relier votre papier au post de Chirstophe Bénavent, sur une thématique similaire même le combat (sur ce billet du moins) est différent : http://christophe.benavent.free.fr/?p=815.
    Au passage, je ne saurais que trop vous recommander la lecture du cycle de Fondation d’Isaac Asimov (les 3 premiers tomes, les deux suivants n’étant pas du même calibre), qui apporte je pense des réponses à ces interrogations. Un peu effrayantes, d’ailleurs… Mais tout à fait pertinentes et envisageables au regard de la situation actuelle.
    Dernière chose : connaissez-vous des papiers dans la littérature qui se seraient attaqués à une lecture de notre environnement selon des logiques conventionnalistes ou néo-instit? Et d’autres qui expliquent comment sortir de ces logiques – avec des cas concrets de réussite ?

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