Comment les entrepreneurs résolvent l’incertitude par la co-création

L’incertitude est l’absence d’information objective sur un marché (ou un environnement en général). Cela est du au fait qu’on est face à un événement inédit et que l’information n’existe pas. Comment les entrepreneurs résolvent-ils cette incertitude à la quelle ils sont confrontés? De façon surprenante, par la co-création avec d’autres… qui n’en savent pas plus qu’eux sur l’avenir. Alors, comment ça marche?

Commençons par rappeler ce que nous entendons pas incertitude, en nous appuyant pour cela sur les travaux de l’économiste Frank Knight. Utilisant le vocabulaire de la probabilité, Knight oppose les situations de risque en général, où il est possible de calculer ou d’estimer la probabilité que tel ou tel événement survienne, à celles d’incertitude ou aucun calcul n’est possible. La raison est que l’incertitude est liée à des événement uniques, sans précédent véritable, comme l’invention d’Internet ou la crise de 2008.

L’entrepreneur est celui qui se trouve confronté à une situation d’incertitude – typiquement un nouveau marché qui n’a jamais existé auparavant – et qui donc ne peut calculer de probabilité. La caractéristique essentielle d’un environnement incertain est l’isotropie, un terme introduit par le philosophe Jerry Fodor, ce qui signifie simplement que soit il n’y a pas d’information, soit l’entrepreneur n’a aucun critère pour décider laquelle est pertinente et laquelle ne l’est pas. Aucun « calcul » n’est donc possible.

On voit bien le problème: comment et sur quels critères décider quelle action entreprendre face à cela si tout se vaut? En effet, les modèles de prise de décision sont habituellement basés sur une hypothèse de rationalité objective selon laquelle le décideur dispose de toute l’information nécessaire pour prendre sa décision, ce qui en situation d’incertitude n’est évidemment pas possible. Par manque « objectif » d’information, on souligne bien que le problème n’est pas que l’entrepreneur n’arrive pas à obtenir cette information, mais bien que celle-ci n’existe pas.

Il faut donc opérer deux changements. Le premier est de passer d’une logique de décision par le calcul, impossible en incertitude car l’information est soit inexistante, soit isotrope, à une logique de décision par le jugement et l’hypothèse.

Le second changement consiste à passer de critères objectifs de pertinence de l’information choisie à des critères subjectifs, ou plus exactement intersubjectifs. En substance, l’entrepreneur se dit « Puisqu’il n’existe aucun critère objectif pour choisir telle information plutôt que telle autre, je vais me mettre d’accord avec quelqu’un d’autre et nous déciderons ensemble quoi choisir. » Car après-tout, trouver quelqu’un qui est d’accord pour avancer sur la base d’un hypothèse commune est suffisant; nul besoin d’autre chose.

En pratique, qu’est-ce que cela signifie? Un exemple typique consiste, plutôt qu’à essayer de prédire ce que deviendra tel ou tel marché (approche objective), à se mettre d’accord avec un client pour créer ensemble un produit. L’incertitude entre l’entrepreneur et le client disparaît alors totalement, puisque l’entrepreneur travaille sur la base d’un cahier des charges et que le client passe une commande sur la base de ce cahier des charges. En dehors de cette relation, l’incertitude persiste, mais elle ne compte plus. C’est pour cela qu’on parle de relation intersubjective: c’est subjectif, c’est à dire choisi par nous, entre deux parties qui contractent volontairement. Le client devient une partie prenante au projet entrepreneurial par son engagement dans le processus de co-création. On notera bien que l’engagement du client ici est absolument fondamental au processus et qu’il se traduit par la fourniture de ressources à l’entrepreneur (argent, temps, mise à disposition d’experts, etc). Il ne s’agit pas juste pour ce client de dire « Allez-y j’aime bien ce que vous faites », ce qui n’aurait pas grande valeur, mais de dire: je crois à ce que vous faites, j’en ai besoin, et donc je vais vous aider à le faire car nous y gagnons tous les deux.

Cette dimension intersubjective explique pourquoi, face à l’incertitude, l’entrepreneur aura intérêt à investir non pas dans une étude de marché ou une réflexion en chambre poussée, mais dans la constitution d’un réseau croissant de parties prenantes qui s’engagent en fournissant des ressources. Chaque fois que l’entrepreneur établit un lien avec l’une d’entre-elles, il supprime l’incertitude dans l’espace créé par cette relation. Peu à peu, nouvelle relation après nouvelle relation, l’incertitude est évacuée d’un espace de taille croissante. L’espace ainsi défini, au sein duquel l’incertitude n’existe plus, évolue ainsi et se transforme progressivement en un marché nouveau.

On le voit, la résolution de l’incertitude par l’entrepreneur n’est pas une opération cognitive, une sorte d’opération de calcul ou d’analyse, voire de vision. La résolution de l’incertitude est au contraire une opération de transformation de l’environnement. Résolution et transformation sont inséparables, et cette transformation est un processus intrinsèquement social au sens où elle ne se développe qu’en créant des liens avec d’autres acteurs parties prenantes au processus. Travailler avec des parties prenantes – clients, partenaires, fournisseurs, investisseurs, employés – n’est pas seulement utile pour l’entrepreneur, mais c’est fondamental pour ce qui est le cœur de son activité: la création d’une institution nouvelle, le marché et de son entreprise.

Pour en savoir plus sur l’Effectuation, lire mon article « Effectuation: comment les entrepreneurs pensent et agissent… vraiment« .

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8 réflexions au sujet de « Comment les entrepreneurs résolvent l’incertitude par la co-création »

  1. Bonjour Philippe,

    Merci pour cet article très intéressant qui en dit un peu plus que le conseil de mon professeur : « prémunissez-vous contre les évènements imprévisibles en gonflant vos fonds propres ».
    Pourriez-vous me conseiller un ouvrage (ou plusieurs) sur le comportement à adopter/ les éléments en considérer en contexte isotropique ? (je prends peut-être un peu de liberté avec la forme adjectivale)
    Merci !

  2. Hi, Philippe. On voit que l’effectuation est basée sur un état d’esprit qui bouscule notre vision excessivement rationnelle – voire linéaire – de la stratégie. Par contre, n’y a-t-il pas un danger de tomber dans l’autre excès en privilégiant trop exclusivement les démarches incrémentales de l’effectuation, chacune valable en soi mais de plus en plus influencée par une confiance en ses parties prenantes et l’acceptation d’un montant de pertes pas toujours évident à évaluer? Il me semble qu’en fonction de son expérience, son tempérament, ses expertises, et ses ressources, l’entrepreneur doit savoir jongler entre l’effectuation et le recours à l’examen rationnel de la situation. Qu’en pensez-vous?

    1. Bonjour
      C’est un bon argument. Je ne pense pas que l’effectuation ne soit pas rationnelle, c’est une rationalité différente (au sens de Raymond Boudon: ceux qui le font ont une bonne raison de le faire). Une chose est sûre, certains entrepreneurs sont très à l’aise avec, et d’autres sont plus à l’aise avec une démarche causale. Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise approche, mais l’effectuation marche quand même probablement mieux en incertitude… à approfondir…
      merci!

      1. Merci pour cette appréciation Philippe. Je pense qu’effectivement, tout est affaire de « dosage ». Personnellement, l’effectuation est une démarche qui permet de garder les pieds sur terre, ce qui est essentiel quand on s’aventure dans les terres de l’innovation. Toutefois, une approche causale basée sur des actions très court terme (« dans une semaine on boucle le contrat, et voici ce que l’on doit faire pour réaliser les étapes ») se combine très bien avec l’effectuation.
        Ce qui est formidable avec l’effectuation, c’est sa capacité d’absorber la causation. La réciproque est évidemment impossible…………
        Francois

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