Le nouvel esprit de la sociologie, à propos de l’ouvrage d’Eve Chiapello et Luc Boltanski

Il y a des ouvrages dont on aborde la lecture avec gourmandise car on s’attend à ce qu’ils modifient au moins partie votre vision du monde. Le « Nouvel esprit du capitalisme », l’ouvrage d’Ève Chiapello et Luc Boltanski paru il y a déjà quelques années mais que je viens seulement d’avoir le courage de lire, n’est malheureusement pas de ceux-là. Si l’ouvrage ne nous apprend pas grand-chose de l’esprit du capitalisme que Fernand Braudel n’avait écrit, il nous apprend en revanche beaucoup sur l’esprit de la sociologie française.

Le livre trouve son origine dans ce que les auteurs nous indiquent avoir perçu comme un paradoxe: la bonne santé du capitalisme (c’était avant la crise de 2008) coexiste avec la misère du monde. Cette hypothèse d’accroissement de la misère coexistant avec la bonne santé du capitalisme constitue la toile de fond de l’ouvrage. Elle est étonnante: Les 600 millions de chinois et les dizaines de millions d’Européens de l’Est tirés d’une pauvreté abjecte par l’introduction d’un système capitaliste dans leurs pays sont purement passés sous silence. Les faits n’intéressent simplement pas nos auteurs, tout entiers plongés dans un exercice purement livresque, où leur vision du monde se construit par la lecture des travaux de leurs collègues sociologues

L’ouvrage est ambitieux, sans aucun doute: Après le capitalisme marchand et le capitalisme industriel, les auteurs nous voient à l’aube d’un nouveau capitalisme, celui d’une société de projets bâtie sur les connexions d’un réseau mondial, ce qu’ils appellent nouveau capitalisme de connexion. La question qui se pose, dès lors, pour nos auteurs, est de déterminer quel est le mécanisme d’exploitation dans un tel capitalisme – car voyez-vous, nos sociologues posent comme axiome qu’un système capitaliste ne peut fonctionner que s’il y a exploitation. S’ils se défendent d’être marxistes (horreur!), permettez au moins qu’on les appelle post-marxistes ou quelque chose d’approchant, tout pénétrés qu’ils sont de schémas d’analyse et d’interprétation du grand Karl. Le capitalisme est exploitation, donc dans toute nouvelle forme de capitalisme, il faut déterminer la forme d’exploitation.

A partir de là, les auteurs se lancent dans un exercice fort difficile dont ils ne se tirent que grâce à une maestria rhétorique dont leurs prédécesseurs marxistes auraient été fiers. Dans un premier temps, ils observent que le problème majeur du nouveau capitalisme n’est plus l’inégalité, car les classes disparaissent, mais l’exclusion. Cette exclusion se traduit par une déconnexion progressive des individus les plus faibles du grand réseau mondial. C’est évidemment un problème dans un système dont on estime qu’il repose sur la connexion. Comment établir qu’il y a exploitation? Tenez-vous bien: En affirmant que la déconnexion de certains est la condition sine qua non de la mobilité des autres. Aucun exemple, aucune donnée empirique ne viennent soutenir cette affirmation. Nous sommes dans la rhétorique pure, car au mieux il y a simultanéité entre d’une part une exclusion indéniable de certains et d’autre part une mondialisation d’autres. Mais la simultanéité ne signifie nullement causalité, sauf en sociologie marxienne sans doute. C’est à ce moment que le lecteur se perd dans un flot de pages de rhétorique  dont le style tranche bizarrement avec le reste de l’ouvrage, et qui rappelle en cela les passages en force rhétoriques des ouvrages marxistes qui m’ont toujours frappé: quand Karl se sent faiblard sur un point, il bombarde le lecteur avec un verbiage incompréhensible pour passer en force.

Mais là n’est pas tout. En effet, la connexion capitaliste, ce n’est pas nouveau. Le capitalisme a toujours été basé sur le réseau, puisque l’échange – individuel, localisé ou mondialisé-  est à la base même du système: pas de capitalisme sans connexion. Or tout repose sur cette hypothèse. L’essai de catégorisation par les auteurs entre les mailleurs (qui développent et utilisent le réseau pour le bien commun) et les faiseurs (qui le développent et l’utilisent pour leur intérêt personnel, donc forcément égoïste) est intéressant, mais quelle en est la validité et quel en sont les fondements? On est dans la caricature, et la description de chacun des profils le confirme, avec les poncifs les plus éculés basés sur des jugements de valeur discutables. On n’échappe d’ailleurs naturellement pas à l’amalgame classique « poursuite de l’intérêt personnel = égoïsme », au mépris de définitions qui auraient été bienvenues si elles avaient simplement été maîtrisées par les auteurs, ce qui ne semble pas être le cas. La notion d’intérêt général, ce totem moderne central dans l’argumentation de l’ouvrage, semble tellement évidente qu’elle n’est jamais définie.

Le livre surprend également sur le plan de la méthode. Tout d’abord, sa prétention universaliste (« L’esprit du capitalisme ») est rapidement démentie: il s’agit en fait surtout de capitalisme français. D’ailleurs, en réalité, l’ouvrage ne s’intéresse pas tant à l’esprit du capitalisme qu’à la critique de celui-ci. Le fameux esprit n’y est donc abordé qu’incidemment (quoique vu la longueur de l’ouvrage, cela fait quand même un paquet de pages). Ensuite, c’est l’utilisation des textes de référence par les auteurs qui surprend. Ces derniers ont choisi d’étudier la littérature managériale de l’époque (années 90) pour analyser ce fameux esprit du capitalisme. L’hypothèse est ainsi que la littérature managériale est le reflet de l’esprit du capitalisme. C’est pour le moins une hypothèse hardie: Cette littérature est avant tout un produit, et elle obéit donc à des lois qui l’éloignent fortement d’une objectivité intellectuelle. Elle est beaucoup plus le reflet de ce que pensent et attendent certains managers, et de ce qu’ils lisent, qu’elle n’est le reflet de l’esprit du capitalisme. Il ne s’agit pas d’un point anodin: c’est un peu comme si on analysait les mœurs du XXe siècle en lisant uniquement des romans policiers. Ce choix méthodologique, dans les faits, biaise complètement l’analyse des auteurs, qui peuvent apparaître dès lors comme bien naïfs, ou pire, malhonnêtes. Et ce d’autant que le corpus des textes étudiés est lui-même étrange. Il n’est pas du tout représentatif de la littérature managériale telle que, par exemple, suggérée à des étudiants d’école de commerce, même à l’époque de l’écriture de l’ouvrage (j’en sais quelque chose, c’est précisément l’époque où j’ai fait mon MBA). Sans compter que  l’importance exagérée donnée à certains ouvrages obscurs ou mineurs affaiblit la démonstration. Là encore pour reprendre notre comparaison, cela revient à comprendre la pensée française en analysant les ouvrages de Guillaume Musso.

De toutes ces lectures étranges et sorties d’on ne sait où, les auteurs tirent argument pour prouver que la richesse des uns passe forcément par l’exploitation des autres. Mais c’est circulaire, car c’était bien évidemment une de leurs prémisses. Leur vision de l’économie comme un jeu à somme nulle est finalement assez classique pour des auteurs marxistes – oh pardon, marxiens- qui essaient, depuis deux siècles, de montrer que nous sommes de plus en plus pauvres, faisant fi des faits les plus évidents et les plus têtus.

Il y a certainement quelques passage intéressants, comme par exemple celui où les auteurs montrent comment les fameuses lois Auroux ont plutôt tourné à l’avantage des entreprises en affaiblissant les syndicats, mais la compréhension et l’intelligence de l’analyse des auteurs reste au niveau tactique-une bribe par-ci, une bribe par-là. Au final, si les deux auteurs ont beaucoup lu sur le capitalisme, et s’ils en ont compris beaucoup d’aspects, il n’en ont pas compris l’esprit, et sont passés totalement à côté de la question.

Cet ouvrage en dit finalement plus long sur l’esprit de la sociologie, en particulier française, qui reste imprégnée d’une hostilité fondamentale envers le capitalisme. En soi, cette hostilité est parfaitement légitime. Ce qui ne l’est pas en revanche, c’est qu’elle soit basée sur une telle incompréhension de son objet d’étude. Ce que Braudel avait saisi en un petit livre magique de 120 pages (la dynamique du capitalisme), les deux auteurs ne peuvent le retranscrire malgré leur 700 pages sans compter les annexes. Il y a une forme d’incompréhension encyclopédique qui laisse pantois, et on finit par lire cet ouvrage plus pour essayer de comprendre ceux qui l’ont écrit que ce qu’ils écrivent.

Note: J’avais initialement utilisé le terme de ‘marxien’ au lieu de post-marxiste, mais un message érudit de mon Ami François D. m’a indiqué que Marxien avait un sens particulier. Merci à lui.

6 réflexions au sujet de « Le nouvel esprit de la sociologie, à propos de l’ouvrage d’Eve Chiapello et Luc Boltanski »

  1. Bonjour,
    Je suis en désaccord avec une grande partie de votre analyse.
    D’abord, le capitalisme, que l’on soit marxiste ou pas, est un mode de production basé sur l’exploitation. Sinon comment expliqué que nous n’ayons toujours pas éradiqué la pauvreté avec ces 200 ans de capitalisme.
    Maintenant revenons sur nos auteurs que vous considérez si malhonnête de se pencher sur un pays occidental plutôt que de parler de la planète entière dans leur analyse sur Le nouvel esprit du capitalisme. Pourquoi ne pas parler de la Chine et des pays de l’est qui sont tout récemment industrialisés? Parce que des recherches sur l’industrialisation, nous en avons à la tonne. Ce que Boltanski et Chiapello essaient de mettre en évidence en se concentrant sur la France, c’est l’apparition d’un détachement entre deux entités que l’on retrouvait avant chez la même personne. Le directeur d’usine qui s’occupait d’accumuler la plus-value ET de gérer son entreprise est maintenant divisé entre deux corps indépendants. Il est vrai, comme vous le dites, que le réseau et la connectivité a toujours existé pour contribuer au capitalisme. Le point soulevé par nos auteurs n’est pas là (ils le reconnaissent aussi), il est plutôt dans l’aspect de la création d’une élite organisationnelle qui se détache du capital. Nos auteurs ne sont pas stupide, ils ne font que constater que le rapport de propriété et les moyens de production se sont dissociés pour la première fois depuis l’apparition du capitalisme.
    Passer par les textes managériales pour expliquer ce phénomène est en effet très intéressant car c’est par ce moyen qu’il est possible d’aller chercher la violence symbolique qui a permis la dislocation de ces deux entités au sein de la production.
    Et pour terminer, nos auteurs ne sont pas marxiste. Leur analyse n’a rien de marxiste si ce n’est que leur historicité des deux dernières formes d’exploitation. Ils sont beaucoup plus weberien avec leur analyse par idéaltypes. Si vous voulez lire quelque chose de marxiste, je vous suggère de lire Éric Pinault, mais comme vous avez eu de la difficulté à comprendre Le Capital de Marx, il vous sera tout aussi compliqué de comprendre l’analyse d’un marché par rapport à l’humanité.

    1. Merci, je me suis bien amusé à vous lire. Ecrire que « le rapport de propriété et les moyens de production se sont dissociés pour la première fois depuis l’apparition du capitalisme. » fallait quand-même oser. Cette séparation existe depuis le capitalisme.

  2. Cher Cedric, je ne sais pas trop ce qu`est un raccourci a courte vue mais je sais comme tout le monde que l’on spécule sur les céréales depuis le XV ieme siècle et que le nombre d’enfants qui meurent de faim recule (sources FAO , GHI …). Les faits sont têtus et vous devriez vous y intéresser, vous constateriez également qu’environ 60 millions de chinois accèdent à la classe moyenne chaque année tandis que la politique de Mao avait causé une famine effroyable faisant des millions de morts en quelques années (36 millions en 4 ans selon Yang Jisheng).

    1. Mr Fleurat (personnellement je n’abuse pas du « cher’, même par ironie), je ne suis pas plus maoïste qu’adorateur du capitalisme (deux systèmes qui visent tout à deux à produire plus). J’ai vérifié ce que la FAO pense de la famine dans le monde, je cite : « Dans ce monde aux possibilités techniques et économiques sans précédent, il nous paraît totalement inacceptable que plus de 100 millions d’enfants de moins de cinq ans souffrent d’insuffisance pondérale, et donc dans l’incapacité de réaliser pleinement leur potentiel humain et socio-économique, et que la malnutrition infantile soit, chaque année, une cause de décès pour plus de 2,5 millions d’enfants ». Vous voyez la différence avec les siècles précédents ? La globalisation….
      60 millions de chinois accèdent à la classe moyenne, soit. Sont-ils plus heureux pour autant ? Vous ne voyez pas la dégradation des fleuves, de l’air, ces mêmes chinois qui ne mangent plus de viande par peur d’ingérer de la mélanine ? A qui cela profite-t-il in fine ?
      Quant à invoquer les faits (lesquels au demeurant ?), c’est insuffisant : il faudrait fournir une analyse.
      Je reste croire comme Mr Rahnema que les « pauvres » ont des capacités, une « puissance », qu’on leur retire à l’entrée dans le capitalisme, pour risquer ensuite la misère financière qui leur ôte absolument tout.

  3. lisez http://mots.extraits.free.fr/interview_majid_rahnema.htm, cela évite de faire des raccourcis de courte vue comme « 600 millions d’individus sortis de leur pauvreté grâce à l’introduction du système capitalisme ». Et les millions d’autres humains laissés pour compte ? Les exclus des sociétés occidentales si brillamment « développées », qui tombent dans la misère ? Est-ce que le nombre d’enfants qui meurent de faim dans le monde chaque jour régresse depuis que le capitalisme est mondialisé et que l’on peut spéculer sur les céréales ?

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