Makers – La révolution de l’impression 3D et la seconde mort de Descartes

L’impression 3D et la révolution qu’elle représente n’en finissent pas de susciter des réflexions – Même Le Monde en parle, c’est dire. Mais si on a tendance en général à se focaliser sur « la fabrication à la portée de tous » – qui a indéniablement une portée révolutionnaire, il y a un aspect également très important qui a trait au travail et à sa place dans la société. La révolution de l’impression 3D est la seconde mort de Descartes, voici pourquoi.

Je fais ici référence au dernier ouvrage de mon collègue et ami Pierre-Yves Gomez, « Le travail invisible ». Selon lui, la création de valeur due au travail se fait au travers de trois dimensions: la dimension subjective (la réalisation de soi dans le travail), la dimension objective (ce qui est produit par le travail) et la dimension collective (aucun travailleur n’existe et ne crée seul).  La tendance de ces dernières années a été de nier de plus en plus des dimensions subjectives et collectives, pour ne plus se concentrer que sur la seule dimension objective, que l’on essaie de mesurer de plus en plus scientifiquement, avec des travers qu’évoque longuement Pierre-Yves. On est bien dans une conception cartésienne du travail avec d’un côté des penseurs (le management), et de l’autre ceux qui mettent en oeuvre et fabriquent, avec plus rien entre les deux, une conception très cartésienne et séparation entre l’esprit (supérieur) et le corps (inférieur), dans laquelle l’action n’est nullement source de création, simplement d’exécution. J’ai évoqué dans un billet précédent d’où venait, selon moi, cette tendance. Mais comment la modifier? C’est ici qu’intervient l’impression 3D.

Pour ceux qui auraient vécu sur Mars ces derniers mois, l’impression 3D (ou plus exactement fabrication additive) est une technique permettant de fabriquer des objets par déposition d’une couche de matière, un peu comme une imprimante à jet d’encre (d’où le nom). Le développement accéléré de cette technologie fait qu’il est possible de fabriquer un nombre croissant d’objets en un nombre croissant de matières, et l’abaissement du coût des imprimantes les met à disposition du plus grand nombre (certaines sont disponibles à partir de 400$). De là naît un mouvement, aux Etats-Unis d’abord mais qui se développe désormais dans le reste du monde, celui des « Makers », littéralement des fabriqueurs, qui voit des amateurs se consacrer à la conception et à la fabrication d’objets comme hobby. Certains le font tellement sérieusement qu’ils finissent par commercialiser ce qu’ils fabriquent, et l’on voit désormais se recréer des sites industriels dans des domaines depuis longtemps abandonnés aux Etats-Unis, contribuant ainsi à sa réindustrialisation (Ce qui faisait récemment dire à un de mes amis qu’Arnaud Montebourg ferait plus pour la réindustrialisation française en subventionnant des imprimantes 3D qu’en nationalisant Florange, mais ceci est sans doute une autre histoire, quoique).

Naturellement, tout ceci est étroitement connecté avec Internet: des communautés de makers émergent sur le Web et co-créent (en open source) des objets aussi divers que des tasses de café ou des drones. Se développent également des « makers Faire », sortes de foires où les makers se rencontrent, échangent et, bien sûr, fabriquent. En aval, Internet sert également à vendre ces objets dans le monde entier. Ce que l’impression 3D, l’open source et Internet combinés rendent possible, c’est la conception et la fabrication en petite série rentables.

On le voit, le mouvement des makers remet en avant deux des dimensions du travail: la dimension subjective – le plaisir de faire – et la dimension collective – le plaisir de faire ensemble. C’est bien la seconde mort de Descartes, la pensée et l’action, individuelle et collective, se rejoignent, et l’action est à nouveau source de nouveauté et de création (le lien avec l’entrepreneuriat est ici évident). Que cela reste ensuite au niveau du hobby, ou que cela se traduise ensuite par une activité commerciale, c’est sans doute là le véritable aspect révolutionnaire du mouvement des makers et la technologie d’impression 3D sur laquelle il s’appuie. Pour revenir à l’ouvrage de Pierre-Yves, la grande entreprise, par son obsession de la performance et de la mesure, a étouffé les deux dimensions subjective et collective du travail. Plutôt que de se demander comment elle pourra les rétablir, peut-être suffit-il d’observer que d’autres formes de production et de création de valeur sont déjà en train de le faire sans elles. L’impact prévisible de cette substitution est difficile à anticiper, mais il semble assez évident que si un nouveau monde se construit sans ces grandes entreprises, elles ne tarderont pas à en sentir les effets.

Voir mon premier article sur l’ouvrage de Pierre-Yves Gomez ici: Le travail invisible ou l’économie victime du dogme positiviste. Pour en savoir plus sur Le travail invisible. L’impact économique et sociétal de l’impression 3D est encore souvent sous-estimé. Voir à ce sujet mon article « La sous-estimation initiale des innovations de rupture, une erreur classique – à propos de l’impression 3D. »

15 réflexions au sujet de « Makers – La révolution de l’impression 3D et la seconde mort de Descartes »

  1. Comme pour toutes les technologies de ruptures celle ci ne fera pas exception et enntrainera forcément avec elle son lot d’invonévients. La propriété intellectuelle est en une (bien que Fabuliona est en train de mettre des DRM sur l’impression 3D) et les matériaux qui sont pour la plupart issus de dérivé de pétrôle… en sont une autre. Bref on a pas fini d’en parler et de polémiquer…

  2. Article très intéressant! J’ai notamment pu y découvrir les 3 dimensions de la valeur travail. Je vous rejoins également sur cet extrait dans lequel je retrouve des éléments que j’ai utilisé en trame de fond dans mon dernier billet (http://lucide.me/2013/10/28/generation-y-ou-generation-e-grecque/):
    « La grande entreprise, par son obsession de la performance et de la mesure, a étouffé les deux dimensions subjective et collective du travail. Plutôt que de se demander comment elle pourra les rétablir, peut-être suffit-il d’observer que d’autres formes de production et de création de valeur sont déjà en train de le faire sans elles. L’impact prévisible de cette substitution est difficile à anticiper, mais il semble assez évident que si un nouveau monde se construit sans ces grandes entreprises, elles ne tarderont pas à en sentir les effets ».
    Merci en tous les cas d’avoir pris la plume pour écrire ce riche article !

  3. L’impression 3D permet de gagner beaucoup de temps dans la conception de nouveaux produits et nous nous en sommes largement servis mais il faut regarder cette techno comme un complément des technologies existantes et non comme un remplacement. Pour ma part ce serait une erreur d’appréciation sur les possibilités technico-économiques de cette techno. Je voudrais faire un parallèle, en 1986 on découvre la supraconductivité haute température 77K et les études étaient euphoriques sur le devenir de cette techno, aujourd’hui force est de constater que l’on n’a pas remplacé le bon fil de cuivre malgré des caractéristiques largement supérieures mais avec une faiblesse importante qui nécessite l’emploi de cryogénie.
    Un autre parallèle, les nanotubes de carbone avaient un facteur 100 (rapport résistance/ masse par rapport au fil d’acier et tous les articles scientifiques nous relataient l’avènement d’une fibre exceptionnelle mais on oubliait de dire que c’était un matériau discontinu et que les caractéristiques meca étaient pour un nanotube de carbone mono feuillet pur de longueur quelques microns, et la difficulté se trouve dans la réalisation d’un produit macro de longueur continu.
    Dans toute technologie il faut regarder l’ensemble des caractéristiques et l’impression 3D aura un marché de croissance mais ce serait une erreur de croire qu’elle est universelle et il ne faudrait pas tomber dans une naïve euphorie due à une méconnaissance des enjeux techniques.

    1. Merci-Vous avez tout à fait raison. Ce ne sont d’ailleurs pas que des considérations techniques. Par exemple, l’impression 3D n’est rentable que pour les petites séries. Il faut effectivement considérer TOUS les paramètres, aussi bien techniques qu’économiques. Dans certains cas, la nouvelle technologie remplace totalement l’ancienne (photo numérique par exemple), tandis que dans d’autres, elle se fait une place à côté (four à micro-ondes et four traditionnel, par exemple).

  4. La différence c’est que les écrits se diffusent sous forme numérique. On ne peut pas nier qu’il y a une certaine diffusion « d’écrits par chacun » sur internet.
    Pour les objets,sans concrétisation on ne peut rien faire. Même s’il y a un marché des objets virtuels (parait il 3 Milliards d’€) en lien avec les jeux et « produits » à la chaine en Chine d’ailleurs,
    Pour moi, c’est un outil de plus pour les bricoleurs/créateurs, on verra bien ce que les gens en feront . Il est vraisemblable que les prévisions faites aujourd’hui seront fausses.

  5. Dans des temps immémoriaux fut inventée l’imprimante… la normale… la 2D. A n’en pas douter une innovation de rupture puisque chacun allait pouvoir communiquer et valoriser ses propres écrits…
    Bref, je pense que vous voyez où je veux en venir.
    Quand à la rentabilité des petites séries … ?
    J’avoue que l’imprimante 3D me laisse assez perplexe… du moins pour l’instant.

    1. Il serait bien simpliste de prétendre que les imprimantes 3D vont remplacer les hauts fourneaux en faisant la même chose différemment et ce n’est pas la façon dont je lis cet article. La fabrication additive permet d’envisager des compositions différentes des chaînes de valeurs. Et il n’y a aucune raison pour que ces nouvelles compositions intègrent les éléments les plus « lourds » des chaînes qu’elles vont remplacer (les hautes fourneaux dans ce cas). La fabrication additive ne va donc pas remplacer les hauts fourneaux mais les rendre inutiles, même si il est encore trop tôt pour être certains de la nature exact du remplaçant.
      Quel drôle de manie a l’esprit humain de conforter ses refus d’envisager la mort de systèmes sur le seul fait que le remplaçant de ce système n’est pas encore établi.

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