Sun Tzu: les limites d’un penseur militaire pour la stratégie

Le stratège chinois Sun Tzu est devenu une référence obligatoire de la littérature managériale. D’une manière générale, comme je l’avais déjà évoqué dans un billet précédent, les références militaires sont souvent malvenues dans le management, car aussi bête que cela paraisse, et contrairement à ce que l’on entend à longueur de journée, surtout en France, le commerce ce n’est pas la guerre. On n’y tue personne et on doit intéresser l’autre partie à l’échange volontaire, avec un enrichissement mutuel.

Plus profondément, le spécialiste de stratégie Edward Luttwak montre les limites de la pensée de Sun Tzu lorsqu’il observe que le stratège chinois a formé sa pensée lors de guerres ayant opposé différentes factions chinoises. Comme dans l’Italie de la Renaissance, c’étaient essentiellement des guerres civiles, menées entre acteurs partageant une même culture et faisant partie de la même civilisation, les Han. Le résultat était l’alternance brutale de périodes de conflits et de coopération et l’utilisation de manipulations et de ruses car l’animosité ethnique et raciale ne s’accumulait pas entre les chinois. On était entre soi.

Lorsqu’on entre dans le domaine des relations interculturelles, il en va tout autrement, et Luttwak attribue à la lecture de Sun Tzu ce qu’il appelle l’autisme stratégique des chinois, c’est à dire leur incapacité à se mettre à la place de leur adversaire pour en comprendre les motivations. Cela a trois conséquences:

Dans la tradition de la pensée de Sun Tzu, les chinois supposent un pragmatisme sans limite de la part des autres peuples et l’absence de mémoire des mauvais coups. Or un incident se traduit souvent par un changement d’appréciation à long terme, comme l’ont montré récemment les relations entre la Chine et l’Inde.

Les officiels chinois ont également tendance à penser que des querelles peuvent se résoudre en provoquant délibérément des crises afin de forcer des négociations, alors que très souvent ces crises ne font qu’aggraver les choses. On le voit avec le conflit sur les îles Diaoyu-Senkaku qui entraînent le réarmement du japon et le rapprochement des États-Unis de plusieurs pays du sud-est asiatique. Selon Luttwak, en attirant l’attention sur ce qui est en jeu, les crises augmentent sa valeur perçue, rendant ainsi d’autant moins probables les concessions qui permettraient de parvenir à un accord.

Enfin, l’influence de Sun Tzu entraîne une foi exagérée dans la valeur de la tromperie, ainsi que des stratagèmes et de la surprise qu’elle permet. Si l’assassinat et les formes d’action secrète ont toujours joué un rôle relativement mineur dans la pensée stratégique occidentale, ce n’est pas le cas dans la littérature chinoise. Une attaque surprise de Taiwan pour pousser les États-Unis à la négociation est ainsi parfaitement envisageable et il est possible que les leçons de l’attaque de Pearl Harbour, et du désastre qui en a suivi pour son perpétrateur japonais, n’aient pas été tirées par les chinois.

En résumé, on évitera de citer Sun Tzu dans des écrits managériaux, a fortiori si on ne l’a pas lu, ce qui est hélas très souvent le cas, et on n’oubliera pas le contexte très particulier dans lequel il écrivait pour s’inspirer de sa pensée, afin de bien en comprendre les limites.

L’ouvrage de Edward Luttwak: La montée en puissance de la Chine et la logique de la stratégie. Voir également une vidéo où Luttwak parle de l’autisme stratégique chinois. Mon billet sur Pourquoi l’économie ce n’est pas la guerre.

16 réflexions au sujet de « Sun Tzu: les limites d’un penseur militaire pour la stratégie »

  1. Limiter la stratégie chinoise à Sun Zi, c’est dire que la gastronomie française s’est arrêtée à Vatel… le livre des stratagèmes est très intéressant, par exemple
    Mais le propos de votre texte n’est il pas un recadrage? Faut il voir le commerce comme la coopération entre deux entités cherchant un bénéfice commun ? surement
    Cela exclue t il que chacune de ces entités soit en « conflit » plus ou moins larvé avec des concurrents directs ou indirects, sur des produits, des marchés, voir des textes normatifs?
    Je ne le crois pas.
    Dans cette perspective, la stratégie militaire, de par ce qu’elle enseigne, a encore de belles heures devant elle vu l’absence de culture (en générale, et stratégique en particulier) des décideurs qu’il m’arrive de rencontrer.
    Passons un instant sur sun zi : pas toujours bien traduit, souvent mal compris, il eu le mérite d’amener des gens à penser hors du cadre habituel ce qui, dans un monde bien formaté, est déjà un énorme avantage.
    La guerre est l’aboutissement de la diplomatie parait il. Sans elle , sans le risque qu’elle incarne, quel intérêt à la négociation entre des parties divergentes?

  2. Perso j’ai lue « l’art de la guerre » et j’en suis resté perplexe…

    (lire la suite avec un accent asiatique)
    « attaque ton ennemi là où il est faible et évite le là où il est fort »
    « lorsque l’ennemi passe à gué attends que la moitié de son armée soit passée et attaque »
    etc…

    tout le livre est comme ça -_- » , j’ai envie de dire « Captain Obvious to the rescue ! »

  3. Très bel article – comme toujours.
    Une minuscule remarque, conséquence n°3 :
    « Enfin, l’influence de Sun Tzu entraîne une foi exagérée » (sans le s à « foi »).

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