Le travail invisible ou l’économie victime du dogme positiviste

Le nouveau livre de Pierre-Yves Gomez, « Le travail invisible – Enquête sur une disparition » s’intéresse à un phénomène important, la disparition du travail. Par cela, il entend la dérive selon laquelle les entreprises ne sont plus gérées qu’au travers d’abstractions comme les ratios et les tableaux d’indicateurs. Ce faisant, elles se coupent des sources de la création de valeur et s’épuisent dans une course sans fin.

En effet, la source de création de valeur réside dans le travail et celui-ci a trois dimensions: la dimension subjective (la réalisation de soi dans le travail), la dimension objective (ce qui est produit par le travail) et la dimension collective (aucun travailleur n’existe et ne crée seul). La tendance lourde a été de nier de plus en plus des dimensions subjectives et collectives, pour ne plus se concentrer que sur la dimension objective, que l’on essaie de mesurer de plus en plus objectivement. On ne voit plus dans le travail que les indicateurs qui y sont associés: quantité produite, temps passé, etc. et on ne gère plus le travail qu’au travers de ces indicateurs. En substance, on ne gère que par ce qui est mesurable, alors que précisément, le plus important est souvent non mesurable. Or les dimensions subjective et collectives, mal mesurables, sont fondamentales pour la création de valeur, et pour le fonctionnement du système dans son ensemble: à moins de ne voir le travail que comme un mal nécessaire, permettant de se consacrer à d’autres tâches comme la peinture ou la pêche, celui-ci est l’une des sources principales de la réalisation de soi, ce qui peut donner un sens à toute une vie, si modeste le travail en question puisse paraître. Selon Pierre-Yves Gomez, ce n’est qu’en retrouvant pleinement les dimensions subjectives et collectives que les entreprises pourront repartir de l’avant.

Mais alors d’où vient cette focalisation sur la dimension objective du travail? Selon Pierre-Yves Gomez, elle résulte de la financiarisation du système, dans lequel les entreprises vont de plus en plus chercher leur financement auprès d’institutions n’ayant aucun intérêt à la nature de leur activité, mais seulement dans leur capacité à produire du rendement. Cela parce que ces institutions financières sont elles-mêmes financées par des travailleurs qui y placent leurs économies dans l’attente d’un rendement sans risque. Tout cela produit finalement une société de rente, au rendement décroissant. Cette société de rente alimente une oligarchie politico-financière qui se replie sur elle-même et exploite les producteurs de richesse. Le plus étonnant est que les travailleurs, qui sont les premières victimes de cette course au rendement, sont également, via leurs investissements, les premiers bénéficiaires de ces rendements. D’où le cercle vicieux. Les inquiétudes pour l’avenir dues au chômage incitent à économiser plus, et à exiger plus de rendement de ces placements.

Si l’analyse de l’ouvrage est intéressante, elle ne semble cependant pas remonter aux sources. trois points permettent d’en illustrer les limites.

Premièrement, la question de l’innovation: j’enseigne que l’obsession de la mesure empêche l’innovation, car celle-ci est nécessairement non mesurable et commence souvent par un « gaspillage ». Plus les entreprises sont gérées « scientifiquement », moins elles sont capables d’innover (les cadres passent de 30 à 45% de leur temps à rendre compte de leur travail). Or Pierre-Yves Gomez écrit que le système actuel, en exigeant toujours plus de rentabilité mesurable, force à une fuite en avant d’innovation, et d’obsolescence forcée. Paradoxe?

Deuxièmement, sur l’origine de la financiarisation. Celle-ci a à mon sens deux origines. La première, très bien expliquée dans l’ouvrage, résulte d’une évolution dans le financement des entreprises, qui en se démocratisant amène des investisseurs rentiers. C’est un point fondamental. La seconde, que l’auteur n’aborde pas, mais qui pour moi est la vraie cause, est ce besoin de mesurer. D’où vient-il? A mon sens il résulte de l’adoption d’un paradigme positiviste dans les sciences humaines. Si l’on mesure, c’est aussi parce que la pensée managériale, polluée par le positivisme (naïf, comme chacun le sait) des penseurs du management a contaminé les manageurs qui l’ont trouvé bien pratique. Les coupables sont donc au moins autant Platon, Descartes et Auguste Comte et leur orgueil scientiste, que les fonds de pension qui au fond, appliquent leur pensée sans le savoir. La combinaison de la démocratisation et de cet orgueil scientiste est létale, dans l’économie comme ailleurs.

Troisièmement, sur la société libérale. C’est la grande ambiguïté de l’ouvrage. Le libéralisme en est un peu le fantôme, on y revient toujours comme point d’ancrage sans jamais le définir ni se positionner par rapport à lui. Cette obsession destructrice de la mesure est-elle inhérente au système libéral? Rien n’est moins sûr. Car si la vraie cause de la disparition du travail est le positivisme naïf, alors cette cause est antérieure (au sens logique du terme) à la question du modèle économique et social dominant. J’en veux pour preuve que l’URSS, comme cela est fort justement observé dans le livre, a elle aussi été victime du même syndrome scientiste. Le positivisme naïf a miné l’URSS, comme il mine désormais les sociétés libérales. De manière intéressante, j’observe dans mon livre à venir sur la CIA que cette organisation a été victime du même syndrome (n’observer que ce qui est mesurable), et là encore il ne s’agit pas d’une organisation à but lucratif. Les solutions que Pierre-Yves Gomez esquisse vers la fin du livre vont d’ailleurs dans le sens d’une remise en question épistémologique qui me semble être la seule approche.

Cette question de fond du libéralisme est d’autant plus importante que ce qui est a priori intéressant dans l’innovation, outre sa capacité à améliorer le lot commun, est précisément sa capacité à remettre en question la rente et à miner l’oligarchie actuelle. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’oligarchie rentière est la cible principale des attaques des auteurs libéraux (voir par exemple la distinction que font Ayn Rand ou Frédéric Bastiat entre capitalisme entrepreneurial et capitalisme de copinage). L’existence d’une oligarchie est donc une dérive du système libéral, mais elle n’en est pas une propriété intrinsèque car d’autres systèmes dérivent également vers l’oligarchie (là encore l’URSS ou la Chine actuelle sont des exemples typiques). D’où la nécessité de comprendre comment cette dérive survient dans un système libéral. J’arguerais qu’elle le fait lorsque le politique l’emporte sur l’économique, et en particulier en situation de crise, qui affaiblit l’économique et renforce le politique. L’oligarchie se développe également aussi parce qu’il est plus facile de renforcer l’oligarchie (gains immédiats pour certains, pertes diffuses pour tous) que de l’affaiblir (pertes immédiates pour certains, gains diffus pour tous).

Il y a là matière à prolonger les pistes ouvertes par l’ouvrage de Pierre-Yves Gomez qu’au final on lira avec intérêt et qui éclaire sur une évolution profonde et inquiétante de notre société.

Pour en savoir plus sur Le travail invisible.

15 réflexions au sujet de « Le travail invisible ou l’économie victime du dogme positiviste »

  1. Bonjour,

    Merci pour cette revue d’un ouvrage que je n’ai pas lu. Je me permets cependant quelques observations.

    Je ne suis pas certain que l’approche scientifique ou positiviste soit en opposition avec une approche innovante. Ce qui se passe au niveau des géants du web (Facebook, Twitter, Google) d’une manière générale ou avec l’approche Lean Start-up en particulier montre que l’on peut complètement inclure une approche scientifique à l’élaboration de produits ou services innovants. La clef est de s’appuyer sur des données client ce qu’internet permet de faire à une échelle et avec une rapidité vertigineuses.

    Par ailleurs Toyota est une entreprise profondément positiviste et adepte de l’approche scientifique : cela ne l’empêche pas d’être particulièrement innovante et audacieuse dans ses processus d’innovation.

    Pour conclure, je vous invite à lire « L’éloge du carburateur » de Matthew Crawford qui propose une réflexion elle aussi passionante sur la perte de sens du travail au 21ème siècle (cf la revue sur mon blog http://thehypertextual.com/2010/11/17/eloge-du-carburateur/) Plutôt que le positivisme, l’auteur voit davantage la taille démesurée des grandes organisations, les différentes strates managériales, l’absence de confrontation au réel, et la perte de vue du client comme raisons principales de cette perte de sens du travail. Sa perspective est d’autant plus fascinante qu’il est lui-même philosophe, ancien consultant au sein de lobbys de Washington et réparateur de motos.

  2. J’ai aussi lu avec intérêt le livre de Gomez. Voici quelques commentaires qui reprennent point par point les critiques que Philippe en a tirés.

    1. Le premier point relève un paradoxe du livre mais c’est en réalité un paradoxe (de plus) du libéralisme : bien qu’il étouffe employés et créativité sous le poids de la mesure, il parvient à être créateur et innovant. L’hypercompétition – liée à la course pour capter les ventes et les capitaux – pousse à innover pour ne pas être laissé sur place par les concurrents, pour conserver ses parts de marché ou simplement pour survivre. Avec des budgets de R&D colossaux, des armées de scientifiques, de marketers, d’intrapreneurs et autres esprits potentiellement créateurs, il n’est pas étonnant que la mesure « ne fasse pas le poids » contre cette intelligence collective. L’innovation accélère donc parallèlement à l’abstraction du travail sur les écrans LCD des ordinateurs des managers, des administrateurs et des investisseurs.

    2. Dans son deuxième point, Philipe explique la financiarisation par l’adoption d’un paradigme positiviste dans les sciences humaines. Ainsi, Platon et Comte seraient la vraie cause de la financiarisation. Néanmoins, le positivisme est une approche épistémologique, non une anthropologie ni une philosophie sociale. Et pourquoi resurgirait-il soudainement dans les années 70 ? Ainsi, je soutiendrais que le scientisme est plutôt un moyen pour arriver à des fins : collectivistes pour l’URSS, individualistes pour le néolibéralisme. Le système des retraites par capitalisation a donc donné naissance à un marché financier gigantesque dès qu’on a voulu financer individuellement les retraites par des fonds de placements. C’est ensuite que l’on a voulu tout mesurer et rationaliser, pour assurer un revenu aux petits rentiers. Je pense que vous faites fausse route en accusant une attitude positiviste comme responsable de la financiarisation ; elle a plus contribué à la création de ces pratiques managériales rationnalisant tout qu’à leur installation. Bien sûr, on n’a pas attendu les années 70 pour rationaliser et fixer des objectifs et c’est bien ce qui fait la force productrice du libéralisme. Mais les objectifs et les récompenses se sont accentués et individualisés de manière drastique depuis ces années, d’où la thèse de Gomez d’un désengagement des travailleurs et d’une perte durable de création de valeur.

    3. Enfin, Philippe critique l’absence de définition dans le livre de Gomez d’un libéralisme qu’il critiquerait de manière ambigüe. Pourtant, l’auteur ne semble faire aucun procès à ce concept abstrait. Au contraire, il inscrit son analyse dans les faits et tente d’expliquer les évolutions bien réelles du financement des entreprises et de ses conséquences sur le travail dans ses trois dimensions (objective, subjective et collective). En conséquence, il ne se demande pas si l’oligarchie rentière est une excroissance du libéralisme. Il explique son avènement en montrant qu’elle s’appuie sur la brumisation du capital : des millions de petits rentiers, le cauchemar de Marx. Le libéralisme est-il un système anti-oligarchique comme vous l’affirmez ? C’est un autre débat, plus abstrait et plus idéologique que le livre de Gomez.

  3. J’aimerais faire une observation sur un point particulier. Vous écrivez: « Plus les entreprises sont gérées « scientifiquement », moins elles sont capables d’innover (les cadres passent de 30 à 45% de leur temps à rendre compte de leur travail) »
    Ce serait probablement vrai sur le principe, mais je crois que les entreprises dites innovatrices (Apple, Google…) ne traitent justement pas de la même façon les deux questions. Elles ont une “base installéé“ dont les responsables sont gérés de manière dite “scientifique“ (fixation d’objectifs, vérification permanente…) et des cellules d’innovation totalement fermées, mises au secret, qui travaillent en “loge“ et selon des modalités totalement différentes.
    Par contre il est vrai qu’elles sont plus faciles à imiter sur le premier axe que sur le second 🙂

  4. Désolé, j’ai encore toutes les chances d’être considéré hors sujet, et pourtant, cela me semble la toile de fond…

    La mise à distance de ce qui construit vraiment passe par la haine du REligare (ainsi que l’exprime aussi la République laïque). On ne retiens alors que le lien (tel la relation mère-enfant) et l’on évacue le sur-lien, ce qui re-lie (le père qui est passé par là 9 mois avant pour assurer la fécondation, voir donc par exemple comment les pères sont écartés par les JAF)…

    C’est là un travail invisible qui passe à la trappe dans cette modernité qui n’exprime en fait qu’une régression, un retour à l’état pastoral, état pré-historique, mise en place d’un monde matriarcal pour lequel ne compte que l’instant, évacuation de l’histoire qui permet un futur.

    Pour s’approprier le fruit sans remord, le pasteur-cueilleur doit nier le rôle d’un éventuel producteur, d’un père… et par là même donc le travail ici dit invisible. Ainsi le labour du tout premier agriculteur est ignoré par le pasteur qui laisse son troupeau manger le blé en herbe.

    Face au lien, notre modernité préfère opposer la liberté, et surtout pas un sur-lien (autrefois perçu physique mais ductile -ce que l’or, argent et le mercure étaient censés incarner-), contre-pied de l’évidence.

    On peut aussi dire que l’on ne retiens que ce qui est proche, écartant de ce fait la relation plus ou moins lointaine (le père 9 mois avant, le laboureur…)… Exit donc ce qui est en limite comme peut l’être le Jupiter de la Grèce antique.

  5. A vous lire, la logique de PY Gomez semble excellente en ce sens qu’elle reflète la réalité de ce « crony captalism » (le capitalisme des copains, très réel, mais comment leur en vouloir, sans puissants contre-pouvoirs ?), mais comme vous, je pense que les sources de ce cercle extrêmement pervers ne se trouvent pas dans le libéralisme.

    La culture du chiffre est née par la bureaucratie (Colbert et l’industrialisation du calcul de l’impôt) et par le socialisme (les purges staliniennes en étant le paroxysme).

    Les tableaux de bord des entreprises rendent aveugles mais sont imposés partout comme outil de bonne gestion. Les temps de jugement et la durée des cycles de décisions se réduisant, les relations mandataires – mandants (théorie de l’agence…) s’en tiennent à ce qui est immédiatement disponible : le chiffre (même biaisé ou truqué).

    Par ailleurs, vous avez raison sur le volet de l’innovation : une entreprise, surtout si elle est grande, met de côté l’innovation (trop risqué, pas assez « court terme », pas assez rentable dans ses structures) et s’enferme dans ce qu’elle a l’habitude de faire mais en « restructurant » (ce qui ne fait en général qu’empirer la situation) : on change le management — victime sacrificielle — ce qui provoque un soulagement immédiat de courte durée jusqu’à la prise de conscience que c’est le produit qu’il faut changer (souvent il est trop tard).

    L’analyse à trois dimensions de la source de création de valeur est excellente. Elle renvoie d’une manière à l’analyse d’un auteur particulièrement pertinente, Daniel Pink, dont j’invite vos lecteurs à visiter le petit shoot qui suit : http://www.youtube.com/watch?v=KgGhSOAtAyQ

    Enfin… sans doute PY Gomez, comme la plupart des hommes de pensée, reste obsédé par la recherche du coupable (mal récent). Ah, le libéralisme, que peu comprennent et que tant désignent comme coupable (pratique) comme on désigne une abstraction que l’on ne peut atteindre (car, comme vous le dites très bien, c’est indirectement une manière de s’atteindre soi-même. Avez-vous lu l’excellent ouvrage de Raymond Boudon « Pourquoi les intellectuels n’aiment pas le libéralisme ? ».

    On n’est pas sorti de l’auberge…

    1. Merci François de ces éléments très intéressants. La source de création de valeur pourrait être plus approfondie dans l’ouvrage: où réside-t-elle? Dans l’échange, mais alors quel est son lien avec le travail? Je coure acheter le livre de Boudon.

    2. Bonjour, j’ai posté une réponse à mon ami Philippe sur mon blog pierre.yves.gomez.com.
      Je ne suis pas obsédé par la recherche du coupable. Je suis seulement critique des idéologies, quelles qu’elles soient, y compris du libéralisme donc. Par critique, je veux dire que c’est la manière dont l’usage des idées construit le monde réel qui m’intéresse. Le libéralisme n’y échappe pas même si, comme naguère le faisaient les marxistes, on nous explique que ce qui se réalise ce n’est jamais le « vrai » libéralisme, celui « qu’on ne comprend pas ». Le propre d’une idéologie, c’est justement de postuler l’existence d’un monde idéel qui ne se réalise pas dans les pratiques concrètes des gens, ici et maintenant. Mais où se réalise-t-il donc?

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