Une question qui ne manque pas de revenir chaque fois que j’enseigne l’Effectuation, en particulier à des participants en formation continue, est de savoir si cette approche fonctionne également dans une entreprise existante. L’effectuation, logique des entrepreneurs experts, est-elle aussi pertinente pour l’intrapreneuriat?
Pour rappel, l’Effectuation est un ensemble de principes utilisés par les entrepreneurs pour créer leur marché (voir mon billet sur l’Effectuation ici). Ces principes sont les suivants: 1) L’entrepreneur part de ses ressources disponibles pour définir le champ des possibles; 2) Il raisonne en termes de pertes acceptables plutôt que de retour attendu dans ses décisions; 3) Il tire partie des surprises, bonnes ou mauvaises; 4) Il construit le projet progressivement avec des parties prenantes qui s’engagent dans son projet en y apportant des ressources; et 5) Il tend à essayer de contrôler l’évolution de son environnement plutôt que de le prédire. L’effectuation consiste ainsi en une démarche largement émergente dans laquelle l’entrepreneur n’effectue pas de prédiction mais au contraire construit le développement de son projet en fonction des parties prenantes qui acceptent d’y contribuer par leur engagement. L’idée derrière cette logique est que l’incertitude propre aux nouveaux marchés ne permet pas de faire de prédiction et donc se prête mal à une démarche de planification.
A priori il n’y a aucune raison pour qu’une telle démarche ne soit pas possible dans une entreprise existante: l’activité entrepreneuriale consistant en la création d’une activité nouvelle, celle-ci peut s’exercer partout, d’autant que le manque d’idée est rarement un problème pour une entreprise. En quoi une démarche entrepreneuriale au sein d’une entreprise est-elle différente de celle d’un entrepreneur solitaire?
Une première différence vient du fait qu’a priori les entreprises ont plus de ressources: un intrapreneur pourra faire appel aux ressources de l’entreprises pour développer son idée: budget, locaux, matériel, accès aux experts maison, relais commercial, etc. L’idée effectuale de démarrer avec peu de ressources semble donc sans intérêt. Cependant, de nombreux exemples ont montré que disposer de ressources abondantes n’est en rien un facteur de succès, bien au contraire. On peut par exemple être tenté d’aller trop vite vers un lancement sans que le concept soit prouvé. Ainsi, même si une entreprise dispose de ressources abondantes, il peut être intéressant pour elle de mettre ses intrapreneurs en condition en ne leur donnant que peu de ces ressources, et accroître ainsi les chances de succès. Dès lors, tous les principes de l’Effectuation s’appliquent, au moins au début du projet.
La difficulté vient donc non pas des acteurs eux-mêmes, mais des processus. On le sait, les entreprises, du fait de leur taille et de leur existence, ont développé des méthodes de gestion qui formalisent les processus. Le plus important est le processus d’allocation de ressource (ou processus budgétaire). Les chercheurs en innovation, et notamment Clayton Christensen, ont depuis longtemps montré que celui-ci tend à favoriser les activités existantes de l’entreprise aux dépends des activités émergentes, en particulier lorsque ces dernières nécessitent un modèle d’affaire différend (innovation de rupture). Le risque est donc que le projet intrapreneurial, passé ses premiers développements, soit systématiquement défavorisé et ne parvienne jamais à faire ses preuves ni à grandir. Dit autrement, les grandes entreprises ont tendance à prendre un nouveau-né et à lui demander de courir un marathon, comme les adultes (unités d’affaires existantes).
Pour éviter que des activités émergentes soient défavorisées par les conflits de modèles économiques ou par le processus d’allocation de ressource, la recommandation principale est donc que celles-ci soient isolées de l’activité principale. Typiquement, l’activité émergente est logée dans une structure semi-indépendante. C’est ce qu’a fait Nestlé avec Nespresso après son premier échec de lancement. Il convient également d’adapter les outils de mesure de performance des activités nouvelles. Pour reprendre l’exemple ci-dessus, la mesure de la “performance” d’un nouveau-né n’est pas la vitesse ou l’endurance, mais le développement morphologique et psychique.
En conclusion, une approche effectuale est parfaitement envisageable au sein d’une entreprise existante à condition que cette dernière laisse un espace de liberté suffisant aux intrapreneurs à la fois en termes de structure et en termes de temps. Une fois l’activité créée avec succès, on pourra envisager une réintégration, soit au sein d’une unité d’affaire existante si le business est en continuité avec le modèle d’affaire, soit en créant une nouvelle unité. Si la réintégration n’a pas de sens, l’unité pourra être séparée définitivement par la vente.
Pour en savoir plus sur l’Effectuation, lire mon article introductif ou télécharger mon livre d’introduction au format ebook ici.