Stratégie non prédictive (1): Une compréhension profonde bat la prédiction

Ce billet est le premier d’une série sur la stratégie en environnement complexe et incertain.

Les environnements et les problèmes auxquels sont confrontés les entreprises sont plus complexes que les modèles traditionnels de la stratégie ne le laissent penser. Ils présentent des niveaux élevés d’incertitude (absence objective d’information), ils peuvent se comporter de façon non linéaire (une petite variation peut entraîner de grandes conséquences, ou vice versa). Les marchés émergents, les nouvelles technologies, le système de santé ou la système financier sont des exemples typiques d’environnements non linéaires. Ces environnements sont en outre vulnérables aux “cygnes noirs“, une expression forgée par Nassim Taleb pour désigner des évènements à faible probabilité mais à fort impact qui perturbent même les meilleures stratégies. Une difficulté supplémentaire pour les stratèges est que les environnements non linéaires apparaissent souvent comme linéaires pour une période prolongée (pensez aux prix de l’immobilier aux  États-Unis). En conséquence, certains concluent que ce qui semble être un modèle essentiellement linéaire (les prix fluctuent un peu autour d’une “tendance stable à long terme”), est réellement linéaire dans la réalité – avant qu’un changement radical ne se produise et remette entièrement en question les modèles que l’on pensait solides (par exemple, une baisse de prix spectaculaire de l’immobilier aux États-Unis à partir de 2008). En bref, on suppose qu’un environnement est linéaire et prévisible, alors qu’en fait la continuité que nous observons n’est qu’un cas particulier vérifié pendant une durée limitée.

Pour aggraver les choses, les changements de systèmes non linéaires ne sont pas bien répartis sur les années: le plus souvent, la variation cumulée se produit au cours d’un évènement rare et souvent dramatique; l’échec n’est pas “gracieux”, pour reprendre un terme d’ingénierie (par exemple, un pont qui tombe soudainement au lieu de fléchir lentement). Par exemple, Nassim Taleb a observé que 99% de la variation totale d’un portefeuille de produits dérivés sur une période de vingt ans s’est produite en… un seul jour. De même, le capitaine Smith, marin expérimenté, n’a eu qu’un seul accident sérieux au cours d’une longue carrière de quarante ans dans la marine. Un seul en quarante ans. C’était le Titanic.

D’où la question: Comment peut-on concevoir la stratégie dans un environnement non linéaire? Une approche (assez répandue?) consiste simplement à nier la nature de l’environnement en espérant qu’il sera linéaire assez longtemps pour que ça passe. C’est ce qu’a fait la finance internationale ces dernières années. Cela revient à traverser une route les yeux fermés: ça peut marcher, mais si ça ne marche pas, les conséquences peuvent être sérieuses. Il vaut mieux essayer autre chose. Une piste consiste à examiner la dimension du temps.

La plupart des approches qui s’intéressent à un avenir incertain se ramènent à essayer de faire de meilleures prédictions. Certains ont supposé que la clé pour réussir à composer avec l’incertitude est de prendre une perspective à très long terme. Même quand la difficulté de prédiction est reconnue, l’effort de tels “futurologues” est toujours consacré à imaginer d’autres futurs possibles. C’est le cas de l’approche des scénarios, l’une des plus populaires. Lors de la création de scénarios, par exemple, des cadres de l’industrie pétrolière sont invités à réfléchir à un monde où le baril serait à 300$ et à un monde où il serait à 13$. Imaginer des futurs possibles est utile et intéressant, mais l’expérience des scénarios est que même lorsque plusieurs avenirs possibles sont audacieusement imaginés, la réalité future leur correspond rarement en fin de compte. Ce n’est pas surprenant: le nombre de scénarios possibles grandit très vite de façon exponentielle à mesure où nous avançons dans les mois et les années, alors que peuvent apporter trois ou quatre, ou même dix scénarios, chacun étant très coûteux à créer, quand il en faudrait plusieurs milliers, voire dizaines de milliers? Il y a, en effet, une faille fondamentale dans cette approche: elle suppose que nous pouvons réussir à imaginer les aspects essentiels de l’avenir. Il est amplement prouvé, cependant, que ce n’est pas vrai. Nous sommes très mauvais pour imaginer l’avenir, même à quelques semaines, parfois avec des conséquences terribles, et les scénarios (dont le développement commercial a commencé il y a quarante ans chez le pétrolier Shell) ne nous ont pas beaucoup aidés.

D’autres approches ont cherché à délimiter les principales incertitudes de l’environnement. Ces approches sont basées sur l’idée que l’environnement d’une organisation n’est pas nécessairement entièrement incertain. Par exemple, une entreprise qui tente de vendre une technologie existante sur un nouveau marché devra faire face à l’incertitude du marché, mais l’incertitude technologique peut-être très faible. Cette approche sélective de la prédiction a été mis au point par Paul Saffo. Pour lui, un modeste objectif du stratège devrait être de créer des prédictions efficaces, plutôt que précises. Des prévisions efficaces n’ont pas à être exactes- ce n’est pas possible-, mais elles doivent définir un “cône d’incertitude“, c’est à dire qu’elles doivent effectivement “délimiter les possibilités qui s’étendent à partir d’un moment ou un évènement particulier”, et “vous dire ce que vous devez savoir pour prendre une décision significative dans le présent.” Ces efforts sont parfois assimilés à un exercice de cartographie – identifier les endroits incertains et s’y focaliser -, mais la métaphore de la carte est dangereuse car les cartes décrivent un territoire physique qui ne change pas, alors que les changements de l’environnement d’affaires est constant. Ces techniques sont utiles dans une certaine mesure car elles incitent à une prédiction plus humble et plus délimitée. Mais, intelligente ou non intelligente, la prédiction ne fonctionne pas dans les environnements vraiment non linéaires. C’est une approche qu’il faut vraiment abandonner.

Pour revenir à la question: Comment élaborer la stratégie dans un environnement non linéaire? Avec mon confrère Milo Jones nous défendons l’idée qu’au lieu de consacrer des efforts pour obtenir une meilleure prédiction (si modeste soit-elle), dans de nombreux cas les stratèges doivent prendre l’approche inverse et concentrer leurs efforts uniquement sur une meilleure compréhension du présent. Ce faisant, ils limitent leur horizon temporel à un proche avenir, et réfléchissent aux conséquences possibles de leurs actions. En d’autres termes, les stratèges doivent se concentrer presque exclusivement sur le contexte actuel, sur ce qu’ils peuvent façonner maintenant, et sur les conséquences probables de leurs actions immédiates ; ils devraient cesser de scruter un avenir abstrait qui arrivera quoiqu’ils fassent. Ils devraient également placer le caractère incertain de leur environnement au cœur de leur réflexion et de leur action, ce que les américains expriment par « Embrace uncertainty ».

Cela peut se faire de deux manières. Tout d’abord, les stratèges peuvent se concentrer sur l’atténuation de l’impact des surprises. Nous ne sommes pas en mesure de prédire quand certains évènements se produiront, mais nous pouvons préparer leur apparition, et prendre des mesures pour réduire leur impact si elles se produisent. L’approche valorise explicitement la prudence, même si elle ne semble pas “optimale” au sens de l’utilisation minimale de ressources: soulever une centrale nucléaire côtière bien au-dessus du niveau des mers, ou déployer ses usines sur plusieurs continents. Évidemment, cette approche ne fonctionne que pour une certaine catégorie d’évènements connus, mais imprévisibles: un tremblement de terre, par exemple. Elle ne fonctionne pas pour des évènements tout à fait nouveaux. Cependant, même les évènements très perturbateurs sont rarement tout à fait uniques: l’invention de l’Internet, par exemple, est unique à bien des égards, mais il est encore l’invention d’une nouvelle technologie de communication, et le télégraphe était une sorte d’Internet de l’ère victorienne. Mais avec des systèmes non linéaires, on est obligé de constater que même de petites différences peuvent avoir des impacts énormes, de sorte que l’atténuation de l’impact, même s’ il doit être utilisé, n’a qu’une valeur limitée.

Deuxièmement, les stratèges peuvent s’attacher à anticiper les conséquences de leurs propres actions. Pour ce faire, ils doivent d’abord maîtriser le présent. C’est plus difficile qu’il y paraît, et il est surprenant de voir combien ce point assez évident est ignoré dans le feu de l’action. Il y a une tendance à se précipiter vers l’action. Face à un problème non linéaire, il faut, au contraire, ralentir et prendre le temps de comprendre la situation – en profondeur. Les historiens et politologues Neustadt et May donnent un exemple frappant de pourquoi c’est important quand ils racontent comment le président américain Jimmy Carter a été rappelé d’urgence de ses vacances à l’été 1979 par l’information selon laquelle un commando d’élite soviétique avait été repéré à Cuba. Que manigançaient les Soviétiques? Les forces américaines furent mises en alerte et des experts furent rassemblés dans une réunion de crise … jusqu’à ce qu’un universitaire, contacté pour l’occasion, rappelle aux participants qu’il y avait toujours eu un commando d’élite soviétique à Cuba, et que cela avait été accepté par le Président Kennedy en 1962. En bref, le problème n’existait pas! L’ambassadeur russe, perplexe, confia à son homologue américain: “Comment pensez-vous que je puisse expliquer cela à mon gouvernement?”

Un outil que mon collègue Milo Jones et moi avons développé consiste à réfléchir en détail sur le présent en se demandant simplement, face à une situation donnée : “Qu’est-ce qui se passe?” C’est un raffinement du travail Neustadt et May. Nous l’appelons le modèle KPUU. Il invite les stratèges à répondre et obtenir l’accord sur les quatre questions simples sur le présent: Que savons-nous (Connaissance ou K pour knowledge en anglais)? Que supposons-nous (P pour Presume en anglais)? Qu’est-ce qui est inconnu? (U pour unknown en anglais) mais qui pourrait peut-être être découvert en identifiant la bonne personne ou source, et qu’est-ce qui est essentiellement inconnaissable (U pour unknwoable en anglais) comme par exemple l’acceptation par les consommateurs de l’apprentissage des langues chimiquement amélioré? Un débat ouvert sur ce qui se passe pour chaque colonne K, P, U et U – en particulier ce qui est inconnu par rapport à ce qui est simplement inconnaissable en ce moment – met à jour un grand nombre d’hypothèses et expose également les règles utilisées pour confirmer ou infirmer les hypothèses. Cet effort pour comprendre plus profondément le présent est, à notre avis, plus précieux que la plupart des efforts visant à sonder les profondeurs d’un avenir incertain.

Une fois créé, le modèle KPUU fournit un inventaire commun explicite des connaissances présentes sur un sujet donné, y compris les hypothèses intégrées. Dès lors, la question de ce qu’impliquent ces connaissances, peut être posée (nous reviendrons sur ce point dans un article ultérieur).

À notre avis, ce n’est que lorsque l’on peut clairement répondre en détail à “Qu’est-ce qui se passe?”, et à la question qui suit : “Qu’est-ce que ça veut dire?” que l’on peut envisager de réfléchir à la dernière question: “Que pouvons-nous faire?”. Notez que la seule question de nature prospective dans ce cadre est la dernière, et elle est introspective. Elle demande “Que pouvons-nous faire?” et non “Qu’est-ce qui va se passer?” ou “Comment va évoluer l’environnement?”, etc.

Pour résumer, le temps et l’énergie consacrés à la prédiction peuvent être consacrés plus efficacement à une profonde compréhension du présent; dit autrement, au lieu d’essayer de regarder loin, regardez près en réduisant l’horizon temporel considéré. L’illusion et le danger de la prédiction vont disparaître, probablement douloureusement, et moins d’erreurs seront commises. Ce sera déjà pas mal.

Voir la seconde partie de cette série: Connais-toi toi-même ou le biais identitairePour en savoir plus sur la façon de penser à l’avenir, lire “La fragilité du futur… et de votre stratégie” et “Bienvenue en Extremistan“. Sur les dangers de la prédiction, lire “Nous avons découvert l’ennemi et c’est… la prévision“.

17 réflexions au sujet de « Stratégie non prédictive (1): Une compréhension profonde bat la prédiction »

  1. Merci pour le partage de cet article fort intéressant !
    Ce que j’en ai compris est que l’environnement du dirigeant / leader / stratège de l’entreprise est non linéaire, donc “complexe” (ce mot est peut-être trop galvaudé pour vous, ce qui explique l’usage de la non linéarité), ce que les scientifiques appellent aussi un système avec une forte sensibilité aux conditions initiales…
    Or ces “conditions initiales” correspondent au présent, à l’instant présent, d’où l’idée d’essayer de se focaliser sur une meilleure connaissance de ce présent et ne pas consacrer son énergie à faire des prévisions ou scénarios.

    Je trouve cette idée très intéressante, mais n’est-elle pas vaine ? Quel niveau de connaissance, de précision est requis pour “maîtriser le présent” comme vous l’indiquez ? Comment savoir que l’on dispose d’assez de maîtrise pour prendre des risques ?
    L’exemple avec Kennedy est éloquent, l’information existait et était connue, mais pas au bon endroit au bon moment…
    Et je repense aux fondamentaux de notre physique quantique : le principe d’indétermination de Heisenberg qui énonce qu’une connaissance parfaite de notre environnement est utopique et ontologiquement impossible.
    Merci.

  2. Bonjour,

    Votre billet formalise des éléments de réflexion sur lesquels je butais. Merci beaucoup !

    “les stratèges peuvent s’attacher à anticiper les conséquences de leurs propres actions. Pour ce faire, ils doivent d’abord maîtriser le présent. C’est plus difficile qu’il y paraît, et il est surprenant de voir combien ce point assez évident est ignoré dans le feu de l’action.”

    Personnellement, cela ne me surprend pas. J’ai eu l’occasion de constater deux cas très différents :

    1. le dirigeant a élaboré des prévisions (pour tout un tas de raisons – se faire plaisir, répondre à une exigence des actionaires/partenaires, …) mais en adoptant dès lors une posture défensive vis à vis de la non-justesse de ces prévisions. Le présent devient ainsi une source d’argumentaire pour se “disculper”.

    2. le dirigeant utilise les prévisions comme force incantatoire, façon méthode Coué, En général, ceux-là n’ont pas compris la différence entre imagination et action : c’est un symptôme d’incapacité à assumer (ses actions, ses responsabilités, …). “Maîtriser le présent” devient un exercice d’action qui peut alors s’avérer très désagréable…

    “Maîtriser le présent” nécessite trois qualités essentielles, à mon sens, qui ne sont pas si répandus :
    – avoir confiance en ses capacités,
    – avoir une bonne vision de sa capacité d’influence dans un environnement complexe,
    – avoir l’envie d’être acteur dans le présent, pour le futur, et non pour le seul plaisir de se projeter.

    Au plaisir de vous lire. Salutations,

    Yves Prunier
    http://www.ace-batiment.fr

  3. Très bel article qui m’apporte un éclairage sur mon métier de dirigeant. Puis-je le relayer sur mon blog : Mortel Management

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