Ce billet est le troisième d’une série sur l’innovation de rupture et le modèle d’affaire.
L’un des impératifs les plus dangereux qui soient, et que l’on rencontre pourtant à tout bout de champ, est celui d’être “orienté-client”. Par cet anglicisme, ce que l’on veut dire c’est que les entreprises qui réussissent sont celles qui connaissent parfaitement leurs clients et répondent à leurs moindres souhaits. Or dans la première partie de cette série, nous avons, au travers de l’exemple du fabricant d’imprimante, montré que ce n’était pas toujours vrai. En effet, lorsque le fabricant va proposer sa nouvelle imprimante jet d’encre, dont le prix d’achat est inférieur mais le coût à l’impression supérieur, ses clients n’en veulent pas, et trouver ceux qui pourraient être intéressés (les “non-clients” actuels) est difficile, sans même parler de la difficulté qu’il y aurait à les atteindre.
Dans la deuxième partie de la série, nous avons montré comment un modèle d’affaire peut empêcher une entreprise de répondre à une attaque dans l’entrée de gamme et ainsi voir celle-ci se retrouver dans une logique de fuite vers la haut de gamme, mortelle à terme, car elle laisse un nombre croissant de ses clients sur-servis par son offre produit.
Ce que ces exemples suggèrent, c’est que l’impératif d’orientation client n’est pas faux en lui-même mais doit être pensé en fonction de trois types de clients:
- Les clients actuels: ils correspondent aux clients tels que décrits par les théories du marketing classique. Ils sont satisfaits de vos produits mais en réclament toujours plus pour toujours moins cher. C’est là le domaine de l’innovation continue, c’est à dire de l’amélioration régulière des produits: voitures consommant moins, lessive lavant plus blanc, téléphones avec plus de fonctions, etc.
- Les clients sur-servis: Ils correspondent à ceux qui sont dépassés par votre offre. Les nouvelles fonctions que vous offrez sont sans intérêt pour eux: comme un disque dur de 500 Go pour une grand-mère qui souhaite utiliser Internet. Ces clients sont de moins en moins enclins à payer pour ces fonctions inutiles à leurs yeux. Résultat, ils sont les premiers candidats pour une offre ‘low-cost’ alternative. Dès l’apparition de celle-ci sur le marché, ils vous quitteront sans remords, car ils ont l’impression – souvent justifiée – qu’ils ne vous intéressent plus. Leur départ, bien sûr, pourra augmenter votre marge moyenne, mais vous fera perdre le volume et donc, à terme, augmentera vos coûts de production unitaires. C’est ce qui est arrivé à General Motors qui en 2009 ne vendait pratiquement plus que des Hummer et des pick-ups haut de gamme.
- Les non-clients: Ce sont ceux qui n’achètent rien chez vous car vos produits ne les intéressent pas. Vous ne les connaissez pas, et comme ils ne sont pas clients, ils ne se plaignent pas et n’assaillent pas votre centre d’appel. Ils ne sont comptabilisés par aucun de vos indicateurs de performance. Ils vous tuent en silence. Le problème c’est qu’en cas de rupture technologique, comme dans l’exemple de l’imprimante jet d’encre, ce sont eux qui vont adopter le nouveau produit, mais il y a de fortes chances pour que vous n’en sachiez rien, car, rappelez-vous, vous avez déjà conclu qu’il n’y a pas de marché… Lorsque donc vous avez sous la main une innovation de rupture, c’est à dire une innovation qui nécessite un nouveau modèle économique, il faudra aller chercher les clients ailleurs que dans vos segments habituels. La difficulté est naturellement que vous partez littéralement de zéro pour cela, comme si vous deviez atteindre une île lointaine sans boussole et sans bateau. Attention, techniquement, les non-clients ne sont pas des ‘prospects’. Des prospects sont des gens qui sont potentiellement acheteurs, tandis que des non-clients ne pourraient pas être satisfaits par l’offre actuelle. C’est différent.
L’important ici est de reconnaître que l’entreprise doit avoir en fait une stratégie marketing à trois volets, chacun adapté aux particularités de ces trois catégories de clients. Pour les clients actuels, la stratégie consiste à toujours améliorer les produits actuels. C’est ici que la notion d’orientation-client est pertinente. Pour les clients sur-servis, il doit d’abord s’agir de les repérer (ils s’en vont en silence généralement) pour construire une offre spécifique. Pour les non-clients, la stratégie est totalement différente: il doit s’agir de construire une offre entièrement nouvelle. Or c’est très difficile car l’offre n’est pas en continuité avec l’offre existante: Un appareil photo numérique n’est pas une amélioration d’un appareil à film argentique. Un téléphone mobile n’est pas un téléphone fixe amélioré. Un four à micro-onde n’est pas un meilleur four qu’un four normal. C’est pour cela que l’offre aux “non-clients”, qui correspond à l’innovation de rupture, est si difficile pour les entreprises.
D’un point de vue organisationnel, la mise en oeuvre de cette stratégie à trois volets est évidemment difficile. Ce point est abordé dans la quatrième partie de la série: La réponse organisationnelle.
Voir le premier billet de la série: “La rupture de nouveaux marchés“.